Le Libéralisme au miroir du droit. L'État, la personne, la propriété de B. Bachofen (dir.), éd. ENS Lyon, lu par Thierry GIRAUD.
Par Francis Foreaux le 11 février 2013, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
Le Libéralisme au miroir du droit. L'État, la personne, la propriété de B. Bachofen (sous la direction), Éditions ENS Lyon.
L'ouvrage est la publication des journées d'étude, « droit et libéralisme, l'usage des concepts juridiques dans l'histoire de la pensée libérale et de sa critique », qui se sont tenues à l'Université de Cergy-Pontoise en 2004 et 2006.
Son projet tient à l'idée que la normativité juridique est un biais privilégié pour l'étude du libéralisme qui s’est construit vis-à-vis d'elle sur un mode stratégique et dialectique, dans le sens où le libéralisme peut être défini comme possibilité d'action par rapport à des cadres normatifs. Le parcours, historique, va de Locke aux perspectives contemporaines.
Le libéralisme de Locke : des déductions de la raison à la politique du jugement, M. Biziou.
Le concept de loi naturelle prend place dans le projet d'une science démonstrative de la politique et de la morale et a pour contenu de préserver l'humanité entière. L'application de la loi naturelle aux situations concrètes exige qu'on passe de la raison démonstrative (mettant en relation des idées certaines) au jugement (mettant en relation des idées probables) devant être confronté à celui d'autrui. Dans les deux Traités, le jugement est articulé à l'impartialité. En effet, dans l'état de nature, c'est le règne de la partialité, les hommes étant juges et parties, qui appelle, en l'absence de juge impartial, la création de l'état civil dans lequel l'exercice du jugement se pratique en commun et où l'État est arbitre. Par conséquent, un État partial est illégitime, ce qui fonde le droit de résistance.
Celui-ci pose le problème du rapport entre exercice individuel et exercice en commun du jugement. Qui sera juge impartial de la partialité de l'État ? Locke propose trois réponses : 1. Le peuple est juge en appliquant la règle de la majorité ; 2. Chaque homme doit juger par lui-même, le risque d'anarchie étant jugulé par la confrontation à autrui pour parvenir à un consensus a posteriori ; 3. Chacun doit écouter Dieu dans sa conscience et ainsi parvenir à une certitude.
Finalement, le libéralisme est politiquement viable si la politique du jugement s'appuie sur une culture du jugement comme appel à l'esprit critique excluant tout dogmatisme.
Constitution et résistance chez Locke et Hume, C. Gautier.
L'objectif de l'article est de montrer la fécondité critique du libéralisme problématique de Hume à partir d'une comparaison avec celui de Locke. Pour ce dernier, la constitution politique est un objet de décision, la loi de nature fournit une norme d'évaluation et un fondement au droit de résistance qui rencontre cependant des difficultés dans son exercice. L'approche de Hume est historique : la constitution est une création permanente, sans plus de norme ni de fondement au droit de résistance qui se trouve déplacé du droit au fait. Chez Locke, qui effectue un retour à la loi de nature par-delà les monarchomaques, Filmer et Hobbes, se pose le problème de la conciliation entre la société comme communauté sans gouvernement et la société comme collection de consciences individuelles. Chez Hume, la constitution fait l'objet d'un assentiment par degrés, plutôt que par consentement, et il ne s'agit pas de proposer une critique de la théorie du contrat, mais de poser le problème des causes anthropologiques de la croyance des citoyens dans le fait de se penser indépendants des liens d'obéissance au souverain. C'est en termes d'intérêt qu'on peut comprendre ce qui rend possible la résistance : l'intérêt présent à désobéir étant supérieur à l'intérêt général à obéir, étant donné le viol des lois de la société par les magistrats, d'autant plus que l'origine des nations est le plus souvent une usurpation.
La propriété comme "relation morale" : Hume critique de Locke, E. Le Jallé.
Hume définit la propriété comme une relation morale, c'est-à-dire, conventionnelle et consistant en un effet de la possession sur les sentiments. Chez Locke, la propriété est une émanation naturelle de la propriété sur la personne par le travail. Le droit de propriété est dérivé du droit de se préserver soi-même, qui est aussi un devoir étant donné son origine divine. Le don divin à Adam est interprété comme une donation collective. L'appropriation par le travail est liée à l'explication de l'identité personnelle. Hume oppose à cela trois arguments. Premièrement, sous l'influence de Pufendorf, la propriété n'est pas considérée comme naturelle, car fondée sur la justice, elle-même conventionnelle. Deuxièmement, le travail n'est pas le seul mode d'acquisition de la propriété qui peut s'obtenir par possession actuelle, première possession, longue possession, accession et succession ( qui retrouvent les catégories du droit romain). Troisièmement, la relation unissant une personne à un objet n'est pas essentiellement physique et sensible mais irréelle, à cause de la puissance de l'imagination. La propriété peut en fin de compte être définie comme une "mise en relation imaginaire à effet juridique".
Variations de la propriété. Montesquieu contre l'individualisme possessif, C. Spector.
L'objectif de l'article est de montrer, en comparant le statut de la propriété suivant les différents régimes politiques, que Montesquieu ne suit pas Locke dans sa conception du développement de la société à partir du droit naturel à la propriété. Dans la démocratie, dont le principe est la vertu qui se décline en amour de l'égalité et amour de la frugalité, l'usage démocratique des richesses doit à la fois exclure la jouissance individuelle exclusive des biens et imposer des dépenses publiques. Sous l'influence de Platon, Montesquieu soutient que seule l'égalisation des conditions peut rendre effective l'égalité de droit. En défendant un usage politique régulé de la propriété, il s'oppose à la théorie libérale moderne de la propriété. Dans l'aristocratie, dont le principe est la modération, il s'agit d'éviter de favoriser la concentration des richesses. Dans la monarchie, dont le principe est l'honneur, les lois doivent au contraire favoriser les inégalités, en relation avec la théorie de la féodalité. Enfin, le repoussoir du despotisme permet de voir le lien entre la protection de la propriété, la liberté politique et l'essor économique. Mais les analyses de la propriété relèvent aussi d'une genèse historique ancrée dans la diversité des formes de société. Sans éloge primitiviste des sociétés sans propriété ni idée de supériorité des sociétés policées fondées sur la propriété privée, sa théorie des quatre stades de l'histoire de la propriété pose les jalons de celle de Marx, et en tous les cas échappe à l'alternative entre nature et histoire. C'est donc à la fois par ses aspects politiques et sociologiques que la pensée de Montesquieu échappe à la critique faite au libéralisme.
Propriété et statut personnel chez J. Bentham, E. de Champs
L'objectif est d'interroger l'appartenance, jusqu'ici très diversement interprétée, de Bentham au courant libéral. Il s'oppose aux théories du droit naturel car celui-ci ne repose sur aucune sanction positive, mais défend une conception utilitariste du droit de propriété comme sécurité des espérances, sous l'influence de Hume. Son approche juridique l'amène à définir la propriété privée à partir des infractions qu'elle subit, et son approche utilitariste à dissiper les fictions l'entourant. En définitive, Bentham est tout à la fois critique de la théorie lockéenne de la propriété et appartient cependant à la tradition libérale.
Individu, pouvoir et société dans la pensée contre-révolutionnaire, F. Brahami.
La pensée contre-révolutionnaire est essentiellement critique de l'individualisme, et par là atteint également le libéralisme. Elle considère que le lien social est fait de mœurs, défend une société hiérarchisée, un pouvoir fort et une religion qui sanctifie tout. C'est précisément la critique de la démocratie comme aristocratie de l'argent qui en fait une pensée hostile au libéralisme.
La croyance personnelle comme sanctuaire de la propriété de soi. Une lecture de La religion et du Polythéisme de B. Constant, B. Bachofen.
Ce qui traverse toute l'histoire de la tradition libérale est l'assimilation de la pensée à une propriété de l'individu, au même titre que la propriété de son corps et de ses biens. L'objectif de l'article est de faire une lecture politique de la réflexion de Constant sur la croyance religieuse. L'intention politique la plus claire de Constant est de proposer un modèle spirituel et moral pour l'Europe post-révolutionnaire à travers l'analyse du polythéisme romain pré-chrétien. On peut dégager une seconde intention politique dans l'idée que le sentiment religieux est la version spiritualisée de l'opinion. La liberté consiste alors dans la possibilité de faire un usage privé de soi et de ses biens, soustrait à toute obligation d'explication et de justification.
Bien-être et sociabilité : l'individualisme chez Tocqueville, F. Guénard.
L'objectif de l'article est de montrer, contre les interprétations de Renault et de Lipovetsky, que l'individualisme, central dans le libéralisme politique, n'est pas une menace pour le lien social mais qu'il met en œuvre une conception originale de la sociabilité. En effet, Tocqueville met l'accent davantage sur la jouissance que sur la possession et ce sont les rapports des propriétaires entre eux qui déterminent leurs rapports aux choses (alors que pour l'individualisme possessif, ce sont les rapports aux choses qui l'emportent sur les rapports aux autres). Non synonyme de l'égoïsme, l'individualisme est un sentiment qui amène chaque citoyen à se créer une petite société avec sa famille et ses amis.
Libéralisme, anarchie et démocratie : perspectives contemporaines, V. Valentin.
L'objectif de l'article est de montrer que l'anarcho-capitalisme est la vérité du libéralisme et d'en tirer des conséquences concernant libéralisme et démocratie. L'anarcho-capitalisme désigne une conception où les principes capitalistes sont étendus aux fonctions régaliennes avec une visée de disparition de l'État dans une société auto-régulée par le marché, liée à une éthique individualiste-égoïste. Liberté individuelle et autorégulation qui sont les deux les deux pôles du libéralisme traditionnel, sont donc poussés à leur maximum et font de l'anarcho-capitalisme un "super-libéralisme". Ce dernier se trouve par conséquent dans une contradiction intenable étant donné sa condamnation de la participation à la vie démocratique.
L’idée directrice de ce livre, se saisir du libéralisme à partir du droit comme de son autre, est tout à fait séduisante. Sa réalisation donne lieu à un ensemble très riche et souvent stimulant pour la réflexion. On ne regrettera que l'absence d'une synthèse (sans doute tribut du cadre des journées d'étude) et la présence d'un seul article sur les perspectives contemporaines.
Thierry GIRAUD