Ruwen Ogien, Penser la pornographie, PUF 2008, lu par Jonathan Racine

Dans le champ de la philosophie morale, Ruwen Ogien a développé avec clarté et vigueur les principes d’une éthique minimale. Celle-ci pourrait se réduire à un principe fondamental, vis-à-vis d’autrui : ne pas nuire !

Ogien s’oppose fermement à ce qu’il appelle ‘éthiques maximalistes’ incarnées notamment par le recours kantien à la dignité humaine ou par une éthique des vertus de type aristotélicien.

Un des intérêts de l’œuvre d’Ogien, outre ses qualités intrinsèques d’argumentation, est la confrontation avec des questions d’éthique pratique. C’est dans cette catégorie qu’il faut ranger cet ouvrage sur la pornographie.

Il s’agit plus d’une illustration qu’une défense du minimalisme éthique. A plusieurs reprises, on raisonne en supposant que celui qui adhère aux principes de l’éthique minimale ne peut accepter telle ou telle conclusion. Autrement dit, le raisonnement risque de ne pas convaincre celui qui n’adhère pas aux principes en question. N’y a-t-il pas une faute argumentative qui consiste à poser d’emblée des principes, et à tirer des conséquences…  qui ne valent que ce que valent les principes ? A ceci on peut répondre qu’Ogien a évidemment défendu ces principes dans d’autres ouvrages (L’éthique aujourd’hui : maximalistes et minimalistes). Mais on peut aussi considérer que l’intérêt de principes peut, non pas se démontrer, mais plutôt transparaître à travers ce que l’on peut en faire, les conclusions que l’on peut en tirer. Inversement, les détracteurs d’Ogien considèrent parfois que les conséquences – à leurs yeux scandaleuses – que l’on peut tirer des principes est une raison quasi suffisante pour les invalider. Tout en étant conscient de la possibilité de cette dernière posture, il nous semble possible de lire ce livre en admettant qu’il repose sur des principes justifiés par ailleurs, et qu’il contribue en outre à leur donner un poids supplémentaire.

 

Avant d’entrer dans le vif du sujet, précisons bien l’objet traité : on peut être étonné de ne voir aucune considération sur le corps et l’argent, sur l’aspect économique de l’industrie pornographique. On peut également se demander si le fait de laisser cette question économique de côté n’a pas pour conséquence fâcheuse d’abandonner aussi toute perspective ‘politique’, concernant d’éventuels rapports de domination directs dans le monde de la production pornographique.

A ceci il faut répondre que là encore, Ogien ne laisse le sujet de côté que parce qu’il le traite par ailleurs (cf. Le corps et l’argent, paru 2 ans plus tard, en 2010). De même, au niveau des principes, on complétera utilement l’ouvrage sur l’éthique par celui sur l’État (L’État nous rend-il meilleur?). Aussi, ce livre ne traite pas de la prostitution, qui a pour point commun avec la pornographie le commerce des corps. Il traite des œuvres pornographiques, du spectacle qu’elles représentent. Cela ne signifie pas qu’il se désintéresse totalement de la question des ‘acteurs’ (dans tous les sens du termes), bien au contraire : « En réalité, la seule question relative à la production qui pourrait se poser, dans la perspective où je me place, est celle de savoir pourquoi la dénonciation des conditions de production de la pornographie aboutit, la plupart du temps, à la condamnation de la pornographie et non à la revendication de meilleures conditions de travail pour les travailleuses et travailleurs de cette industrie »

Quant aux autres aspects « répugnants » de la production pornographique, ils ne lui sont pas spécifiques.

 

Chapitre 1 : Morale, moralisme et pornographie

 

Ce chapitre rappelle les principes de l’éthique minimale qui servent de base à l’ensemble de la discussion :

1) neutralité à l’égard des conceptions substantielles du bien  - et notamment, en ce qui concerne notre problème, à l’égard du ‘bien sexuel’ ;

2) principe négatif d’éviter de causer des dommages à autrui ;

3) principe positif qui nous demande d’accorder la même valeur à la voix ou aux intérêts de chacun.

Dans la mesure où cette éthique minimale est présupposée dans la suite de l’argumentation, il est évident que l’on peut se demander quelles raisons nous avons de l’accepter. Une raison forte qui a les faveurs d’Ogien, c’est qu’il s’agit du « meilleur ensemble de principes moraux qui se dégage de la confrontation rationnelle » des principales théories morales. Mais selon lui, on peut aussi les accepter négativement comme les principes les plus appropriés aux sociétés démocratiques caractérisées par un pluralisme des conceptions du bien.

La philosophie politique et morale invoque souvent le partage entre le juste et le bien, et selon Ogien, cette distinction permettrait de résoudre nombre des problèmes moraux liés à la pornographie.

Les interlocuteurs privilégiés sont « les libéraux pornophobes », plutôt que « les conservateurs ». Ceux qu’Ogien appelle ‘libéraux pornophobes’ acceptent globalement les principes de l’éthique minimale, pour en tirer des conclusions opposées. Tandis que les ‘conservateurs’ défendent l’idée que la pornographie est une représentation perverse de la sexualité, ce qui suppose nécessairement une certaine conception du bien sexuel. Cette représentation est condamnée car ‘perverse’ et au nom de ses effets potentiels sur les relations sexuelles réelles. Cette approche est très certainement défendable. Néanmoins, une conception substantielle du bien sexuel est tout de même devenue délicate à endosser dans la mesure où on se demande bien quel pourrait en être le fondement.

Ce que Ruwen Ogien reproche aux libéraux pornophobes (et qu’il ne peut certes reprocher aux conservateurs, du moins pas aussi facilement), c’est fondamentalement d’être incohérents avec leurs propres principes, sous l’effet d’une « panique morale ». C’est cette incohérence qu’il va s’attacher à mettre au jour.

 

Chapitre 2 : Pourquoi est-il si difficile de définir la pornographie ?

 

La question de la définition semble incontournable dans la mesure où qualifier une œuvre de pornographique revient à la soumettre à un jugement de valeur négatif qui épargne une œuvre considérée comme ‘érotique’ (ce jugement de valeur peut avoir en outre des implications juridiques). Or, y a-t-il le moindre critère vraiment satisfaisant pour opérer une distinction entre les œuvres pornographiques et les autres, et ainsi donner quelque fondement objectif aux jugements de valeur en question ? Certes, comme le reconnaît l’auteur, fournir des définitions rigoureuses d’un terme du langage naturel est souvent délicat. Néanmoins la difficulté à établir des critères clairs ne peut que fragiliser la position des ‘pornophobes’, dont on attend qu’ils soit capables de préciser quel est l’objet de leur condamnation.

L’auteur examine les différents critères suivants :

« 1 / Intention de l’auteur de stimuler sexuellement le consommateur.

2 / Réactions affectives ou cognitives du consommateur (positives comme l’approbation, l’attraction, l’excitation sexuelle, le plaisir, l’admiration, ou négatives comme la désapprobation, la répulsion, l’agacement, le dégoût, l’ennui).

3 / Réactions affectives ou cognitives du non-consommateur (en principe, seulement négatives)

4 / Traits stylistiques tels que représentation d’activité sexuelle non simulée, répétition des scènes de pénétration, multiplication de gros plans sur les organes sexuels, langage cru, etc.

5 / Traits narratifs tels que la ‘dégradation’, l’ ‘objectification’, la ‘réification’, la ‘déshumanisation’ des personnages.

Les critères (1), (2) et (3) peuvent être dits ‘subjectifs’, parce qu’ils font référence à des états mentaux ou affectifs de l’auteur, du consommateur ou du non-consommateur. Les critères (4) et (5) peuvent être dits ‘objectifs’, parce qu’ils font référence à la forme et au contenu des représentations seulement. »

L’auteur n’a pas trop de mal à montrer la fragilité des premiers critères, principalement en raison de leur caractère subjectif. Il décompose sa discussion en renvoyant aux chapitres suivants l’examen des critères dit ‘objectifs’, souvent invoqués par les féministes.

 

Chapitre 3 : La pornographie est-elle une invention moderne ?

 

La difficulté à définir la pornographie s’accentue si on adopte une perspective historique. N’y a-t-il pas eu des représentations ‘pornographiques’ à toutes les époques où il y a eu représentation ? Néanmoins des travaux défendent l’idée que la pornographie est une invention spécifiquement moderne (par exemple : Hunt L. (ed.), The Invention of Pornography. Obscenity and the Origins of Modernity, 1500-1800). L’idée générale est la suivante : après la Révolution française, les représentations explicites d’activités sexuelles auraient cessé d’avoir une fonction politique (ridiculiser les nobles ou les curés) ou religieuse (exalter la fécondité). La pure stimulation sexuelle serait à ce moment devenue la seule fonction de ces représentations.

Une autre version de cette thèse de l’invention moderne serait que « c’est à partir du XIXe siècle seulement, et dans le monde ‘occidental’ seulement, que la justification publique du contrôle et de la répression de la production, de la diffusion et de la consommation de représentations sexuelles explicites aurait cessé de s’exprimer en termes religieux ou politiques et commencé à être formulée en termes moraux ».

Face à de telles thèses, l’auteur cherche à éviter un relativisme absolu qui saperait le caractère normatif de son enquête :  « En réalité, dans toute discussion portant sur la définition de la pornographie, il y a des aspects qui ne sont pas relativistes. On y fait appel en permanence à des conceptions générales de l’art (sur le rôle de l’intention de l’auteur dans la détermination des caractères de l’œuvre, sur la nature nécessairement globale de toute appréciation raisonnable d’une œuvre d’art, etc.), à des conceptions morales (la déshumanisation, l’objectification, etc.), des réactions émotionnelles (de plaisir, de dégoût, d’excitation sexuelle, etc.), des théories psychologiques (catharsis, imitation, habituation, etc.), qui toutes ont une valeur universelle. L’analyse conceptuelle de la pornographie se distingue précisément de l’analyse historique ou sociologique parce qu’elle insiste surtout sur ces aspects universels. »

Il conclut le chapitre en considérant que la recherche d’une ‘essence’ de la pornographie n’est pas nécessaire dans la mesure où il s’agit seulement de se demander « si les arguments des adversaires présents de la pornographie sont plausibles ou cohérents dans les termes qu’ils posent eux-mêmes, c’est-à-dire selon leurs propres définitions et conceptions ».

 

Chapitre 4 : Comment se pose aujourd’hui le problème de la pornographie ?

 

L’auteur fait un rappel sur la loi française, les résolutions du CSA et la question de la classification des films. Selon lui l’ensemble du raisonnement juridique semble entaché d’une incohérence fondamentale. D’un côté, un jeune de 15 ans est sexuellement majeur, puisque c’est seulement avec des mineurs de 15 ans que les adultes ne sont pas autorisés à avoir des relations sexuelles. D’un autre côté, l’accès à la pornographie est officiellement interdit aux moins de 18 ans.

Par ailleurs, dans les questions de classification, le caractère subjectif et arbitraire des définitions ressort de manière inévitable (l’affaire du film Baise-moi est notamment évoquée).

Un regard très critique est porté sur un rapport souvent cité, commandé par S. Royal alors ministre de la famille (L’environnement médiatique des jeunes de 0 à 18 ans : que transmettons-nous à nos enfants ? 2002). Ce rapport pointe les dangers psychologiques et plus généralement les effets délétère sur la jeunesse dont la pornographie pourraient être porteuse.

Une comparaison est faite avec un épisode intéressant de l’histoire de la lutte contre la pornographie : « Vingt ans auparavant, aux États-Unis, les élus conservateurs de la ville de Minneapolis firent malicieusement appel à deux célèbres avocats de la cause féministe, l’écrivain Andrea Dworkin et la juriste Catharine MacKinnon, dans l’espoir de trouver des arguments pour la fermeture des sex-shops qui marcheraient un peu mieux que les leurs ». Celles-ci rédigèrent alors un projet d’ordonnance faisant de la pornographie une atteinte aux droits civils.

Il y a des différences entre les deux situations, notamment dans le premier cas on invoque la protection des mineurs, dans le second la dégradation de la femme. Mais un point commun semble plus important. En effet, « dans les deux cas, le raisonnement anti-pornographie exclut les arguments ‘moralistes’ ». Ce qui est invoqué, ce sont « des arguments de protection à l’égard de dommages précis… Bref, dans les deux cas, le raisonnement anti-pornographie s’appuie sur les principes de l’éthique minimale. »

La question est donc reformulée dans une forme qui fait sens pour un partisan de l’éthique minimale : « la diffusion des formes les plus significatives de pornographie nuit-elle gravement à autrui ou porte-t-elle atteinte à certains droits fondamentaux ? ». Les chapitres suivant se concentrent sur cette question, après un détour de méthode.

 

Chapitre 5 : La science est-elle pornophile ou pornophobe ?

 

La question sur laquelle s’achève le chapitre précédent demande une enquête empirique dont on se doute qu’elle n’est pas aisée : disposons-nous de données scientifiques qui nous permettrait de constater le dommage éventuel produit par la pornographie ? Les résultats des études peuvent donner des résultats franchement contradictoires (avec deux ‘explications’, celle de l’imitation et celle de la ‘catharsis).

Renonçant à une étude détaillée, l’auteur distingue les problèmes normatifs et les problèmes épistémologiques. Les premiers concernent le poids qu’il faut accorder à ces études dans notre réflexion morale. Par exemple, en admettant que l’on puisse soupçonner une représentation d’avoir un effet criminogène, faudrait-il nécessairement l’interdire ? On pourrait poser la question pour la Bible ou le Coran !

Dans la catégorie des problèmes épistémologiques, on peut pointer parfois la confusion qu’opèrent certaines études entre effets psychologiques et effets idéologiques, entre représentation de la violence et pornographie. Un autre problème majeur est la difficulté de passer de corrélations à celle d’un lien causal direct, ce qui supposerait une explication solide.

Dans la mesure où les dommages, notamment psychologiques, ne sont pas attestés, il faut se concentrer sur l’autre volet de l’argumentaire anti-pornographique évoqué, celui d’une atteinte à des droits fondamentaux.

 

Chapitre 6 : La pornographie est-elle une forme insidieuse de discrimination sexuelle ?

 

L’idée avancée par McKinnon et Dworkin est que la pornographie pose un problème sur le plan du droit car elle contient un message politique d’inégalité envers les femmes. Mais sur le terrain juridique américain, le débat peut prendre une forme paradoxale : l’auteur mentionne une décision de justice américaine de 1983 où le juge considère que s’il s’agit bien d’un message politique, alors celui-ci doit être défendu au nom de la protection de la liberté d’expression (premier amendement de la Constitution).

« La contre-attaque de Dworkin et MacKinnon resta sur le terrain de la liberté d’expression, mais telle qu’elle peut être comprise à la lumière du quatorzième amendement, qui affirme l’ ‘égale protection des lois’. Cette stratégie n’a pas toujours été comprise. Comment la diffusion massive de la pornographie peut-elle porter atteinte à l’ ‘égale protection des lois’ ? Comment peut-elle contribuer à disqualifier les femmes en tant que citoyennes, c’est-à-dire à entraver leur participation au processus politique ? Bref, comment peut-elle contribuer à la discrimination sexuelle ? Principalement, en disqualifiant la parole des femmes, c’est-à-dire en les privant, de fait, d’un droit reconnu à tout le monde : le droit à la libre expression. D’après le raisonnement Dworkin-MacKinnon [...], combattre la pornographie, ce n’est pas promouvoir une censure culturelle mais nous libérer d’une sorte de censure politique »

Pour Ogien, le raisonnement suppose que la pornographie n’est pas une cause (parmi beaucoup d’autres !) d’une injustice, à savoir la subordination des femmes, mais qu’elle est une injustice. Et c’est à ce titre qu’elle peut faire l’objet d’une attaque sur le terrain judiciaire. Pour établir ce point, l’argumentation féministe recourt à la théorie d’Austin des actes de langage, d’une manière qu’Ogien conteste. Cette théorie ne vaut que si l’on peut identifier des personnes autorisées, dont les paroles ont force d’acte. Un point sur lequel a beaucoup insisté Bourdieu, c’est que ce n’est pas d’une force intrinsèque du langage qu’il s’agit, mais bel et bien des structures sociales qui confèrent une autorité aux paroles de certaines personnes. Or, il est très difficile d’identifier les personnes autorisées en question dans le cas de la pornographie !

Ogien conclut ce chapitre en invoquant l’existence d’un « courant libéral qui ne se contente pas de tolérer la pornographie mais qui entend la promouvoir au nom de principes de justice. Autrement dit, il existe une version de l’argument de justice qui, à partir des mêmes prémisses, arrive à la conclusion qu’il faut promouvoir la pornographie. Le fait que des femmes sont les figures principales de ce courant est important dans l’argument que je souhaite défendre puisqu’il repose sur le rejet du paternalisme ». L’argumentaire de ce courant à propos de la pornographie mérite d’être considéré :

« 1 / Elle fait prendre conscience de l’existence de toutes sortes de pratiques ou de désirs. Ce mouvement contribue à une prise de conscience par chacun de ses propres désirs et peut aider à redonner une certaine dignité à des pratiques sexuelles ridiculisées, dévalorisées ou méprisées (celles des minorités sexuelles, gays ou autres, en particulier).

2 / Elle ne semble pas du tout interdire la dénonciation devant la justice des brutalités sexuelles que subissent les hommes et les femmes. C’est plutôt dans les pays permissifs à l’égard de la pornographie que la dénonciation des brutalités sexuelles semble la moins limitée par la honte ou la crainte de représailles.

3 / Elle s’accompagne d’un mouvement de légitimation du travail sexuel rémunéré, à commencer par celui des vedettes des films pornographiques. Ce mouvement pourrait s’étendre aux prostitués et aux prostituées, qui sont toujours victimes d’un mépris profond et injuste.

4 / Elle donne aux femmes la possibilité d’innover, de proposer des œuvres de ce genre qui leur conviennent mieux et de modifier éventuellement les goûts ‘sexistes’ du public, plus sûrement que dans une situation où le marché est clandestin. »

Le paternalisme sous toutes ses formes est une des cibles privilégiées de l’éthique minimale d’Ogien : il reconnaît que tous ces arguments sont parfaitement discutables, mais si certaines femmes sont prêtes à les défendre (il s’appuie notamment sur l’ouvrage de W. McElroy, A Woman's Right to Pornography), il serait inadmissible de les considérer comme irrecevables au motif que ces femmes seraient ‘aliénées’. Il ne s’agit absolument pas de défendre envers et contre tout la position de McElroy, mais de montrer qu’elle n’est pas absurde et qu’un principe anti-paternalisme exclut de la récuser comme l’expression pure et simple d’une forme d’aliénation.

 

Chapitre 7 : La pornographie porte-t-elle à la ‘dignité humaine’ ?

 

Un des principaux apports de la philosophie en matière d’éthique appliquée est d’introduire de la clarté conceptuelle. On appréciera donc la distinction proposée par l’auteur entre l’argumentation en termes de droit et celle qui invoque la dignité. Pour Ogien, cette dernière implique « une thèse de type métaphysique disant que la production, la diffusion, la consommation de pornographie porte atteinte à notre qualité de personne humaine, ou à notre ‘dignité humaine’, en nous présentant tous, hommes, femmes, enfants, etc., comme des ‘objets’ ». La réserve d’Ogien à l’égard d’une telle approche est constitutive de son éthique minimale : « C’est une thèse qui va bien au-delà de celles qu’un ami de l’éthique minimale doit examiner, dans la mesure où il a des raisons de rester neutre vis-à-vis des conceptions métaphysiques de la personne comme il l’est vis-à-vis des conceptions substantielles du bien sexuel ». Le débat est donc bien différent du précédent où il s’agissait de pointer les contradictions d’approches juridiques pouvant prétendre être neutres moralement.

L’auteur revient sur l’impossibilité de distinguer clairement érotisme et pornographie – le premier étant censé ne pas produire la réification qui serait le fait de la seconde. Il interroge ensuite le présupposé qui considère l’objectivation comme condamnable par principe.

 

Chapitre 8 : la pornographie nuit-elle gravement à la jeunesse

 

Nous avons vu au chapitre 5 qu’il était très difficile d’établir empiriquement dans quelle mesure la pornographie produisait des dommages – si les dommages en question étaient avérées, on peut supposer que le partisan de l’éthique minimale n’hésiterait pas à condamner la pornographie. L’auteur aborde maintenant la question sous l’angle du comportement des jeunes (dont l’attitude semble implicitement dénoncée dans des rapports mettant en garde contre les dangers de la pornographie), et de leur intérêt pour la pornographie : « Mais si la pornographie intéresse tellement la jeunesse, il faudrait peut-être essayer de comprendre pourquoi, avant de s’affoler et de prendre des mesures préventives ou punitives. Pourquoi les jeunes semblent-ils disposés à braver pas mal d’interdits pour regarder Gorge profonde 5 plutôt que Campus ou Cultures et dépendances ? Est-ce parce qu’ils sont ‘pourris’ avant l’âge ? Est-ce parce qu’ils appartiennent à une génération, violente, inculte, sans ‘repères’, sans ‘valeurs’ ? Il me semble qu’il vaudrait mieux envisager le problème de façon moins agressive à l’égard des jeunes, à la lumière de certains principes qui sont ceux de l’éthique minimale. Ces principes sont ceux de la liberté de s’informer, de l’éducation dans l’autonomie, du refus du traditionalisme, tout cela dans les limites de certains torts graves et évidents ».

La position de l’auteur, que l’on se gardera bien de caricaturer, examine trois points :

- la question des droits de l’enfant. Pour Ogien, il n’y a rien d’absurde à reconnaître un « droit à l’information des jeunes, qui pourrait inclure celui de ne pas être stigmatisé en cas de curiosité pour la pornographie » (au passage, Ogien épingle les positions conservatrices qui tiennent à préserver l’enfant du spectacle de la pornographie jusqu’à sa majorité mais n’ont aucun problème à considérer l’enfant suffisamment responsable de ses actes pour revendiquer la possibilité de son incarcération à partir de 13 ans en cas de délit). Ce droit pourrait être reconnu dans certaines limites conséquentialistes, à savoir les dommages que pourrait éventuellement causer ce droit.

- la question des dangers psychologiques : l’auteur réaffirme que ce danger n’est pas avéré en discutant à nouveau les études sur la question.

- il conclut sur une question qui est importante dès que l’on discute d’éventuelles limites à poser à des droits au nom de leurs supposés effets négatifs : « À supposer, cependant, que l’exposition à la pornographie ait des effets purement psychologiques avérés et négatifs sur tout ‘jeune’ (ce qu’aucune enquête systématique n’a encore pu déterminer, il faut toujours le préciser), quelles conclusions faudrait-il en tirer ? » le partisan de l’éthique minimale n’a pas de réponse a priori à cette question : il y a évidemment un équilibre à trouver.

 

Chapitre 9 : Qu’est ce qui dérange, finalement, dans la pornographie ?  

 

Ce chapitre conclusif discute la critique de la pornographie faite au nom d’une certaine conception de la sexualité qui n’est peut-être pas nécessairement ‘traditionaliste’ ou ‘conservatrice’ et que T. Nagel appelle « complète » (ou plutôt « non-incomplète » ; cf. T. Nagel, « La perversion sexuelle », in Questions mortelles). « Selon Nagel, une relation sexuelle est ‘complète’ si : 1) chaque partenaire accepte de se laisser saisir par son propre désir, c’est-à-dire, un peu plus métaphoriquement, accepte de s’incarner ou de se percevoir comme corps. 2) Ce désir n’est pas seulement le désir du corps de l’autre mais aussi le désir de son désir. 3) Chacun de ces désirs est occasionné par le désir de l’autre. Le processus de l’éveil mutuel du désir sexuel est ‘complet’ lorsqu’il va jusqu’à son terme et que le désir des partenaires est réciproque ». Ogien pointe la ressemblance avec la conception conservatrice, mais nous indique que Nagel prétend ne faire aucune condamnation morale des ‘perversions’ sexuelles.

Le modèle de Nagel est selon Ogien extrêmement exigeant et il serait finalement lui-même obligé de l’affaiblir. En fait, ce qui n’est pas clair, c’est ce qu’il faut mettre sous le terme ‘sexualité’ et ‘relation sexuelle’. Mettre au jour cette absence de délimitation claire peut permettre d’éviter la pathologisation de certaines pratiques sous le terme de ‘perversion sexuelle’.

 

Quel que soit l’intérêt que l’on porte au sujet, il nous semble que la clarté de cet ouvrage et sa manière d’argumenter à propos d’un problème d’éthique pratique font de sa lecture un exercice extrêmement stimulant. Certes, on peut se demander si le choix de s’adresser principalement aux ‘libéraux pornophobes’ n’est pas une limite de l’argumentation. La position rejetée comme ‘conservatrice’ ne méritait-elle pas d’être prise plus au sérieux ? Il nous semble que le chapitre conclusif ainsi que celui sur la dignité lui accordent une place que certains trouveront peut-être insuffisante. Au lecteur qui voudrait l’endosser de poursuivre l’exercice, en déterminant s’il possède des arguments consistants qui n’auraient absolument pas pris en compte.

                                  

                                                 Jonathan Racine.