Ruwen Ogien, Un Portrait logique et moral de la haine, l’Éclat 1993, lu par Anne-Laure Alloncle

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Ruwen Ogien, Un Portrait logique et moral de la haine, Paris, 1993, éditions de l’Éclat, (91 p.), lu par Anne-Laure Alloncle.

Les nazis sont-ils pardonnables ? Est-il bien vrai que nul n'est méchant volontairement ?

Suivant les traces de Platon, dans cet ouvrage paru en 1993, Ogien s'attaque à la question épineuse du mal, qui prend pour lui la forme de la haine. L'auteur adopte pour cela une attitude réaliste : il prend au sérieux les catégories de la langue naturelles, et considère qu'elle est apte à décrire correctement la réalité.

Résumé

Qualifier quelqu'un de « haineux » ne revient pas à faire une simple description, mais nécessairement l'accompagner d'un jugement moral négatif à l'encontre de la personne haineuse. Et si tel est le cas, c'est parce que la haine n'a rien à voir avec l’irrationalité. On ne condamne pas un fou ou un ignorant. On condamne une personne si son sentiment est éprouvé rationnellement. L'expression peut surprendre. Cela est lié à sa vision cognitiviste des sentiments. Un sentiment, c'est d'abord un jugement de valeur accompagné d'une croyance (si je suis en colère suite à la disparition de mes bijoux, c'est parce que ces bijoux sont importants pour moi et que j'ai l'impression qu'ils ont été volés). Quelqu'un qui s'est trompé de jugement a été irrationnel pour Ogien, il peut être pardonné. C'est une erreur de jugement qui est cause de son irritabilité. Elle peut être facilement gommée. En revanche, avec la haine, cela n'a rien à voir avec une erreur de jugement. C'est un sentiment d'un autre ordre. L'enjeu est ainsi de saisir s'il existe bel et bien un mal radical, une volonté profondément vicieuse.

 

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   On ressent dès les premières pages, que l'origine de son intuition se trouve chez Aristote : « car celui qui est en colère ressent de la peine, celui qui hait n'en ressent aucune. en maintes circonstances, l'homme en colère peut éprouver de la pitié, l'autre jamais, le premier souhaite que celui qui excite sa colère éprouve en retour sa peine, l'autre qu'il cesse d'exister ». Telle est l'exergue extrait de Rhétorique, II, 4 qui introduit le livre. Et l'on comprend ce choix : tout le livre sonne comme une défense d'Aristote, et un approfondissement de son concept de haine, et ce, au travers de quatre propositions (annoncée dès l'introduction).
    Tout d'abord, le terme haine n'est pas que descriptif, il est aussi évaluatif. Ogien veut montrer qu'il n'existe pas de « bonne haine ». Le point de vue adopté est pour le moins original : au lieu de prendre le point de vue du haineux, en décrivant ce sentiment, Ogien part de ceux qui emploient le qualificatif « haineux ». Ceci est lié, comme nous l'avons expliqué auparavant, à son attitude réaliste face au langage. Il s'agit de montrer qu'aucune haine n'est saine. Elle est plutôt quelque chose de désagréable à ressentir. On « vomit » la personne prise en haine. La haine est absence de pitié et malveillance, beaucoup plus qu'un quelconque sentiment de plaisir.
    Sa deuxième idée consiste à dire que la haine ne peut pas se définir par des affects teintés d'agressivité, qu'il s'agisse de souffrance, de joie, d'excitation ou d'emportement. On passe ainsi d'un point de vue extérieur à la haine à une tentative de décrire ce que ressent le haineux. Il établit ici une analyse de la haine via le cognitivisme. Le cognitivisme explique les sentiments par les jugements portés sur l'objet du sentiment, que Ogien appelle « croyance-désir ». C'est parce qu'on a une représentation positive ou négative d'une chose qu'elle devient désirable ou répulsive. Conséquemment, si un événement se produit au sujet de cette chose, un sentiment se manifeste (colère, joie, amour etc..) Or, avec ce prisme d'analyse, on comprend que la haine n'a rien à voir avec des manifestations affectives précises.
    Haïr est une attitude non pas face à autrui mais face à son existence, ajoute Ogien. Cette proposition cherche à établir que le haineux n'émet pas de jugements qui le pousse à haïr. Ou plus précisément, il n'y a pas de jugements sous-jacents sur les caractéristiques d'une personne qui, sitôt disparus ou changés, font s'évanouir la haine. La haine dure, qu'importe si le juif haï n'est pas riche ou pingre. Le juif est toujours haï. En effet, la haine est dirigée vers l'existence de la personne. C'est l'existence de l'autre qui fait problème au haineux.
    En conséquence, le jugement négatif à l'encontre du haineux ne vient pas de son irrationalité. Il n'y a pas de jugement sous-jacent à critiquer, qui incline au sentiment par folie ou ignorance. Le haineux sait ce qu'il fait. En cela, le haineux incarne le mal radical.

La méthode

    L'originalité de l'ouvrage réside dans sa méthode, à la fois analytique et dialectique.
    Ogien part du langage et non de la description psychologique de la haine ou d'exemples qu'il chercherait à analyser. Cela est pour le moins original car on s'attend plutôt à un questionnement sur la genèse du sentiment, et des descriptions psychologiques.
    De plus, il ancre plutôt sa réflexion sur des thèses qui ont été établies avant lui (Aristote, Hume, Brentano, Sartre etc...) et en trouve les points positifs, les limites, pour ainsi mieux les affiner.
    Ajoutons qu'en ligne de mire se trouve Platon. Ogien s'accorde avec lui sur le fait qu'on ne peut condamner l'ignorance. Le méchant par ignorance n'est pas intrinsèquement méchant. Cependant, son objectif est de montrer qu'il existe un cas de méchanceté pure, impardonnable : la haine.


Commentaire

    Il est appréciable, comme toujours, de lire Ogien. Sa prose est claire et efficace. Néanmoins, il est assez difficile d'adopter la posture réaliste sans justification préalable. Pourquoi les mots décrivent-ils correctement le réel ? Sans doute davantage de clarté sur cette prise de partie aiderait la compréhension et la conviction.
    L'autre point étonnant concerne le postulat d'impossible condamnation de l'irrationalité. On comprend que ce n'est pas un jugement irrationnel, au sens d'erreur de jugement, qui peut conduire à la haine. Néanmoins, cela revient-il à dire que la naissance de ce sentiment est rationnelle ? Il ne le semble pas pour autant. Aussi, une description de la genèse de la haine eut été éclairante. Il s'agirait pour mieux défendre la thèse de l'existence du mal radical de comprendre comment on en vient à désirer la non-existence d'une personne.
    On peut avoir l'impression, par ce manque d'éclaircissement, que le propos de Ogien est guidé par la recherche de la preuve de du caractère impardonnable du haineux plutôt que par une compréhension de ce qu'elle est.

                                                                                                                                               Anne-Laure Alloncle.