Claude Obadia, Kant Prophète? Éléments pour une europhilosophie, Ovadia, lu par Maryse Emel
Par Romain Couderc le 08 septembre 2014, 06:00 - Philosophie générale - Lien permanent
Claude Obadia, Kant Prophète? Éléments pour une europhilosophie, Ovadia, 2013, 172 pages.
Claude Obadia, dans son récent essai (préfacé par Alexis Philonenko) Kant Prophète ? Éléments pour une europhilosophie, propose une lecture des trois Critiques de Kant, qui ne saurait être achevée, comme il l’écrira en conclusion. Il y associe les Opuscules sur l’histoire, que bien souvent on considère comme mineurs. Le projet consiste aussi à montrer que les trois Critiques ne sont pas séparables de l’histoire.
Nulle abstraction formelle chez Kant, il pense réellement le « aujourd’hui » comme le montre la note en bas de page de la Préface à la première édition de la Critique de la raison pure : « Notre siècle est particulièrement le siècle de la critique auquel il faut que tout se soumette … ». D’une écriture alerte et décisive, Claude Obadia interroge par une lecture précise, comme par exemple le §46 de la Critique de la faculté de juger, nos certitudes éloignées bien trop souvent des textes. Il a l’art aussi de présenter clairement, à renfort souvent d’images, les principaux concepts de Kant, ce qui fait que ce livre présente un intérêt, indépendamment de son objet, pour quiconque chercherait une lecture introductive à la philosophie de Kant. Cet « essai » comme il le qualifie, présente de multiples entrées de lecture. Du dialogue des textes de Kant entre eux, ou avec les textes d’autres philosophes (en particulier circule une mise en dialogue avec Hegel), les entrées sont multiples. La mienne n’en est qu’une parmi d’autres.
Personne n’est à l’abri de ces lectures tronquées qui aboutissent au mieux à une compréhension partielle de l’auteur, comme le montre Claude Obadia à propos de Humboldt qui assoit Kant sur le trône de la Métaphysique allemande, ou à propos de l’usage idéologique et médiatique que fait Michel Onfray d’une lecture (parlons plutôt de survol) de certains passages de Kant et que Claude Obadia reprend pas à pas pour en montrer l’infondé mais aussi l’impensé. Sa démonstration est magistrale, vive par sa colère, justifiée par des réductionnismes dangereux qui amalgament quête de savoir et quête de célébrité à tout prix, rigoureuse par sa reprise mot à mot des insuffisances et des détournements du texte que commet Onfray. En peu de pages tout est dit. Pour « fonder » le kantisme d’Eichmann, Onfray s’appuie sur les propos de ce dernier au moment du procès, déclarant qu’il ne regrettait rien, qu’il n’avait fait que son devoir et son devoir au sens kantien. Réponse de Claude Obadia : « Or depuis quand une prétention subjective a-t-elle a priori valeur d’objectivité ? Comment, de fait et pour peu qu’on soit de bonne foi, ignorer qu’il ne suffit aucunement de se prétendre kantien pour l’être ?(...) Que Michel Onfray fonde l’incrimination de la pensée kantienne sur une déclaration dont l’objectivité est plus que douteuse, est en revanche d’autant plus inacceptable que son réquisitoire repose, pour une bonne part sur ce sophisme. ». Cela confirme aussi toute la pauvreté et les dangers d’une pensée par syllogisme.
Kant prophète ?Éléments pour une europhilosophie a un sous-titre qui d’emblée oriente le sens de cet ouvrage à lire comme une réponse à tous ceux qui voient en Kant un doux rêveur : « F.Médicus n’hésite pas à écrire, à propos de la Société des Nations, que Kant était devenu « vieux, très vieux » », sans voir qu’il n’a jamais cessé de réfléchir l’Europe, ou à ceux qui, comme Onfray, transforment sa pensée avec la volonté polémique de le discréditer, et ce, manifestement pas au nom du savoir. L’un des intérêts de la lecture du livre de Claude Obadia est de ne pas isoler, comme nous le soulignions, les Opuscules sur l’histoire, mais d’y associer les trois Critiques. Dès l’introduction, Claude Obadia en souligne la complémentarité et le jugement bien trop hâtif qui minorise les opuscules sur l’histoire, ou exclut l’histoire des trois Critiques. Ainsi retrouve-t-on dans chaque partie du livre une des trois critiques, associée à chaque fois à sa traduction historique.
Kant prophète? livre une réflexion sur l’Europe et le progrès non temporel mais historique de la raison. La force de l’analyse de Claude Obadia est de ne cesser de traiter la question de l’Europe, sans vraiment la mettre en avant de façon ostentatoire. Il tente plutôt de fonder une compréhension de l’Europe, libre, républicaine, combinant les nations à partir de leur diversité empirique, à l’idée d’Europe.
Kant est un philosophe allemand. Si on lit la note en bas de page à la Préface à la première édition de la Critique de la raison pure la philosophie se rattache à son temps et l’instruit tout en s’en instruisant. Si la métaphysique de Kant est universelle, elle se singularise dans l’histoire culturelle allemande, et en particulier dans son histoire. Kant ne peut qu’être l’homme de son temps. Mais le déclarer fondateur de la métaphysique allemande, c’est abuser comme le montre l’analyse du Génie dans la Critique de la faculté de juger, qui n’est pas sans faire écho à l’ingenium cartésien.
Dans cette première partie est posée la question du sens de l’universalité de la métaphysique. Est-elle réductible à ses origines? À la philosophie allemande ? Comment concilier la métaphysique de Descartes et celle de Kant ? De la même façon aujourd’hui se pose la question du sens de l’unité d’une Europe composée de diverses nations. Une nation européenne est-elle pensable, ou de la même façon qu’ Heidegger à propos du peuple allemand, le qualifiait de « peuple métaphysique », faut-il réduire cette Europe à la conception de certains économistes et donc en faire la nation allemande ? C’est cette affirmation de Heidegger que la première partie va examiner en lisant Kant, éclairant du même coup la figure de l’Europe. En lisant ce que Villers, Humboldt et Schelling répondent à la question de savoir quel est le sens de l’universalisme kantien, à savoir s’il est radicalement séparé de cet autre universel qu’est le rationalisme français, la question s’affine et se voit finalement interrogé, comme dans le schématisme de l’intuition sensible et du concept, le rapport de l’universel de la pensée à la singularité historique de l’époque. La philosophie n’est pas nationale, mais se singularise un moment dans une nation donnée.
« Comment l’admirateur du roi Frédéric II de Prusse pourrait-il délier la question des limites de la connaissance et celle des abus de pouvoir du pouvoir sur le savoir ? », écrit Claude Obadia. La première Critique, attachée à poser des limites au savoir, soulignera que ces limites ne peuvent être posées par aucun pouvoir politique ou religieux, au nom de la liberté. C’est la lecture de la Critique de la raison pure, et plus précisément de L’Esthétique transcendantale, qui éclaire le sens de la liberté européenne, et son orientation nécessairement républicaine. Une liberté qui ne saurait être exclusivement allemande, une réflexion qui alimentera des socialistes réformateurs français de la IIIe République, en rejetant le socialisme allemand par trop révolutionnaire, ce qu’avaient très bien compris des idéologues tels Cabanis ou Destutt de Tracy, méfiants à l’égard des arrières-mondes. Ce réformisme de Kant ne l’empêchera pas de manifester de l’intérêt pour la Terreur, préférant la stabilité à l’agitation révolutionnaire.
Comment toutefois émerge cette liberté dans une nature, celle de l’homme entre autre, qui est gouvernée par des lois mécaniques et qui sont déterminantes ? C’est à cette question que répond la seconde partie.
C’est par son action que l’homme fait surgir la liberté au sein de la nature. Or, le devoir moral est une action sans aucune détermination donc sans rapport avec la nature. Comment faut-il faire alors, pour introduire ce « possible impossible » qu’est le devoir, comme l’écrit Obadia, dans le monde des phénomènes, Kant n’ayant pas négligé le risque de « la belle âme » ? À quoi bon, en effet, une morale et une liberté si elles ne peuvent pénétrer le champ de l’expérience sensible ? Toute la difficulté est là. Seule l’action engagée dans le temps de l’histoire a du sens, en associant le transcendantal et l’expérience.
Kant n’est pas révolutionnaire. Ni sur le plan politique, ni sur le plan de la connaissance. Lorsqu’il présente le schématisme, afin de résoudre la difficulté à lier l’intuition sensible et le concept, si différents l’un de l’autre, il s’inscrit dans une question ancienne, celle du rapport de la matière et de l’esprit et de leur difficile combinatoire. Platon avait introduit la météxis (participation) par exemple, pour résoudre cet épineux problème. Mais ce qui est intéressant si on rapproche cette analyse de la problématique européenne, c’est de réfléchir le lien entre Europe empirique et l’Idée rationnelle d’Europe. Les analyses de Kant sur l’imagination permettent à Claude Obadia de souligner la difficulté d’associer la réalité sensible du politique à son « noumène ». Comment rapprocher l’Idéal de la réalité sensible ? Il rappelle les deux imaginations selon Kant : l’imagination productrice et l’imagination schématisante qui opère le rapprochement du sensible et du concept. Cela revient en fait à se demander comment l’esprit humain peut appréhender la nature ? Or ce dualisme que tente de dépasser le schématisme ne trouve-t-il pas son analogon dans la question téléologique du sens de l’histoire, fondant par-là la nécessité de l’élaboration d’un véritable schématisme historique ? C’est donc bien parce que nous sommes dans le temps de l’histoire empirique que le problème du schématisme est posé. Autrement dit, impossible effectivement de dissocier les trois Critiques des opuscules, et leur combinatoire redouble ou éclaire la difficulté centrale de Kant, de réunir ce qui est séparé.
Dans la Troisième partie de l'ouvrage, l'auteur montre que le génie, en tant que condition de possibilité de l’art, est défini par Kant comme un don naturel, ce qui n’est pas sans évoquer l’ingenium cartésien, ce qui montre là encore les passages entre Kant et les philosophes français. Ce don naturel permet de comprendre que l’art n’est pas imitation de la nature puisque c’est la nature qui lui insuffle sa force, sous les traits du génie. Si ce dernier est le talent qui donne les règles à l’art, il ne reproduit pas les règles et surtout les règles ne lui préexistent pas. La question du génie donne à penser la liberté comme liberté créatrice. Or, Kant admet lui-même ne pouvoir valider cette définition du génie. Ce dernier crée une harmonie naturelle qu’il ne peut expliquer et que personne ne peut expliquer. L’artiste génial (qui n’est nullement un farfelu) est incapable d’expliquer ce qui dépasse son travail, nécessaire mais nullement suffisant. Il y a de l’inexplicable dans le génie. Cependant, la question du génie attribue à l’homme la capacité de liberté créatrice, et plus largement la possibilité de la liberté, ce qui donne son orientation au sens de l’histoire et rejoint Rousseau, écrivant « renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme ». « Frapper la création artistique au sceau de la liberté pour penser l’histoire comme histoire même des progrès de la liberté », tel est, pour Claude Obadia, le sens de l’analyse kantienne du génie, et ceci après avoir promu le droit du savoir face au pouvoir.
Même si le beau est un mystère, le jugement de goût et l’expérience de l’universel partagé sont bien présents. C’est ce dialogue avec autrui qui manifeste la possibilité d’un jugement commun, certes subjectif, mais ouvrant au dialogue social et à la mise en commun de valeurs. Or, ce partage est indispensable à toute République libre.
À la lecture de Kant prophète ?, c’est-à-dire traducteur dans l’histoire empirique de sa métaphysique, liant le singulier à l’universel (du moins est-ce une lecture possible du mot « prophète »), on a envie d’inviter Claude Obadia, comme l’écrit Alexis Philonenko dans la préface, à « contribuer à une histoire philosophique de l’Europe »…Donc, à suivre !
Maryse Emel