Jackie Pigeaud, Ni l’un ni l’autre – L’androgyne ou l’hermaphrodite,Payot & Rivages, 2014, lu par Benoît Charuau
Par Baptiste Klockenbring le 11 juin 2014, 06:00 - Éthique - Lien permanent
Philologue, latiniste, historien de la pensée médicale, Jackie Pigeaud nous propose une « promenade » en des terres qu’il connaît bien : sur des sentiers où s’entrecroisent l’art, la littérature et la médecine, l’époque moderne et l’antiquité gréco-latine. Car...
De la nature à la culture, du monstrueux au beau, de la structure à la fusion : tel est, en résumé, l’itinéraire que Jackie Pigeaud nous promet : ce tortueux chemin par lequel « ni l’un ni l’autre » se dépasse en « l’un et l’autre ».
I. L’art et le vivant
De l’articulation au mélange. Où l’on revient à une opposition très féconde
Philostrate
Le Canon comme mélange
II L’androgyne et l’hermaphrodite
L’ART
La poésie
Lucrèce – Forme double
Retour à l’art plastique
Origine de l’Hermaphrodite dans l’art
LES MEDECINS
La virilité et la féminité relatives : Régime d’Hippocrate.
Galien
Moreau de Tours et L’Hermaphrodite de Berlin.
Winckelmann et les Hermaphrodites
Le mélange
Goethe et Diderot
La maladie « féminisante »
Homme et femme, une même structure inversée.
Moreau de la Sarthe
Philippe Pinel
De Pline à Apollinaire. De Galien à Duchamp.
Conclusion
Notes
Bibliographie choisie
I L’art et le vivant
Auteur d’un ouvrage portant déjà le titre L’art et le vivant, J. Pigeaud n’en répètera pas ici le propos mais se contentera de montrer comment, à côté du Canon de Polyclète, émerge celui de l’androgyne : à côté du Doryphore donc, le canonde l’hermaphrodite, avec son lot de problèmes physiologiques et esthétiques.
Le Canon de Polyclète est lui-même le lieu d’une évolution. Sa priorité est, certes, accordée à l’articulation, soit au souci d’identification, de distinction, de mesure, de proportion : une exigence de symmetria dont Philostrate rendra compte. Seulement, émerge avec Galien une autre interprétation : une lecture qui, insistant sur le médiété, retient à la fois la forme (structure) et la crase (mélange) pour critères d’évaluation. D’un côté, un juste accord des membres, de l’autre un bon mélange de l’ensemble. Une lecture qui ajoute, en somme, au souci de symétrie, une exigence d’harmonie.
II L’androgyne et l’hermaphrodite
C’est dans ce cadre que le problème de l’androgyne se pose. Un problème polymorphe qui interroge à la fois la nature de celui-ci (est-il un monstre ?) et la nature du problème lui-même (religieux ? sexuel ? esthétique ?). Un problème dont J. Pigeaud retient surtout la question de la norme et de la définition : a-t-on pensé l’androgyne comme anormal et anomal (déréglé, asymétrique) ? Ne l’a-t-on donc envisagé que comme une anomale juxtaposition ?
Il faut pister les concepts, dont celui, bien sûr, d’hermaphrodisme. Le terme apparaît pour la première fois au IVème siècle avant JC chez le philosophe Théophraste. On en trouve plusieurs occurrences chez Pline qui parle des êtres multiformes dont peuvent accoucher les femmes. L’hermaphrodite est ainsi envisagé sur le même plan que « l’hippocentaure » et « les jumeaux ». Un « prodige » qu’on appelait jadis « androgyne », précise Pline, et que l’on considère aujourd’hui « comme une source de plaisirs. »1
L’art
C’est donc à l’âge hellénistique, mais sur le terrain de l’art, que l’hermaphrodite est vraiment né. Diffusé sous forme de fable d’origine littéraire lui donnant pour parents Aphrodite et Hermès, il aurait pour premier créateur un sculpteur grec : Polyclès, nous suggère Pline, à moins que ce ne soit Praxitèle.
De Diodore de Sicile à Lucrèce, la littérature gréco-latine témoigne de la perplexité dans laquelle cet être double et pourtant un nous plonge. Ainsi Ovide souligne-t-il l’étonnant embrasement qui, de deux corps, n’en fait qu’un : ni femme ni garçon, mais femme et garçon. « Entre-deux et ni l’un ni l’autre » renchérit Lucrèce. Un monstre, un prodige, « éloigné des deux sexes » et créé en vain2. Une « monstruosité » pour certains, confirme Diodore de Sicile. Mélange de beauté et de mollesse féminines et de rudesse masculine.
Le travail des sculpteurs grecs semble plus encore avoir été hanté par cet « entre-deux » ou « deux en un ». Cela parce qu’ils visaient une belle synthèse des beautés féminine et masculine, au regard de laquelle l’hermaphrodite pouvait apparaître comme un « simple passage à la limite ». Cette recherche de beauté a ainsi motivé une évolution de « l’androgyne de synthèse » vers « l’androgyne par mélange » : de la juxtaposition à la crase, de la couture à la fusion. C’est que la condition de la beauté est bien le mélange. L’hermaphrodite est laid quand il est composite.
Mais quel est cet androgyne, où est l’hermaphrodite vers lequel la statuaire grecque tend ? Cette « limite » de la production est-elle de la nature ou le fruit de l’imagination ? Elle réside dans l’imaginaire, dans « l’inconscient » de l’artiste, répond J. Pigeaud, suivant en cela Marie Delcourt et s’opposant à Richer. Car on ne saurait se contenter d’une conception de l’art qui n’en ferait qu’une simple imitation.
Les médecins
Que dit la pensée médicale ? En quels termes pensa-t-elle l’androgynie ou l’hermaphrodisme ? D’abord intimement liées à l’idée qu’elle se fit de la conception et du développement du fœtus, ses représentations divergent sur la question de la synthèse ou du mélange. Si le De semine de Galien rejoint la pensée d’Empédocle en considérant que l’hermaphrodite n’est qu’un tissage, une symplokè, le Régime d’Hippocrate l’envisage comme un mélange : un haut degré de féminité en l’homme ou, en la femme, un haut degré de virilité. C’est que, pour Hippocrate, la formation de l’organisme est une combinatoire mêlant des éléments mâles et femelles venus tant de la mère que du père. Pour Galien, en revanche, la conception n’est qu’une soudure (harmogè) : créer est joindre et l’hermaphrodite est la couture de genres distincts.
A l’instar d’Hippocrate, les aliénistes français des XVIIIème et XIXème siècles ne se satisferont pas du paradigme de la symplokè. Ainsi Pinel insistera-t-il sur l’harmonieuse cohérence des formes de l’Apollon du Belvédère, ce modèle physique de bonne santé mentale, hermaphrodite sans l’être, dont Winckelmann vantait déjà la souplesse et la continuité, jusqu’à la tension de la peau sans rupture ni aspérité. Belle symétrie, belle harmonie, les critères retenus par Pinel n’en restent pas moins prisonniers du canon polyclétéen. Un pas supplémentaire est franchi avec Moreau de Tours qui, exigeant une symétrie qualitative, pose pour critère de la beauté comme de la santé, « le bon mélange » : l’osmose tant physique que morale, et pas seulement l’externe proportion des membres. On comprend dès lors la préférence de Moreau de Tours pour l’Hermaphrodite de Berlin dont la matière et le sens, le corps et l’esprit, la féminité et la masculinité paraissent ne faire plus qu’un. Un bon exemple pour l’esthétique du mélange qui portait l’historien de l’art Winckelmannà trouver dans les eunuques et les hermaphrodites « la beauté idéale », soit une beauté des parties artistiquement sublimée par l’harmonie du tout. Un idéal de beauté donc que, quoi qu’en dira Goethe, la nature ne suffit pas à engendrer.
Art et nature. Nature et culture. Nous sommes ici conduits à la question que nous posent les anariées scythes dont nous entretient notamment Hippocrate. Absence au moins partielle d’organes génitaux mâles et/ou impuissance, l’anandrie est, certes, une anomalie biologique, mais davantage encore : à la physis s’ajoute, en effet, le logos et à celui-ci le nomos. Entretenue par un régime de vie spécifique, l’anomalie de l’anariée est accentuée par ses « discours de femmes » et par son adoption de l’être social de celles-ci. Sa déficience sexuelle masculine se voit ainsi comme compensée par une physiologie féminine suggérée. Entre le social et le biologique se glisse une ambiguïté que l’on retrouve chez l’androgyne de Philon d’Alexandrie ou dans l’adoucissement des mœurs tel que l’envisage Vitruve. Citant la fontaine de Salmacis telle qu’évoquée par les Métamorphoses d’Ovide, Vitruve en vient, en effet, à rapprocher la féminisation et la socialisation : consentir à la civilisation serait s’amollir, se féminiser donc : devenir un peu moins mâle : androgyne.
Les considérations de Vitruve permettent de mieux saisir l’enjeu du mythe d’Hermaphrodite. Elles permettent, par contrecoup, de mieux comprendre pourquoi, jusqu’à Duchamp et à Apollinaire, il a hanté notre imaginaire. Elles permettent donc de mieux saisir pourquoi médecins, naturalistes, artistes et philosophes s’y penchent et mutuellement s’éclairent.
Conclusion
L’harmogè ou la crase, la synthesis ou la symphysis : tel est donc le débat auquel nous confronte et que surmonte l’hermaphrodite : l’harmogè s’y résout dans l’harmonie d’un mélange dont la beauté marque la limite de la monstruosité. Beau, l’androgyne nous inquiète tant il achève d’effacer la délimitation aussi fragile qu’énigmatique de la masculinité et de la féminité.
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La promenade, que nous propose J. Pigeaud, ressemble à son objet d’étude sans parvenir à l’égaler. Des références hétérogènes (médicales, artistiques, esthétiques) s’y frottent et s’y mêlent, offrant moultes étapes fort suggestives. Le paradoxe est que, faute de couture claire, la promenade peine à opérer la crase que l’hermaphrodite réaliserait : à trop négliger l’articulation (l’harmogè) de ses moments, le propos tend à demeurer une suite, voire une juxtaposition de références dont le lecteur peine à saisir l’enchaînement et toute la cohérence. J. Pigeaud est « historien de l’imaginaire », précise la quatrième de couverture. Peut-être est-ce là une clef de lecture dont il faudrait s’emparer : le promeneur devrait s’abandonner aux suggestions de l’auteur, se baigner dans son érudition pour qu’elle opère par touches en sa rêverie. De loin en loin, le mouvement d’ensemble se dégagerait : une tension vers ce « bon mélange » qui nous hanterait. Mais il arriverait que la raison se réveille et qu’elle s’inquiète de ne pas trouver de suite aux interrogations soulevées. Que penser de cet « amollissement » que la socialisation, selon Vitruve, engendre ? Sommes-nous des androgynes ? Pourquoi la confusion des genres nous trouble-t-elle encore ? Un questionnement que notre raison prolongerait : la mollesse est-elle un trait de femme ? La rudesse est-elle le fait de l’homme ? N’y eut-il pas des « rêves » d’hermaphrodisme avant les Grecs : le dieu Shiva, hermaphrodite au-dessus des anariées scythes, peut-être ? Après Apollinaire, après Duchamp, l’hermaphrodite toujours questionne. La culture queer chemine, l’androgynie habite les rues : y chercherait-on « le bon mélange » ? Ni hermaphrodites ni androgynes, mais en un sens « deux en un », que nous apprennent, à cet égard, les transgenres ?... J. Pigeaud ne répond à aucune de ces questions, mais son ouvrage a la vertu de les suggérer à notre réflexion.Benoît Charuau.
1 Pline ; Histoire naturelle, 7, 34
2 Lucrèce ; De rerum natura, chant V, v.837ss.