Franck Fischbach, Le sens du social : La puissance de la coopération, lu par Jean-Jacques Cadet
Par Jérôme Jardry le 15 janvier 2016, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
Franck Fischbach, Le sens du social : La puissance de la coopération, lu par Jean-Jacques Cadet, Lux Humanités, 2015
Le dernier ouvrage de Franck Fischbach, à savoir Le sens du social, s’inscrit dans le prolongement de ses multiples travaux sur la notion de social. Dans Manifeste pour une philosophie sociale publié en 2009, il était déjà question de la penser tout lui forgeant un nouveau sens. Dans ce dernier livre, l’auteur insiste plutôt sur des points d’appui objectifs et surtout sur les contributions de la philosophie à cette « quête du sens ». A travers ce double mouvement, il analyse de nouvelles pratiques créatrices dans le travail, la coopération, qui représentent, dit-il, « les bases sur lesquelles peut se constituer ce nouveau sens du social ». Ainsi la philosophie doit partir de cette possibilité réelle pour instaurer ce nouveau sens du social. Néanmoins, il faut qu’elle soit réformée en la guérissant d’ « un mépris pour le social », comme il peut exister chez certains théoriciens de la restauration de la philosophie politique. D’où le point de départ pour ériger « le social en catégorie philosophique », dans le sens que lui donne le philosophe pragmatique américain John Dewey.
Pour bien réformer la philosophie, il faut, précise Franck Fischbach, débarrasser le terrain occupé par le dualisme individu/social et par l’apologie du « commun ». Certains intellectuels opposent le social à l’individu et rendent son émergence responsable du dépérissement de la politique. Ainsi, le dénigrent-ils au profit du « commun ». C’est ce que Franck Fischbach étudie dans la première partie, en insistant sur Jacques Rancière et Miguel Abensour chez qui ce « mépris du social » se serait constitué. Ces deux philosophes privilégient, la politique (l’idée de commun) au point qu’elle institue le social. Ils prônent la différence de la politique par rapport à ce dernier. La fascination pour le commun que l’on retrouve aussi chez les promoteurs de l’idée de communisme (notamment Alain Badiou et Slavoj Zizek) ne fait que « déprécier la signification du social ». L’auteur conteste tous ces positionnements en mettant le social au premier plan : « Nous posons donc une priorité du social sur le commun parce que le social est une conduite, un agir, une certaine manière d’agir et de se conduire dans les rapports avec les autres », affirme-t-il pour évacuer le commun qui, poursuit-il, serait de l’ordre de l’être. En en faisant une priorité, la philosophie pourrait atteindre à une conceptualisation de haut niveau de la notion du social.
Le nœud de l’ouvrage se situe dans la démarche philosophique d’appréhender le social. Elle ne fait pas que le décrire, elle l’évalue aussi. C’est-à-dire qu’elle s’inscrit, selon l’auteur, dans une « double manière à la fois descriptive et normative ». Ce qui la différencie de la sociologie, ce n’est pas la dimension normative du social, c’est plutôt le niveau d’attention accordée à ce normatif. L’auteur parle de « prépondérance du normatif en philosophie sociale », tandis qu’en sociologie c’est l’approche descriptive qui domine. Néanmoins, la « sociologie critique » de Pierre Bourdieu joue entre les deux postures épistémologiques, pensant les rapports sociaux au regard du désirable et de souhaitable. Ainsi, on peut dire que la philosophie sociale est porteuse d’un projet d’émancipation axé sur le travail.
L’ouvrage se termine sur le lien existant entre ces deux derniers. Constatant le déclin des critiques sociales pour le travail, il propose de le considérer comme le terrain permanant de la reconstruction du social. « Le travail, écrit l’auteur, est la pratique par laquelle les acteurs inventent ensemble des solutions communes à des problèmes collectifs ». Par là, le travail, s’il est politique, est non seulement politique, il est surtout démocratique du fait de cette participation collective. D’où sa dimension coopérative impliquant « une projection collective vers une œuvre commune que l’on ne trouve pas absolument pas dans la coordination, simple connexion d’activités individuelles menées indépendamment les uns des autres ». La reconstruction du social devrait passer par un « agir coopératif » qui mettrait tous les individus et les groupes en interaction permanente. Et il n’y aurait aucune place pour la concurrence et l’intolérance.
Cette enquête cherche à combattre par la « puissance de la coopération » toute logique identitaire qui tend à cloisonner la société, à donner une place à chacun en créant de juxtaposition. La pratique de la coopération tend à déranger ce « partage du sensible » (Jacques Rancière) dans une dynamique de reconstruction de la société. Avec la coopération dans le travail, écrit Franck Fischbach, la différence est utilisée au profit d’un vivre ensemble très riche en termes de participation. Sans tomber dans le piège d’une absolutisation du travail, son enquête pose la question de l’évaluation du concept de travail, et de sa place dans toute nouvelle théorie critique sociale.
Jean-Jacques Cadet