Éva Martin, Esthétiques de Port-Royal, Classiques Garnier 2018, lu par Nicolas Combettes

Éva Martin, Esthétiques de Port-Royal, collection Univers Port-Royal, Classiques Garnier, Paris, mars 2018 (620 pages). Lu par Nicolas Combettes.


Il peut sembler au premier abord étrange d’associer le nom de Port-Royal à une étude sur les arts dans la France de la Contre-réforme : le nom même de l’abbaye n’évoque-t-il pas le foyer du jansénisme et une forme de spiritualité ascétique, hostile à la beauté sensible ? Le livre d’Éva Martin s’ouvre précisément sur ce paradoxe, à la faveur d’une brève description du portrait de la mère Angélique par Philippe de Champaigne (1654) : comment concilier l’existence de cette œuvre donnée au couvent, avec les déclarations antérieures de la réformatrice et modèle condamnant l’orgueil de ceux qui aspirent à se faire représenter ? Plus généralement, quelle est la place des arts dans la vie religieuse et les pratiques de dévotion ?

Le parti pris de ce livre est indiqué dans son titre : il s’agit d’ouvrir l’enquête sur « les esthétiques », donc d’entendre la complexité du rapport des religieuses à la sensibilité. Non pas mener une recherche sur la spiritualité unique ou la philosophie de l’art  janséniste, mais, à partir des écrits de la mère Angélique, de sa sœur Agnès, ou encore de sa nièce Angélique de Saint-Jean, déployer un large parcours thématique des attitudes des moniales devant les arts (l’architecture, le costume – ce fameux scapulaire blanc à la croix écarlate, le chant et surtout la peinture) mais aussi devant les sens, alors même que la dévotion nourrit en principe leur rabaissement. C’est encore un point original de cette étude que d’insister sur le « premier » Port-Royal, de 1602 à 1638, et non sur les vicissitudes du monastère (les religieuses expulsées et empêchées de communier, sommées de signer le Formulaire) à partir du début du règne de Louis XIV, en 1661, objet déjà de nombreux livres. En choisissant de mettre en avant la question du sublime, dans sa triple dimension rhétorique, esthétique et religieuse, la démarche de ce livre foisonnant suit un plan qui a certes un fil conducteur, mais dont il est difficile de résumer le contenu, au long des sept parties où s’entrelacent des aspects tels que l’environnement matériel de l’abbaye cistercienne, la vision religieuse et hagiographique du « désert », l’importance iconographique de la figure de la Madeleine pénitente ou  la valeur de l’admiration dans l’expérience du sacré.

L’idée de retraite appelle un premier rapprochement  avec les arts : c’est le thème du « désert » en même temps que l’inscription de l’abbaye dans les grands principes de l’architecture cistercienne, que rappelle la première partie de cette étude. Deux « origines » sont proposées ici, la première en 1602, quand la mère Angélique entame sa réforme du monastère - perspective d’archéologie du site des « Champs », dont on sait qu’il ne reste que des ruines ; la seconde à travers le travail de mémorialiste qu’en livra en 1648 une de ses plus célèbres moniales, nièce de la Réformatrice – Angélique de Saint-Jean. Moment capital, puisqu’il s’agissait, alors que Port-Royal avait un double parisien, de savoir si le site originel ne conservait pas le véritable esprit insufflé par sa fondatrice, la mère Angélique… Le paysage de Port-Royal des Champs est en effet le support et peut-être le garant d’une expérience du sublime : en effet, pour entendre la parole divine, et montrer miraculeusement ses vertus sans les théâtraliser, à la manière de la dévotion mondaine en vogue, le solitaire doit se perdre dans ces lieux sauvages. La pénitence redevient centrale dans ce modèle de piété, parce qu’une image parfaite de soi empêcherait tout réel effort de se rapprocher du Christ – se vivre imparfait (ou « criminel ») devient donc une grâce.

Les deux parties suivantes présentent une continuité, puisque leur figure centrale est la mère Angélique, dont la sensibilité, le rapport à sa vocation et l’autorité, sont examinés sur un plan littéraire et iconographique. Plus précisément, la seconde partie (« Déserts ») développe la thématique des Saints retirés dans la solitude, pour offrir un portrait de la réformatrice, au moyen surtout des textes hagiographiques rédigés par les moniales. Tandis que la troisième partie poursuit l’enquête sur des motifs plus iconographiques, car la figure de Marie Madeleine, la sainte pénitente, offre par analogie la même expérience contradictoire d’une sensibilité déchirée entre sa mission apostolique et son aspiration à la solitude. Sa prédication réactive la référence au sublime : la redécouverte du Traité du Pseudo-Longin imposait l’idée que « sublime » était, non seulement la divine simplicité de l’Écriture, mais aussi la faculté de persuader qui en était l’effet. La rapidité du succès des réformes austères menées par la mère Angélique en direction d’un retour à la vie religieuse des premiers temps du Christianisme – voilà le signe en quoi la parole inspirée fait ses preuves et rejoint l’exigence de transformation spirituelle. Rencontre de l’art (de parler) qui ravit la sensibilité et du sacré.

La quatrième partie « Arts des Champs » approfondit son enquête autour des querelles de Port-Royal touchant les arts visuels ; ainsi, comment tolérer l’art du portrait, lorsqu’on prône le détachement ?

La cinquième partie (« Lumières et ombres »), après un bref détour sur la valeur du chant et la figure de la mère Agnès, se penche sur la dévotion eucharistique, arme de combat de la Contre-réforme.

Les sixième et septième parties semblent construites en miroir, « l’Admiration » revisitant l’impact de cette notion dans les arts et dans la période d’éclat de Port-Royal de Paris où le public dévot se passionnait pour ses miracles ; « l’Anéantissement », qui explore la piété janséniste, en la rattachant aux Natures mortes de l’Ecole de Saint-Germain des Prés. Deux notions qui célèbrent l’humilité et donnent à nouveau aux arts  l’empreinte du sublime par une grandeur qui rabaisse la sensibilité mais aussi qui élève à la contemplation. Le livre s’achève sur le parallèle entre deux peintures (de Lubin Baugin et de Philippe de Champaigne) et un texte (le Chapelet du Saint-Sacrement, d’Agnès Arnauld), mêlant les arts autour d’une même expression d’une spiritualité qui s’infléchit, de la mère Angélique à sa sœur Agnès : on passerait d’un ascétisme où la pénitence a pour but de soumettre le moi, à un mysticisme qui en appelle à son anéantissement. Deux sensibilités se feraient jour et détermineraient des perceptions différentes des arts : rejet et mortification d’un côté, exaltation supra-sensorielle de l’autre.

Cette riche étude est bien éditée, accompagnée de nombreuses reproductions ; le livre passionnera les historiens, même si les nombreuses directions qu’il offre rendront difficile d’en appréhender le bilan, comme en témoigne la conclusion, qui  rouvre le sujet… sur une lecture de Pascal ! Quel était l’objectif ? S’agissait-il d’éclairer, en s’appuyant sur  l’apport lexicologique des occurrences du vocabulaire du sublime - notion issue de la poétique gréco-romaine - le rôle des dames de Port-Royal dans sa reviviscence, ou bien de recenser tous les domaines où s’est exprimé quelque chose de la spiritualité de Port-Royal, spiritualité dont l’auteur souligne au final les « tensions »?

On peut aussi regretter qu'en dépit de la riche iconographie, manque dans un ouvrage si ample et si érudit un tableau chronologique pour mieux situer les éléments étudiés.

 

Nicolas Combettes.