Angélique Thébert, La Philosophie de Thomas Reid, Vrin 2024
Par Karim Oukaci le 30 décembre 2024, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Angélique Thébert, La Philosophie de Thomas Reid, collection "Repères philosophiques", Vrin, novembre 2024 (196 pages).
Angélique Thébert est maîtresse de conférences à Nantes Université, spécialiste de philosophie britannique de la Modernité et membre du laboratoire CAphi. Elle publie une introduction à la philosophie de Thomas Reid, un auteur des Lumières écossaises, lecteur attentif et critique de Hume, dont l’œuvre, en cours de retraduction, fait actuellement l'objet d'une réévaluation.
Elle a accepté de répondre aux questions de L’Œil de Minerve
L’Œil de Minerve – Comment en êtes-vous arrivée à choisir la philosophie britannique en général et la philosophie écossaise en particulier comme objet d’étude ?
Angélique Thébert - Cela s’est imposé à moi assez naturellement et très tôt dans mes études. Je suis entrée en philosophie avec pas mal de méfiance et de suspicion à l’égard des discours théoriques ou abstraits, et qui demandaient d’accepter d’emblée un système, à coups de forcings conceptuels parfois. La lecture de Hume et de Locke, puis de Russell, a tout de suite été perçue par moi comme un soulagement. Je trouvais leur méthode plus humble, plus prudente. Et cela me convenait mieux. Quant à Reid, je l’ai découvert dans un cours de licence. J’étais étudiante à Rennes. Je suivais un cours de philosophie de la connaissance donné par Roger Pouivet, qui mentionna Reid. Cela m’a tout de suite appâtée. Cela correspondait à un type de thèse que je ne pensais pas pouvoir être soutenue en philosophie. Dès lors, j’ai poursuivi de ce côté en faisant ma maîtrise à Aberdeen, là où Reid a étudié, puis enseigné pendant une quinzaine d’années. J’ai fait mes mémoires de maîtrise et de DEA en développant des analyses comparées d’arguments de Reid et de Locke sur les sujets d’épistémologie et de métaphysique. Ensuite, j’ai enchaîné sur une thèse.
L’Œil de Minerve – Pourriez-vous nous esquisser la place générale que Reid occupe dans la philosophie des Lumières écossaises ?
Angélique Thébert - Reid est le parfait contemporain de Hume et de Smith. Il est né exactement un an avant Hume, le 26 avril 1710 – Hume étant né le 26 avril 1711. Il est décédé en 1796, six ans après Adam Smith. Il officie à la même période qu'eux. Et, comme Smith, il était professeur d’université ; il a pris, d’ailleurs, la suite de Smith à la chaire de philosophie morale de l’Université de Glasgow. On peut dire en ce sens que c’est un philosophe des Lumières écossaises exemplaire. Il était alors assez courant que des philosophes, des historiens, etc., s’investissent dans la vie académique et universitaire ; il n’y avait pas de scission entre l’université et la recherche intellectuelle, comme cela pouvait l’être en France. D’un point de vue institutionnel, Reid était donc un philosophe installé. Du point de vue de la démarche générale, il partage avec Hume et Smith, pour ne citer que les philosophes écossais les plus connus, un même souci pour l’observation prudente, un même souhait de procéder patiemment par induction pour énoncer ses remarques et observations, une même ambition de développer une philosophie de l’homme qui soit la plus complète possible, en tout cas capable de tendre vers cette complétude par l’étude de l’homme sous ses facettes les plus diverses, à la fois sous celle de l’entendement mais aussi sous celle de ses productions scientifiques, littéraires, esthétiques, religieuses, juridiques, sociales, morales, politiques – capable d’essayer de couvrir le plus possible les différents champs d’études et d’activités humaines. Enfin, on entend souvent dire aussi qu’il serait le chef de fil d’une école qui s’appelle « l’école écossaise du sens commun ». Il faut prendre cette appellation avec des pincettes, parce que Reid lui-même ne se considérait pas comme le promoteur d’une école spécifique, même s’il est vrai qu’il s’est vu emboîter le pas par certains de ses collègues dans l’usage de notions qu’il a mises en avant, comme la notion de sens commun.
L’Œil de Minerve – La lecture de l’œuvre de Hume, son parfait contemporain comme vous dites, a-t-elle joué un rôle dans le développement de sa propre philosophie ?
Angélique Thébert – Cela fut absolument décisif. D’ailleurs, de la même manière que Kant dit dans les Prolégomènes à toute métaphysique future que c’est la lecture de Hume qui l’a fait sortir de son sommeil dogmatique, de la même manière Reid l’indique dès le début des Recherches sur l’entendement humain d’après les principes du sens commun. Et c’est la première œuvre qu’il a publiée - publiée tardivement, puisque c’était en 1764 et qu'il avait 54 ans. Il dit, dès l’entame de ce texte, dans la dédicace, qu’avant la lecture du Traité de la nature humaine, donc avant 1739, il n’avait jamais songé à prendre pour objet d’étude le scepticisme, parce qu’il n’avait jamais envisagé qu’on pût développer une position sceptique aussi forte que celle de Hume allant jusqu’à démanteler les principes les plus certains de l’entendement humain. Ce fut vraiment un déclencheur. En revanche, ce qui peut paraître surprenant, c’est qu’en dépit du fait qu’ils furent contemporains et compatriotes, il n’y eut ni rencontre, ni discussion véritable. Quelques échanges de lettres ont eu lieu, qui sont restés courtois, mais assez froids. Hume ne donna pas suite aux invitations de Reid à prolonger la discussion. C’est qu’au moment où Reid se lance dans une lecture pointilleuse des arguments de Hume et ferraille avec les arguments de celui-ci, Hume est déjà engagé sur d’autres fronts : il est en mission diplomatique en France ; il jouit d’être reçu dans les salons parisiens ; ce genre de discussion n’est plus son activité principale. Puis surtout, ce que Hume reprochait à Reid et à plusieurs de ses collègues qui discutaient ses arguments, c’était de s’appuyer sur le Traité de la nature humaine, alors qu’à la même période il avait déjà écarté le Traité de ses œuvres complètes.
L’Œil de Minerve – Pourquoi parle-t-on de « philosophie du sens commun » à propos de l’œuvre de Reid ? Et que sont les principes du sens commun pour lui ?
Angélique Thébert – D’abord une précision de vocabulaire. Quand Reid parle de sens commun, il ne fait pas référence à un sens spécifique, ni à un sens supplémentaire aux cinq sens externes. En vérité, le sens commun pour lui, c’est une manière de parler d’une faculté ou capacité de jugement qui est partagée par tout homme mature et sain d’esprit, et qui lui permet d’agir et d’interagir avec ses semblables, de converser, de conduire ses affaires courantes, dans la vie ordinaire. C’est donc une faculté de jugement qui est transversale à tous nos pouvoirs intellectuels et actifs. On l’utilise à la fois quand on perçoit, quand on se souvient, quand on raisonne, quand on fait des appréciations morales, esthétiques, etc., et quand on agit. C’est là un point important. Puis, effectivement, il utilise très souvent l’expression de « principes du sens commun ». C’est pour lui une manière de dire que cette faculté ou capacité de jugement, qu’on pourrait appeler aussi le bon sens, se matérialise sous la forme d’un attachement à certains principes, c’est-à-dire à des vérités que nous prenons tous naturellement pour accordées, et sans avoir besoin d’une preuve, ni d’une démonstration rationnelle. Et ce que Reid montre, c’est que ces vérités, qu’on tient tous naturellement pour acquises, sont très variées : les principes du sens commun portent sur le fait que, par exemple, les choses matérielles que je perçois distinctement existent bien en dehors de mon esprit, ou sur le fait que mes semblables sont bien doués de vie, d’intelligence, ou sur le fait que j’ai un certain pouvoir sur mes actions, ou sur le fait que les phénomènes de la nature ont une forme d’uniformité. C’est pour lui une manière d’insister sur ceci : avant d’acquérir un certain nombre de savoirs et de croyances qu’on va prendre la peine de justifier et de vérifier, et même pour que ce travail d’acquisition soit précisément possible, il faut que nous fassions fond sur un socle de présupposés, de croyances qu’on tient pour admises en toute confiance. C’est-à-dire que ce n’est pas quelque chose qu’on tient pour acquis, le temps d’en trouver une preuve définitive. C’est quelque chose qu’on admet de façon certaine avec une assurance tranquille et qui n’a pas du tout besoin d’être défendu à l’encontre d’un doute par exemple.
L’Œil de Minerve – Pourtant, il y a des philosophes sceptiques. S’il y a des principes du sens commun, comment peut-on être sceptique ?
Angélique Thébert – Cela, c’est la grande question de Reid. Ce qu’il essaie de faire, c’est une sorte de généalogie du scepticisme. Comment se fait-il que beaucoup de philosophes finalement aient pu tomber dans cette erreur et s’engouffrer dans cette brèche ? Ce que Reid montre, en effet, c’est que même les philosophes qui ne défendent pas de façon explicite le scepticisme soutiennent des thèses qui, portées jusqu’au bout de manière conséquente, conduisent directement au scepticisme. Reid se présente un peu comme une sorte de médecin pour philosophes. Il veut essayer de les soigner ! Le diagnostic est déjà posé : il décèle chez eux certains symptômes qui conduisent au scepticisme. Et il s’efforce de trouver la cause de cette maladie philosophique, qu’est le scepticisme. Il met alors en avant différentes explications. L’une des principales causes qu’il dégage, c’est que le présupposé commun à beaucoup de philosophes est l’opinion selon laquelle on ne peut être véritablement certain que de ce avec quoi on est immédiatement mis en présence. Reid dit que c’est cette conviction qui conduit à faire un faux pas en philosophie. Ce faux pas, c’est le fait de supposer que, puisque je ne peux pas percevoir tout un ensemble d’objets qui sont refusés à ma vue, qui ne sont pas dans mon environnement immédiat, mais que je parviens à concevoir en leur absence, il va me falloir une sorte d’intermédiaire, de représentant de ces objets, et que cet intermédiaire, ce représentant, c’est l’idée. Voilà le diagnostic précis de Reid : c’est à partir de la soi-disant exigence d’une mise en contact immédiate de l’esprit avec tout objet de l’entendement que les philosophes ont postulé la nécessité d’introduire l’idée en tant que représentant dans l’esprit d’un objet qui existerait supposément à l’extérieur. Reid montre qu’en cela les philosophes opèrent une sorte de transposition dans l’esprit d’un principe qui n’aurait de validité que pour une certaine catégorie de phénomènes matériels : c’est vrai qu’un corps ne peut mettre en mouvement un autre corps que s’il entre en contact avec lui. Donc, selon Reid, examiner les opérations de l’esprit à la seule lumière du matériel, comme le font beaucoup de philosophes, ferait estimer qu’on ne peut se représenter, concevoir et même percevoir que ce avec quoi on est mis en contact directement, et qui produit une idée. Mais, à partir du moment où l’idée est introduite, pour Reid, le ver est dans le fruit, car la connaissance certaine de l’existence et de la nature des objets extérieurs va devenir un problème. Comment puis-je m’assurer que mes idées, les idées que j’ai des choses, soient des représentants fidèles des choses extérieures, pour le dire rapidement ?
L’Œil de Minerve – Il y a un domaine où cette question peut entraîner des conséquences graves : c’est le domaine de la morale. Y a-t-il un sens commun moral ou social, et des principes associés à ce sens ?
Angélique Thébert – Tout à fait. D’ailleurs, Reid a écrit une sorte de diptyque : il a publié coup sur coup à la fin de sa vie les Essais sur les pouvoirs intellectuels de l’homme dans lequel il développe l’aspect théorique du sens commun et, trois années plus tard, en 1788, les Essais sur les pouvoirs actifs de l’homme dans lesquels il montre la déclinaison morale de ce sens commun. Il parle de « sens moral », de « conscience morale ». Mais, là encore, ce n’est pas une faculté supplémentaire. C’est une déclinaison de cette faculté que nous avons d’agir et de juger en commun, de concert. Reid essaie de dégager un ensemble de principes communs, que nous prenons pour accordés dans nos actions. Comme le fait qu’on ne va pas tenir quelqu’un pour responsable d’une action qu’il n’a pas pu empêcher. Comme le fait qu’il y a certaines actions et certains comportements qui sont répréhensibles et d’autres au contraire qui sont louables. Comme le fait qu’une action faite par pure générosité est sans doute meilleure qu’une action faite simplement par devoir. Il dégage ainsi un ensemble de principes moraux qui valent un peu comme des axiomes dans un raisonnement mathématique, et qui nous guident à la fois dans l’évaluation des comportements ou des conduites d’autrui et également dans l’acte de choisir nos propres actions.
L’Œil de Minerve – Merci infiniment pour cette présentation très claire et très riche de votre livre. Une dernière question sur vos projets : quelles sont les recherches, peut-être en lien avec l’œuvre de Thomas Reid, qui vont vous mobiliser durant ces prochains mois ?
Angélique Thébert – À court terme, il va y avoir la publication des Essais sur les pouvoirs intellectuels de l’homme. C’est un ouvrage assez massif de six cents pages dans l’édition anglaise. La traduction est achevée. Je l’ai conduite avec Claire Etchegaray, qui enseigne à l’Université de Nanterre, et Michel Malherbe, spécialiste de Hume. On en espère la publication pour 2025. À plus long terme, je souhaite poursuivre ma réflexion sur l’articulation du scepticisme et du sens commun, mais en suivant une orientation plus contemporaine à travers un essai dans lequel je montrerai dans quelle mesure le scepticisme n’a de sens, n’a de pertinence et n’est intelligible que s’il respecte ce que Reid appellerait « les bornes du sens commun ». Mon objectif, en m’appuyant sur Reid, mais aussi sur des philosophes comme Russell ou Moore, sera de montrer que le sens commun, ce n’est pas simplement un ensemble de croyances et de principes ; c’est surtout une manière de croire, une attitude de l'esprit qui a une forme de sensibilité à l’évidence, c'est-à-dire aux données probantes et aux raisons de croire. Développer une forme de scepticisme rationnel borné par ce sens commun est quelque chose auquel on doit être attentif aujourd’hui. C’est peut-être même une forme de devoir intellectuel.