André Pessel, Dans l'Ethique de Spinoza, Klincksieck 2018, lu par Éric Delassus
Par Baptiste Klockenbring le 11 février 2019, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
André Pessel, Dans l'Éthique de Spinoza, collection Critique de la politique, Klincksieck, Paris, 2018 (146 pages). Lu par Éric Delassus.
Lire l’Éthique ne laisse pas indemne le lecteur qui accomplit cette tâche avec sérieux. En effet, ce livre est riche en effets de texte, comme le souligne André Pessel dans son livre : Dans l’Éthique de Spinoza. L’intérêt de cet ouvrage tient en ce qu’il ne propose pas un commentaire sur l’Éthique Spinoza, mais qu’il montre en quoi la lecture de ce livre produit son lecteur et le transforme en lui faisant comprendre par son contenu ontologique qu’il y est aussi question de lui-même en tant qu’il s’intègre dans son sujet même.
Aussi, si l’Éthique est un ouvrage d’une puissance considérable, c’est parce qu’elle affecte son lecteur au point de l’orienter vers un changement de vie complet. Ce changement n’est pas le fruit de l’observation de règles, comme le proposaient les morales antiques, mais la conséquence de la compréhension par le lecteur de la manière dont il intègre la substance et l’exprime. Aussi, ce livre nous invite-t-il à nous immerger dans l’Éthique, et non à gloser sur l’Éthique, pour nous y retrouver et voir ainsi notre vie modifiée par ce nouveau rapport à soi qui exclut tout recours à un sujet auteur de sa pensée. « L’homme pense » n’est pas un « je pense », il est l’expression d’une pensée qui se construit en lui.
Ce voyage dans l’Éthique, après une présentation des effets que produit ce livre va ensuite s’intéresser à la réception de Spinoza et à l’antitspinozisme. Ce qui est alors souligné, c’est que la plupart des critiques de Spinoza n’ont pas effectué ce travail d’immersion et ont donc construit une interprétation de Spinoza prêtant en quelque sorte le flanc aux objections qu’ils lui adressent. Ils ont voulu voir, en effet, dans ce qu’ils ont nommé spinozisme, non une pensée originale et novatrice, mais l’expression sous une forme nouvelle d’une philosophie qui serait née bien avant Spinoza lui-même. À l’origine de cette confusion, peut-être y a-t-il l’usage que fait Spinoza du vocabulaire qu’utilisaient au XVIIe siècle philosophes et théologiens ? Reprenant les mêmes termes qu’eux, il leur donne un autre sens. Or, si le lecteur les prend dans leur usage courant, il trouvera nécessairement des incohérences à l’intérieur du système. De plus, la plupart des tenants de l’antispinozisme vont principalement développer une critique de la théorie de la substance en oubliant totalement que la pensée de Spinoza et aussi et avant tout une philosophie de la puissance.
Le chapitre III va donc traiter de l’effacement de la problématique de la substance au profit de la potentia. La philosophie de Spinoza est une théorie de l’autoproduction du réel par le réel dans laquelle le conatus est puissance et essence actuelle. La question se pose donc de savoir ce qu’entend Spinoza par actualité. Comme la substance est aussi puissance, l’actuel est ce qui est toujours en train de se modifier. Le fini se modifie toujours dans l’infini dont il fait partie et l’actuel renvoie aux multiples agencements résultant de la manière dont les différents conatus contribuent à la persévérance dans l’être des individus. Ce qui ne va pas sans incidence politique puisque la force ne se mesure pas par le travail qu’elle produit, « mais par la maintenance ou la destruction ».
Le mouvement de l’Éthique est donc celui d’un déplacement de la substance vers la puissance, et la substance y est d’ailleurs présentée comme dépassant la notion d’individu dans la mesure où son unicité et son infinité la situe hors du champ du dénombrable. Toute individualité est donc relative. Ainsi, le corps humain est un individu lui-même constitué d’individus et en relations avec d’autres individus qui lui sont extérieurs. C’est la manière dont ces individus entrent en relation qui augmente ou diminue la puissance du corps humain.
L’Éthique n’est donc pas une théorie de la connaissance ou de la méthode, mais une théorie de l’opposition entre action et passion. C’est pourquoi elle ne s’appuie pas sur un quelconque cogito, car la conscience de soi n’est pas celle d’un « je » qui pense, comme s’il était coupé du monde. La conscience de soi est avant tout la conscience d’une puissance d’agir qui se construit, et qui peut se construire comme raison. La lecture du texte de Spinoza contribue d’ailleurs à cette construction, tant du point de vue du sujet que de celui de l’objet même du texte. Ainsi, en nourrissant notre compréhension du réel, cette lecture nous invite à saisir les causes de ce qui arrive, même de ce qui peut être initialement source de tristesse, mais qui grâce à la compréhension se convertit en une certaine forme de joie. Le principe architectonique de la pensée de Spinoza n’est pas tant la vérité que l’utilité, même s’il y a une puissance du vrai qui fait que l’accès à l’idée vraie entraîne toujours une augmentation de puissance.
André Pessel insiste sur le fait que la théorie des affects chez Spinoza ne repose pas, comme chez Descartes, sur un modèle dualiste et sur l’opposition du sujet et de l’objet, mais sur une théorie des modifications qui se produisent en un même individu qui est à la fois corps et esprit. Il n’y a qu’un seul réel qui se modifie en interne et Dieu désigne l’ensemble des modifications de ce réel auquel chaque individu appartient. Aussi, pour toute chose singulière, et donc aussi pour tout être humain, être, c’est être une partie de Dieu. La question se pose donc de savoir ce que signifie dans une telle configuration « être partie de » au sens où, par exemple, « l’esprit humain est une partie de l’intellect de Dieu ». C’est en termes d’intégration qu’il faut donc penser cette participation plutôt qu’en termes de composition. Ainsi, la force par laquelle un individu persévère dans l’être est une partie de la puissance divine infinie au sens où elle est intégrée en elle et ne se trouve limitée que par des causes extérieures qui sont elles-mêmes intégrées en cette puissance infinie. Mais ces causes extérieures, si elles lui conviennent, peuvent aussi augmenter sa puissance. Ainsi, ce qui procure la plus grande joie, c’est la compréhension des liens par lesquels un individu est relié en tant que partie aux autres parties de Dieu, ce qui permet de comprendre en quoi tout individu est expression de sa puissance et pourquoi la connaissance des choses singulières est connaissance de Dieu. Ce n’est pas la connaissance de la vérité pour elle-même qui est ici à l’origine de la béatitude, mais la puissance qu’elle procure en tant qu’elle contribue à la constitution de l’esprit comme désir capable de s’unir et de s’accorder à d’autres désirs susceptibles de comprendre leur union à Dieu. C’est en ce sens qu’il faut comprendre qu’il n’y a rien de plus utile à un homme qu’un autre homme guidé la raison. Cette connaissance, ou plutôt cette compréhension, est la source même de l’amour intellectuel de Dieu, cette joie dont la cause est la connaissance de Dieu par les liens qui unissent à lui l’esprit.
André Pessel souligne en quoi le désir est pensé par Spinoza en totale rupture avec la tradition qui le conçoit comme manque. Le désir n’est en rien nostalgie d’autre chose, il est inscrit dans l’immanence et n’est donc pas en rupture avec le réel tel qu’il est, mais ne peut s’affirmer que dans l’acquiescentia, l’acquiescement, qui n’est pas résignation passive, mais plutôt acceptation active. La béatitude, qui est la vertu même, est donc à comprendre comme une force et n’a par conséquent rien à voir avec l’ataraxie. Elle suppose la compréhension du réel et son acceptation, non pour s’y soumettre, mais pour mieux agir et mieux jouir des idées qu’engendre cette compréhension, idées qui ne sont pas « des peintures muettes sur un panneau ». L’appétit, le conatus, le désir sont donc la raison même de ce qui produit l’action. Ainsi parvient-on à sortir de l’illusion finaliste qui naît de notre ignorance des véritables causes des choses et donc, initialement, de celles de nos affects.
En s’efforçant d’être, par la compréhension des liens qui nous unissent à la nature tout entière, cause adéquate de nos actes, nous vivons la philosophie comme méditation de la vie. La connaissance du second, comme du troisième genre ne peut concerner que la manière dont s’exprime la vie comme puissance, tandis que la mort ne peut être connue que par expérience vague ou par ouï-dire. Le sujet méditant ne peut donc être que l’homme libre, guidé par la raison. Mais cette raison n’est en rien une faculté envisagée de manière dogmatique, elle est la causalité perçue par la pensée, causalité tant externe qu’interne et qui permet d’expliquer même la contingence, comme c’est le cas pour la mort. Le contingent ne désignant pas ici l’aléatoire, mais ce qui résulte de la causalité externe. Aussi, la mort est-elle inévitable, bien que n’étant pas inscrite dans l’essence du vivant, et par conséquent de l’homme. Elle obéit à une nécessité externe à laquelle nous savons que nous n’échapperons pas. André Pessel explique donc que pour cette raison le conatus n’est pas un principe d’individuation, mais plutôt un principe d’intégration à la puissance infinie de Dieu. Cette intégration explique les raisons pour lesquelles, bien que mortels, nous soyons malgré tout éternels.
Les deux derniers chapitres du livre se proposent de nous confronter à deux lectures de Spinoza, celle de Nietzsche et celle de Desanti.
Dans la première, toujours en tenant compte de la situation du lecteur par rapport aux textes, est appréhendé la tension qui est au cœur de la perception par Nietzsche de Spinoza, en qui il voit d’abord un précurseur, mais pour affirmer ensuite qu’il ne voit dans sa philosophie qu’un cliquetis de squelette.
Pour ce qui concerne la lecture de Spinoza par Desanti, elle concerne un texte écrit en introduction à une histoire de la philosophie élaborée selon la méthode du matérialisme historique. André Pessel remarque que, dans ce texte, l’exemple de Spinoza n’est pas qu’un simple exemple, mais « comme le lieu de rencontre et de confrontation privilégié avec soi-même, plus encore comme un dispositif essentiel à la constitution de soi ».
Le livre d’André Pessel, dont la lecture est parfois ardue et déroutante, nous invite donc à penser notre positionnement par rapport au texte de l’Éthique, à lire Spinoza en nous distanciant du spinozisme derrière lequel sa pensée a parfois disparu. Il s’agit de lire Spinoza en se plaçant dans l’Éthique et en comprenant en quoi cette lecture fait de son sujet un effet de texte et construit son lecteur.
Éric Delassus.