Thierry de Toffoli, La philosophie réflexive de Maine de Biran, CSIPP 2016, lu par Marianne Eddi
Par Michel Cardin le 04 février 2019, 19:46 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Thierry de Toffoli, La philosophie réflexive de Maine de Biran, CreateSpace Independent Publishing Platform, novembre 2016 (236 pages). Lu par Marianne Eddi.
Dans La philosophie réflexive de Maine de Biran, Thierry de Toffoli nous montre comment le témoignage que Maine de Biran a livré de ses méditations quotidiennes est susceptible d’éclairer une philosophie, qui répugne par principe à toute systématicité.
Parce qu’il nous permet de voir à l’œuvre l’activité réflexive de son auteur, le Journal est une source dans laquelle nous pouvons puiser pour délivrer le sens authentique de cette philosophie de la réflexion. Cette pensée est traversée par une expérience de l’échec, paradoxalement salutaire. C’est d’abord l’échec de l’homme dont la vie quotidienne vient contrecarrer les projets, puis celui d’une philosophie incapable de se constituer en système, parce qu’impossible à formuler en corpus doctrinal. Mais c’est par la reprise réflexive, toujours renouvelée, du fait primitif, que cette expérience révèle sa fécondité, à la fois théorique et pratique. C’est pourquoi celle-ci fournit la trame de l’itinéraire de Maine de Biran, et l’axe directeur de la lecture qu’en propose Thierry de Toffoli. Cela lui permet de mettre en lumière les trois fonctions du fait primitif : il s’agit d’une expérience subjective originaire qui donne un fondement à nos jugements, qui structure toutes les activités subjectives et qui constitue le monde auquel il nous donne accès. Le premier chapitre de l’ouvrage de Thierry de Toffoli précise les trois fonctions du fait primitif, le second éclaire sa portée dans toute la philosophie de Maine de Biran, en situant la place qu’occupe le Journal dans son élaboration.
Thierry de Toffoli commence donc par montrer dans la première partie du premier chapitre que le fait primitif chez Maine de Biran est au fondement de notre être sentant, et de notre être moral. Après avoir rappelé que l’expérience subjective inaugurale ne saurait être une introspection, Toffoli montre qu’elle préside à l’émergence de l’être sentant lui-même. A l’instar de Condillac, Maine de Biran entreprend de décrire l’engendrement des sensations, mais prend ses distances avec ce courant auquel Torricelli rapporte l’entreprise condillacienne, celui des idéologues objectifs. On pourrait dès lors attribuer à Maine de Biran la démarche d’un idéologue subjectif pour lequel les cinq sens ne seraient que des fonctions organiques si une expérience subjective originaire ne sous-tendait nos expériences sensorielles. Les diverses sensations dont Condillac illustre la genèse doivent être reconnues comme nôtres, sans quoi elles ne seraient pas même des sensations. La réflexion est cette activité, fait primitif sur lequel se fonde le sentiment du moi, et par conséquent l’appropriation des sensations. C’est parce qu’elle est ce sens intime, qui a le privilège de se définir par son exercice, et fournir ainsi aux autres sens un pôle d’appropriation et d’unification au sein de la subjectivité. Ce fait primitif, en tant expérience d’ipséité, va pouvoir déterminer la sphère de ce qui nous appartient en propre, au premier chef, celle du corps propre. Cette expérience est donc en même temps celle d’une limite, interprétée par Maine de Biran comme une limite que le corps impose au pouvoir du moi : « en même temps donc, qu’il fonde l’agir comme mon agir propre, il fonde mon rapport au corps propre et par conséquent fonde la limitation de mon pouvoir » (p.25). Le fait primitif est l’expérience du pouvoir du moi en même temps que d’une résistance, celle du corps biologique, qui n’en laisse pas moins d’être perçu dans le fait primitif comme un corps propre. Ce paradoxe d’une expérience qui, en même temps qu’elle est une prise de conscience du corps propre, est reconnaissance d’une résistance au moi, en fait une expérience de la liberté. Attestation d’une causalité originaire du moi ou encore légitimation d’une revendication par le moi de son pouvoir, le fait primitif fonde une conception volontariste de la liberté, qui existe parce qu’elle se pose dans un acte réflexif concret. L’avènement de cette expérience est contingent, mais son efficacité est nécessaire. Ponctuel et intermittent, cet acte est néanmoins réitéré. Puisque je me retrouve le même chaque fois qu’il se renouvelle, cette expérience privilégiée va pouvoir fonder notre être moral lui-même. L’originalité de la philosophie de Maine de Biran est de révéler la fécondité de l’expérience subjective de l’échec car c’est dans la conscience de notre impuissance que se situe l’exercice le plus primitif de l’effort volontaire. Cette conscience agit ainsi comme une source de régénération apte à transformer l’être encore passif en un sujet autonome, au sens kantien du terme : un être capable d’un acte désintéressé, qui se détermine sans égard pour les mobiles de la sensibilité. Dès lors le problème posé par l’instantanéité et la contingence du cogito, qui obligeait Descartes à poser la res cogitans, au terme d’un raisonnement dont la rapidité fut tant décriée, et dont la légitimité est contestée par Maine de Biran lui-même, trouve ici une solution originale : d’une part la reprise réflexive de ma propre passivité révélant la réalité du pouvoir qui m’appartient me permet d’interpréter rétrospectivement ma passivité comme un mensonge et le ressaisissement de soi comme un devoir ; d’autre part, l’ignorance dans laquelle je suis tenu concernant ma substantialité, jointe à la conscience présente de mon être et de mon pouvoir, m’interdit de désespérer de moi-même et des autres (p. 33). Il en résulte une éthique concrète, qui est d’abord une éthique exigeante de la sincérité, éthique du cœur qui ne demande rien d’autre que l’exercice du fait primitif, le ressaisissement de soi dans l’acte réflexif qui institue le moi en sujet pratique des actions du corps propre.
La deuxième partie du premier chapitre, montre que la dualité inhérente au fait primitif lui permet de fonder notre connaissance elle-même : la relation sujet-objet inhérente à toute connaissance dérive de la dualité originaire du fait. Celui-ci est « le pôle subjectif de la relation sujet-objet » (p.39). Mais s’il peut fonder cette relation, c’est précisément parce qu’en lui, la relation ou le rapport des deux termes est un rapport de soi à soi qui ne saurait être compris sur le modèle du rapport sujet/objet. Il s’agit bien plutôt d’un écart de soi à soi, écart que prend la conscience réflexive par rapport à une conscience pré-réflexive, dont elle demeure inséparable comme l’effort voulu par rapport à son terme : la résistance organique. Cette dualité originaire ou écart de soi à soi qui structure le fait primitif dessine une place pour l’autre que moi, et rend cette ouverture à l’autre constitutive de mon existence elle-même. Mais ce lieu de l’autre en moi n’est pas encore un accès aux choses mêmes, les faits qui se donnent dans leur phénoménalité restent appréhendés dans l’immanence de la subjectivité, tout de même que le pouvoir du moi permet certes d’atteindre la causalité du moi dans l’effort mais ne saisit aucune causalité extérieure. Nous restons aux prises avec la phénoménalité des faits, et ne sommes pas en mesure d’atteindre ce qui est extérieur au moi, et indépendant de l’activité qui le pose et l’oppose à lui-même. Ce qui m’affecte irréductiblement de l’extérieur - ma propre substance, mon âme elle-même - n’est pas l’affection passive que je m’approprie et que je fais mienne. Je ne saurais donc avoir un accès immédiat à son être. Néanmoins Maine de Biran ne saurait se satisfaire d’un accès médié par un raisonnement qui poserait des généralités abstraites en guise de principe : « c’est toujours à cette activité qui n’est que l’acte du fait primitif, encore une fois repris par Biran, qu’il faudra se référer si l’on veut comprendre comment il peut y avoir du véritablement autre pour moi ». Au fond, jusqu’ici nous avons posé de façon absolue ces faits relatifs que sont les phénomènes. Nous pouvons inverser la perspective en passant à un point de vue relatif sur l’absolu. Il s’agit de convoquer une pensée abstrayante et non abstraite, qui pose inéluctablement, dans un acte de croyance qui relève encore du fait primitif, le monde de l’extériorité : « Avant le moi, il n’y a rien ; le noumène de l’âme, les formes, les virtualités, les facultés qu’on lui attribue a priori sont objet de croyance et non de science » (Maine de Biran, Réponse à Stopfer, cité par Thierry de Toffoli, pp. 56-57). Ce n’est pas par la médiation d’un raisonnement spéculatif que j’atteins le monde extérieur, les choses mêmes dans leur être, mais c’est par le détour de la croyance que le fait primitif fonde la légitimité de l’affirmation de leur existence et de leur efficace. Mais l’asymétrie entre la croyance et la connaissance ne devrait-elle pas nous interdire d’attribuer à la science autre que la psychologie des savoirs absolument certains ? C’est le premier échec de sa philosophie aux yeux de Thierry de Toffoli. Mais cet échec à fonder véritablement la science ne saurait être déploré dans la mesure où il est le revers de cette ouverture structurelle du moi à l’autre, au sein du fait primitif lui-même. Cette présence intérieure et immédiate de l’autre comme sujet, fonde la relation de réciprocité entre les consciences. Comme le dit Thierry de Toffoli : « manquer d’une autre vie, c’est manquer sa vie ». Cette découverte de Maine de Biran était féconde et ouvrait un chemin pour une philosophie morale dont le Journal porte l’empreinte, bien qu’il ne la développe pas de façon aboutie.
La troisième partie du premier chapitre revient alors sur le Journal et montre comment se joue en lui ce que Thierry de Toffoli appelle une anthropologie réflexive, dont on découvre toute la portée à la fin de son ouvrage. Le Journal nous montre à l’œuvre l’effort, le fait primitif chez Maine de Biran lui-même, mais ses méditations s’ancrent sur les apports de la psychologie à la philosophie morale, en même temps qu’elles en prolongent les implications. Le problème philosophique de la recherche d’un fondement théorique se déploie à présent sur un mode exclusivement existentiel. Le grand problème d’une existence humaine est en effet cet écart à soi-même et aux autres, que le fait primitif a révélé. La résolution de ce drame implique le ressaisissement de soi toujours renouvelé, dont le fait primitif est le témoignage, quoique la réitération indéfinie de l’effort primitif ne puisse atteindre la stabilité de l’être substantiel. Cette limite du procès de fondation est à présent une limite vécue personnellement, que chacun doit rencontrer dans sa vie, à l’instar de notre auteur : l’impossible achèvement de l’auto-constitution de soi par le fait primitif. La relation de réciprocité entre les consciences peut, toutes choses égales par ailleurs, suppléer les tentatives réitérées mais non abouties : « par ses relations, le moi se constitue en son fond et sa durée. Par-là, il essaye de faire exister l’être dans sa continuité » (p.71). Mais le point d’appui que fournit au moi sa relation à autrui nous permet d’atteindre une constance qui demeure néanmoins fragile. C’est l’expérience qu’a faite Maine de Biran avec la mort de sa première femme : « un point d’appui qui s’ancre dans la vie, s’envole avec la mort » (p.72).
Dans un deuxième chapitre, Thierry de Toffoli s’efforce de restituer le processus de formation de la pensée de Maine de Biran, à partir des indications qu’en donne le Journal, autant que les premiers écrits. Il s’agit de tester la validité de l’hypothèse qui décèle la trace d’une problématique commune derrière les épreuves de la vie narrées dans le Journal et les réflexions proposées par la philosophie de la maturité. On découvre alors une double filiation à la pensée de Maine de Biran. Inspiré par l’appel à une fusion avec la nature des Rêveries et de la Profession de foi du vicaire savoyard, il trouve aussi dans le questionnement de Cabanis, « tel état physique étant donné, déterminer l’état moral et vice versa », un écho aux interrogations que les épreuves de la vie et son tempérament lui imposaient. Déjà néanmoins, derrière la rhétorique rousseauiste et l’intérêt pour la correspondance entre les variations dans l’état physique et dans l’état moral, affleure le problème qui le hante. Ce problème n’est pas spéculatif, quoi qu’il donne toute son orientation à sa philosophie : « je voudrais, si jamais je pouvais entreprendre quelque chose de suivi, rechercher jusqu’à quel point l’âme est active, jusqu’à quel point elle peut modifier les impressions extérieures, augmenter ou diminuer leur étendue par l’attention qu’elle leur donne, examiner jusqu’où elle est maîtresse de cette attention » (Vieux cahier, 1794, cité par Thierry de Toffoli, p. 96). Le problème qui impulse sa pensée n’est déjà plus celui des correspondances entre les états mentaux et physiques, mais bien celui du pouvoir de la volonté, et de l’acte réflexif qui l’affirme et l’exerce à la fois. Maine de Biran préconise alors une démarche qui consiste à mener des observations sur soi-même, observations qui sont au sens propre autant d’expérimentations. Mais le projet qui sera celui du Journal est reporté alors même que la rédaction du Vieux cahier entre 1792 et 1794 semblait annoncer sa mise en œuvre. Néanmoins le lien intrinsèque au sein de la science psychologique entre le questionnement moral et le questionnement théorique est régulièrement affirmé, du Mémoire sur la décomposition de la pensée (1807) dans lequel Maine de Biran signale son projet de rédiger un deuxième volume portant sur une deuxième espèce de faits primitifs qui renvoient, selon Thierry de Toffoli, aux sentiments moraux, à l’Essai sur les fondements de la psychologie (1812). Dans ce dernier ouvrage, Maine de Biran affirme cette fois une corrélation entre les avancées théoriques et celles de la pratique. Pendant que progresse la connaissance de nos facultés, celles-ci se développent aussi, du moins s’aiguisent dans « leur direction, soit intellectuelle, soit morale » (cité, p. 99). Ce qui intéresse Thierry de Toffoli ici, c’est cette reconnaissance fondamentale d’une identité de principe de la philosophie théorique et de la philosophie pratique, ainsi que du développement intellectuel et moral. C’est dans l’Essai que le programme de la psychologie va s’infléchir. Celle-ci est à présent considérée par Maine de Biran comme étant indissociablement une philosophie théorique et pratique. On va s’intéresser alors en même temps aux facultés actives et aux facultés passives, dans la composition de l’homme. Maine de Biran semble en pleine possession de sa philosophie morale : l’attention et la réflexion sont des facultés morales, actives ; le pouvoir de la conscience, sa causalité réelle sont des faits irrécusables. Il convient de distinguer, dans l’immanence des sentiments, des passions, des désirs, la part qui revient à la volonté et celle qui vient d’une détermination extérieure au moi, afin de prendre les bonnes décisions. Car ce qui n’est pas en notre pouvoir, à l’instar de la vie organique, n’agit pas non plus de lui-même sur notre existence morale. A l’inverse, la sensibilité, l’affectivité, malgré la résistance qu’elles semblent opposer à la volonté, sont entièrement en notre pouvoir. La voie semble donc ouverte pour que notre auteur atteigne son salut dans l’existence. Pourquoi alors reprendre le projet du Journal, projet qui avait initialement pour but de progresser sur les voies de l’auto-constitution de soi, de la morale et de la sagesse ? Malgré sa philosophie de la volonté, le progrès moral se fait attendre : « entraîné en divers sens contraires, je ne suis que passif, ma raison devient nulle, je dis ce que je ne voudrais pas dire, je fais ce que je ne voudrais pas faire » (Journal, cité par Thierry de Toffoli, p. 105). Maine de Biran semble devoir affronter un échec. Les résultats de sa philosophie ne résistent pas à l’épreuve de la réalité (p. 108). C’est de cet échec que naîtra la philosophie de la réflexion. Il s’agira d’abord de repenser la passivité de la conscience. Dans l’Essai apparaissait déjà pour la première fois l’idée d’un moi passif, sur la base duquel pourra être pensée une reprise de soi par soi. A présent, Maine de Biran ne semble plus concevoir que la volonté puisse s’opposer aux affections passives, sans en passer par une appropriation. Il faut nous rendre présent à notre propre passivité. On comprend dès lors que le savoir de la nécessité qui nous emporte est la condition d’une appropriation.
Force est de constater que Maine de Biran mobilise régulièrement et en particulier dans le Journal, un « regard de derrière » sur ses propres actes, qui semble faire du « moi » le spectateur des mouvements qui l’affectent. Il n’est pourtant pas question de renoncer à l’idée d’un pouvoir réel de la volonté sur les actions qui émanent du corps propre. La passivité, ou l’absence du sujet à lui-même, est une modalité de la conscience de soi, et le germe de la réflexion elle-même, qui permettra la réappropriation par la conscience des mouvements dont elle expérimente l’impulsion dans le corps et la subjectivité propre. Si la conscience peut être le témoin des mouvements d’un moi passif, c’est qu’elle est en son fond un acte de réflexivité, et une capacité de réappropriation, susceptible de modifier le cours des émotions et des impulsions qui se jouent dans l’immanence de la subjectivité. Comment s’opère cette réappropriation ? C’est en fixant la terminologie de la réflexivité que Thierry de Toffoli dégage la réponse de Maine de Biran. Ce faisant il restitue au système de Maine de Biran toute la cohérence et l’unité, que les analyses éparses laissaient difficilement entrevoir. Il nous propose une analyse serrée, qui détermine rigoureusement les significations respectives des notions d’attention, d’aperception, et de réflexion, tout en délimitant très précisément leurs recoupements. On comprend que c’est dans cette triade que se joue toute l’originalité et la fécondité de la philosophie de Maine de Biran. La réflexion est à la fois un acte originaire, immanent à la vie de la subjectivité, impliqué par chaque acte perceptif, et un redoublement de l’aperception, rare et singulier, qui caractérise en propre la spéculation du psychologue. On peut donc tout à la fois distinguer le système perceptif et le système aperceptif tout en reconnaissant une réflexion naturelle, corrélative de la perception (et de l’attention qui la caractérise). C’est que l’attention comme la réflexion s’origine dans une aperception spontanée, qui se déploie sous ces deux modalités : dans l’attention qui, absorbée par le produit objectif de la perception, oublie l’acte originaire qui la conditionne, et dans la réflexion ou aperception redoublée, tout entière tournée vers cet acte. Il faut dire alors que « l’attention est réflective sans être réflexive » (p.151), ou encore que « l’attention m’ouvre sur le monde », tandis que « la réflexion m’ouvre sur moi-même » (p. 153). La réflexion est donc présente dans l’attention, mais n’est pas la finalité de l’activité de la volonté. Thierry de Toffoli introduit ici la notion de « réflexion continuée » pour désigner l’activité de retour sur soi de l’aperception, c’est-à-dire l’activité réflexive qui redouble l’effort originaire de la conscience en vue cette fois d’en comprendre l’activité. Il y a là une « conception quantitative de la conscience » (p. 155). S’il y a bien une réflexion naturelle immanente à l’attention, la réflexion continuée témoigne quant à elle d’un effort et d’une tension supérieure à celle qui est à l’œuvre dans l’attention : « la conscience est effort, tension, elle peut donc sans contradiction se relâcher, c’est-à-dire détendre le ressort qui la lie à elle-même, réduisant du même coup le degré de présence à soi qu’elle déploie » (p. 155). Telle est la situation de l’attention. Mais dans la réflexion continuée au contraire la tension s’accroît, et la présence à soi gagne en intensité, ce qui permet au psychologue d’accéder à une compréhension des opérations de l’esprit humain : « la réflexion est cette faculté à l’aide de laquelle l’esprit humain examine ses propres opérations ; le nombre de personnes qui cultivent cette faculté ou qui sont capables de l’exercer est extrêmement faible » (Maine de Biran, Journal, « notes philosophiques et travaux de choix », 14 mars 1811, cité par Thierry de Toffoli).
C’est alors que le rôle et la portée du signe linguistique apparaissent : ce qui caractérise la réflexion continuée, c’est qu’elle prend appui sur le signe. Cela ne fait pas du signe une médiation entre moi et moi-même. La réflexion est toujours une « présence à soi sans distance » (p.158), par laquelle je m’assure de mon existence. Elle est ce retour vers l’acte origine de l’effort, auquel renvoie le signe volontaire, et non la représentation de ce signe, laquelle relève de l’imagination. Ce que la réflexion apporte par rapport à l’attention est l’idée de mon existence individuelle, en sus du simple sentiment de cette existence. Mais ces signes qui permettent la formation de l’idée sont d’abord l’effet d’une institution volontaire par la réflexion originaire, et celle-ci n’est donc pas un simple effet linguistique, une fonction du signe. La structure duelle du signe comme du fait primitif ne permet pas de réduire le second au premier. Le signe est le moyen principal de la réflexion, mais il n’en est pas le moteur et l’initiative revient à la volonté. C’est grâce à cet appui sur le signe, que la réflexion peut « rebondir » et lutter contre la pente naturelle de l’habitude et la tendance à se laisser absorber par les objets de l’attention ; c’est grâce à cet appui que le moi peut se ressaisir. Nous retrouvons donc cette place centrale du signe à la fin de l’ouvrage de Thierry de Toffoli, qui s’achève par une étude des instruments de la réflexion, éclairant la portée éthique de la philosophie de Maine de Biran. Le premier signe sur lequel la réflexion peut prendre appui pour se ressaisir, est un sens interne : le sens de l’ouïe uni à la voix. Il s’agit là de « l’organe de la réflexion ». La parole active est « un vouloir sensibilisé » ou « une sensibilisation du vouloir » (p. 169). Grâce à cet appui, la réflexion pourra s’inscrire dans une démarche qui n’est plus celle du psychologue, mais un effort de reprise de ses propres actes passés, articulés à une conduite dotée d’une portée éthique. Il s’agit à présent d’étudier les moyens d’une « régénération » du sujet. Il s’agit là de l’exercice de la liberté, qui doit utiliser la mémoire, grâce à laquelle nous pourrons rompre avec l’oubli de soi, inhérent à l’imagination. Mais la conscience peut encore diriger indirectement les associations de l’imagination, dans la mesure où elle peut s’approprier ses productions spontanées en y joignant des signes volontaires. Elle confère ainsi à la volonté, non pas le pouvoir de produire la première impulsion de l’imagination, mais celui de reproduire l’image. Ce faisant l’individu « parvient à produire artificiellement en lui les mouvements involontaires des passions ». Que le signe permette à la volonté de s’exercer sur l’imagination comme sur la mémoire, grâce à la réflexion dont elles sont les instruments, éclaire a posteriori toute l’importance que pouvait revêtir le Journal pour Maine de Biran. C’est bien une mise en pratique d’une philosophie qui voyait dans la réflexion le principe d’une liberté concrète.
Marianne Eddi