Jean-Marc Rouvière, Au lieu d'être, L'Harmattan 2017

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Jean-Marc Rouvière, Au lieu d'être. Vers une métaphysique de l'ici, L'Harmattan 2017 (112 p.).

On se souvient qu'une servante de Thrace railla Thalès pour être tombé dans un puits. À l'exemple de cette «servante fine et spirituelle», soucieuse des choses d'ici-bas plutôt que des essences célestes (Théétète 174a), l'auteur propose un petit essai de phénoménologie sur la manière dont il convient d'approcher les choses qui se présentent à nous, seraient-elles parmi les plus modestes.

Le chapitre introductif reprend les analyses heideggeriennes sur le Lièvre de Dürer et les Vieux souliers de van Gogh - deux œuvres qui montreraient par leurs qualités presque révolutionnaires un simple singulare, c'est-à-dire une chose unique à partir de sa situation singulière (ce lièvre-ci, ces souliers-ci) - un singulare plutôt qu'un universale, et qui permettraient ainsi de comprendre que la choséité des choses avec lesquelles on entre en contact est en fait à déterminer, non pas au moyen de catégories généralisantes, peut-être obscurcissantes, empruntées à l'ontologie, mais par ce que Duns Scot nomma autrefois l'haecceitas, Guillaume d'Ockham l'individuum et Heidegger la Jediesheit. La présence de l'être ou (puisqu'il est question de Heidegger et de sa première conférence de Brême) sa proximité se ferait par l'unicité de son surgissement et par la multiplicité de son éclosion.

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L'auteur développe ce thème général à travers cinq sections qu'il intitule variations. La première oppose l'expérience des choses à la représentation des objets, ces « pseudo-choses », ces « trompe-l'œil de la vie » dont parlait Rilke. Ladite expérience établirait que « la première singularité de la chose, avant même celle de ses caractères strictement internes, est celle de l'ici qui est le sien » (p. 39) - un ici à entendre évidemment dans le sens heideggerien du lieu tel que celui-ci se distingue de l'espace, tel qu'il peut aussi s'illustrer par cette autre formule de Rilke, tirée des Élégies de Duino et commentée par Heidegger : « un emplacement, un site, un gîte, un sol et une demeure ». La deuxième variation délimite deux registres de vision, celle d'abord qui est intéressée aux objets tout en étant indifférente au monde (« nous ratons toujours la chose, et nous nous contentons de l'objet », p. 52), celle ensuite qui fait apparaître la singularité première de la chose que l'on rencontre. Les trois dernières variations interrogent cette ouverture et cet entrecroisement du regard et de l'être : la IIIème cherche à donner une caractérisation plus précise du lieu, la IVème du rapport qui s'effectue de chose à chose, la Vème de la dimension de toute chose comme Ereignis.

Fragilité de la présence, préséance de ce qui se donne, dignité de ce qui transcende la raison - voilà trois éléments que les œuvres de Michel Henry, de Jean-Luc Marion, de Jean-François Courtine ont pu déjà défendre, et que l'auteur semble vouloir réintroduire au cœur de la pensée de l'être. Puisque, pour reprendre les mots de Heidegger lui-même, « introduire en philosophie, c'est amener la pensée à devenir une pensée apte à veiller sur ce qui est », on ne peut que lui savoir gré de cet effort d'attention qui est sans doute, en définitive, d'un ordre essentiellement moral.