Christophe Bouton & Barbara Stiegler (dir.), L’Expérience du passé, L’Éclat 2018, lu par Paul Sereni
Par Romain Couderc le 14 janvier 2019, 06:00 - Philosophie générale - Lien permanent
Christophe Bouton & Barbara Stiegler (dir.), L’Expérience du passé. Histoire, philosophie, politique, collection Philosophie imaginaire, éditions de l’Éclat, Paris, 2018 (245 pages). Lu par Paul Sereni.
Ce recueil de onze contributions, issu d’un colloque interdisciplinaire tenu à l’Université Bordeaux-Montaigne en mars 2016, cherche à répondre à la question : « la connaissance du passé - que ce soit sous la forme d’une expérience déterminée ou du savoir des historiens - fournit-elle des enseignements » ou bien faut-il penser au contraire, pour toute une série de raisons, qu’une « telle conception du passé est vaine » (p.9) ? Il s’agit donc de savoir comment, et jusqu’à quel point, on peut rendre le passé, y compris lointain, pour ainsi dire, présent.
L’introduction, rédigée par les deux co-directeurs, dissipe l’apparent paradoxe de l’expression « expérience du passé », en s’appuyant sur la mise au point de R. Koselleck dans L’expérience de l’histoire (1997 pour la publication en français) : l’histoire de ce concept montre que « expérience » a un sens qu’il faut rapprocher de celui d’exploration et d’enquête. Koselleck en avait lui-même tiré le concept, repris ici, de « champ d’expérience », qui signifie aussi « une connaissance pratique fondée sur des évènements passés », et c’est bien la possibilité de cette connaissance pratique, au sens technique autant qu’au sens large et courant de l’adjectif, qui est l’objet de l’étude. Les travaux de Koselleck et sa méthode, l’étude des origines et de l’évolution des concepts et des couples de concepts sur la longue durée, forment ainsi un des fils de lecture méthodiques de l’ensemble de l’ouvrage.
En parcourant les différentes contributions, on voit que la question initiale : « quel passé faut-il connaître ? » ou « que faut-il retenir du passé ? » contient en fait deux problèmes, évidemment interdépendants et qui sont tous deux traités. D’un côté, comment convient-il de chercher à connaître le passé ? De l’autre, y a-t-il en somme une utilité de cette connaissance, à supposer qu’on puisse l’obtenir, pour le présent ou pour la période la plus récente ?
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Les différents aspects de ces deux problèmes sont abordés de façon tantôt plus historique, tantôt plus philosophique (ce qui inclut les questions d’épistémologie de l’Histoire). Dans le cadre d’un compte-rendu adressé à des philosophes et dans la mesure où, pour des raisons de taille, un choix s’imposait, on n’a retenu que ce qui pouvait d’abord intéresser ces derniers (ce qui ne préjuge naturellement en rien de la qualité des autres articles). Ainsi, la quatrième contribution étudie la question d’ensemble du recueil à travers l’Histoire de la Grande-Bretagne, de David Hume, maintenant relativement peu connue, du moins en France, mais immédiatement considérée comme très importante en son temps ; la cinquième revient sur la téléologie de l’Histoire hégélienne ; les sixième et septième reviennent sur les rôles respectifs de l’Histoire, de la mémoire et de l’oubli chez Nietzsche, d’un côté par un parallèle entre enquête et généalogie chez Nietzsche et chez Dewey, de l’autre, par une comparaison brève entre la mémoire et l’oubli chez Nietzsche et dans certains écrits de Marx, notamment Le dix-huit Brumaire de Louis-Napoléon. Les huitième, neuvième et dixième contributions sont consacrés aux thèses de Walter Benjamin sur « le concept d’Histoire », dont la lecture est incontestablement difficile et méritait ces trois développements. La onzième, épistémologique, revient sur la façon dont nous pouvons espérer rendre le passé présent.
Le simple énoncé de ce qui précède fait voir l’unité des contributions, prises dans la totalité de leur enchaînement ou par sous-groupes, ce qui suffit largement à dissiper la crainte que l’on peut non sans raison avoir devant ce type de recueil, celle de se trouver face à une addition d’articles d’intérêt inégal et plus ou moins bien reliés entre eux ; ici, au contraire, l’ensemble est très cohérent (quelles que soient par ailleurs les réserves que l’on peut avoir sur tel ou tel point). Dans un ordre d’idées un peu différent, mais qui va dans un sens semblable, on appréciera l’unité de style de l’ensemble, ainsi que la précision et la clarté de la totalité des contributions.
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Si l’on passe aux intérêts spécifiques des différentes contributions, celle de Norbert Waszek sur l’Histoire … de Hume (p.69-85), a, outre celui de restituer le contexte de réception de l’ouvrage, l’intérêt de montrer que la manière dont Hume envisage l’histoire singulière de son pays peut être rapprochée de la notion d’effet pervers, id est les effets non désirés, non intentionnels des actions, qui peuvent être positifs ou négatifs (à la différence de l’emploi courant de l’expression). Ainsi, les Puritains ont produit involontairement la tolérance et une certaine liberté d’expression, alors que ce n’était évidemment pas leur objectif. Dans le même ordre d’idées, la tolérance, en Angleterre, n’a pas été obtenue par la raison. Comme le signale l’auteur, ce schéma de pensée rappelle, sans s’y identifier, d’une part, celui de Ferguson dans son Essai sur l’histoire de la société civile et, de l’autre, l’image de « la main invisible » qu’emploie Smith dans La richesse des nations.
On peut aussi souligner l’originalité de l’argument de Hume concernant les libertés acquises par les Anglais : la liberté doit être protégée, non pas seulement parce qu’elle a été un bien chèrement acquis, mais aussi parce que sa possession n’avait rien de nécessaire, ni même de très probable. Si on ne la protège pas, ce bien, né de circonstances singulières, pourrait tout aussi bien disparaître avec un changement de circonstances.
La cinquième contribution, due à Myriam Bienenstock, (p. 86-104), dissipe de manière précise les confusions et les malentendus fréquents sur le sens de l’expression hégélienne « ruse de la raison ». En effet, selon «l’interprétation la plus souvent mise en avant », la notion « signifierait que selon Hegel la raison se réalise dans l’Histoire par le moyen des hommes » mais sans que ceux-ci « aient consciemment pris cette raison comme fin » (p.95). Or, d’une part, Hegel dans sa philosophie de l’Histoire, n’employa que fort rarement l’expression elle-même, tandis que d’autre part, dès 1803, il l’employait, mais pour signifier la manière dont les hommes forcent la nature à travailler pour eux en travaillant avec les outils qu’ils inventent. La thèse de la « ruse de la raison » signifie donc que, justement, les humains sont tout à fait capables de réaliser leurs intentions : il s’agit de rendre compte de leur ingéniosité. On peut noter que ces conclusions contredisent celle de la précédente contribution qui voyait dans l’analyse humienne d’une histoire singulière une préfiguration de la ruse de la raison.
La sixième contribution, due à B. Stiegler, (p. 105-123) a d’abord l’intérêt d’éclairer la complexité des rapports entre oubli et mémoire chez Nietzsche, une fois acquis ce que l’on sait d’ordinaire déjà, à savoir que l’oubli n’est pas une force d’inertie et que la mémoire peut être pathologique. Il faut certainement distinguer entre au moins deux formes d’oubli et deux formes de mémoire, ce qui permet à l’auteur de voir un contresens dans la vision de Nietzsche comme philosophe de l’oubli, contresens qu’elle repère chez les meilleurs commentateurs, comme Deleuze. Le deuxième intérêt de l’article est de poser un lien fort entre la remémoration et le concept - toujours un peu énigmatique – de l’éternel retour : celui-ci implique – c’est la thèse – le retour de « toutes les incarnations du ressentiment comme tout le poids négatif de notre propre passé » (p.109).
La question de la mémoire et de l’oubli chez Nietzsche est reprise dans la septième contribution, due à C. Bouton (p.124-149), à propos cette fois de la seconde des Considérations inactuelles. Elle confirme l’analyse précédente : « il n’y a pas chez Nietzsche un rejet global du motif de l’histoire maîtresse de vie, pas plus qu’il ne préconise un oubli complet du passé » (p.137).
La huitième contribution (p.150-175), qui ouvre la série des trois consacrées aux « thèses sur l’Histoire » de Benjamin (soit en tout 89 pages, plus du tiers du texte courant) a déjà le mérite d’expliquer précisément les raisons pour lesquelles ce texte est difficile. Jeanne-Marie Gagnebin montre que, dans le cas précis, interpréter un texte engagé du passé oblige à en faire une lecture elle-même engagée pour le présent de l’interprète, une « lecture qui prend le risque de penser son propre présent » (p.152).
La dixième contribution, due à Michèle Riot-Sarcey (p.195-209) applique les thèses de Benjamin à une période historique plus précise (que lui-même a par ailleurs aussi commenté). Elle fait donc une lecture, avec Benjamin, des traces du dix-neuvième siècle vu comme creuset d’un idéal de liberté, illustre précisément le propos de Benjamin : il « a lu les écrits et les évènements du passé, en sélectionnant des fragments dissonants, jugés sans importance ou secondaires par les contemporains et leur postérité. Les petits romantiques, par exemple, malmenés par le cercle « hugolien » sont de ceux-là » (p.208).
Reprenant le problème de la connaissance du passé, la dernière contribution, de Ethan Keinberg, examine la validité de la conception, qualifiée de néo-positiviste, qui est « je pense (…), dans l’ensemble (…) celle de la plupart des historiens conventionnels » (p. 219), qu’on peut résumer ainsi : « en supposant que l’on dispose des bons outils méthodologiques, on peut maîtriser le passé et le raconter sous la forme d’un récit réaliste » (p.219). Or, selon l’auteur, qui se réclame du déconstructivisme, il s’agit d’une illusion, animée du souci de « faire de l’Histoire une science dure » (p.212).
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Sans entrer dans un bilan critique, on peut émettre quelques réserves, dues aux limites infranchissables posées d’avance à ce genre d’ouvrage, mais surtout suggérer un prolongement. D’un point de vue didactique, on aurait pu apprécier un court éclaircissement, ne serait ce qu'en note, de « histoire conceptuelle », dans la mesure où un lecteur peu familiarisé avec ce programme de recherches ou simplement curieux peut après tout se demander pour quoi on emploie histoire des « concepts » et non pas simplement histoire des mots (sachant que Koselleck a explicité ce point dans Le futur passé, p. 109 de la traduction française de 1990). Le parallèle Nietzsche/Dewey est probablement trop riche pour un article et on trouve aussi cette phrase curieuse à propos de l’éternel retour, posée sans autre argument : « Nietzsche lui-même [en] a incarné, en chair et en os, à travers son propre effondrement psychique en 1889, l’impossibilité pratique » (p.107). Peut-on ainsi mettre l’effondrement de Nietzsche sur le compte d’une conception trop pénible pour être tenue ?
Ces quelques remarques portant sur des points très mineurs n’entament évidemment pas la qualité de l’ouvrage. En revanche, un lecteur pourrait aussi sentir un manque en refermant le recueil. On aurait en effet aimé trouver au moins une ouverture sur les questions d'identité et les questions identitaires contemporaines, dans la mesure où, souvent, ce qui fonde l'identité commune qu'on revendique est, précisément, une histoire ou une mémoire commune. Sans doute, la dimension identitaire constitue un sujet distinct, qui mérite un traitement ample et séparé ; cependant, on peut regretter son absence dans le volume, étant donné la présence massive de l’identité mémorielle dans le passé récent et dans le présent.
Paul Sereni