Michel Foucault, Qu’est-ce que la critique, suivi de La Culture de soi, Vrin, 2015, lu par Jérôme Jardry

Michel Foucault, Qu’est-ce que la critique, suivi de La Culture de soi, Vrin, 2015. 

         Cette édition présente deux conférences de Michel Foucault : une conférence prononcée le 27 mai 1978 à la Sorbonne : « Qu’est-ce que le critique ? », et une conférence prononcée le 12 avril 1983, à Berkeley en Californie : « La culture de soi ». L’édition publie également trois débats qui ont suivi de quelques jours la dernière conférence. Michel Foucault revient sur quelques points de la conférence.

         Les éditeurs de ces textes en fournissent une présentation précise et des notes fort utiles. Les deux conférences donnent en effet un éclairage sur le déploiement de la pensée de Foucault, sur ses évolutions et ses continuités. En tout cas, ces deux textes fournissent une réflexion féconde sur la question du sujet et plus particulièrement encore du soi.

 

Le premier texte de ce recueil interroge la question du sujet, au regard de l’opuscule de Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? et questionne de la sorte l’attitude critique que Kant cherche à définir, et qui s’est prolongée dans l’histoire de la pensée, par-delà Kant, dans la phénoménologie et l’École de Francfort, pour ne citer que des temps forts évoqués par Foucault. L’attitude critique articule selon Foucault la question du sujet, sa position vis-à-vis de la vérité et vis-à-vis du pouvoir. Les rapports entre ces termes sont évidemment dynamiques : le processus qui est en jeu s’écarte toutefois de la philosophie de l’histoire et de l’histoire de la philosophie. Il s’agit donc plutôt de reconnaître l’ensemble des « structures de rationalité » et des « mécanismes d’assujettissement » qui traversent la constitution ou même la « fabrication » d’un sujet (cf. p. 48).

La notion de critique permet de se reconnaître comme « sujet », défini à son tour comme singularité, mais cela suppose, évidemment, la reconnaissance, réciproquement, de l’assujettissement. La critique est ainsi « généaologique dans sa finalité et archéologique dans sa méthode », selon Foucault dans son article de 1984 sur Was ist Aufklärung ? La méthode « archéologique » s’entend comme le « thème général d’une description qui interroge le déjà-dit au niveau de son existence : de la fonction énonciative qui s’exerce sur lui, de la formation discursive à laquelle il appartient, du système général d’archives dont il relève » (L’Archéologie du savoir, 1969, p. 173, cité par D. Lorenzini et A.I. Davidson, op. cit., note 29 p. 77 ; cf. également : « Michel Foucault explique son dernier livre », DE I, p. 800 ; « La Naissance d’un monde », ibid., n°68, p. 814-815, « Dialogue sur le pouvoir », DE II, n°221, p. 468-469).

         En référence à Nietzsche, c’est un travail de généalogie que Foucault propose : « pas opposition à une genèse qui s’oriente vers l’unité d’une cause principielle lourde d’une descendance multiple, il s’agirait là d’une généalogie, c’est-à-dire de quelque chose qui essaie de restituer les conditions d’apparition d’une singularité à partir de multiples éléments déterminants, dont elle apparaît non pas comme le produit, mais comme l’effet. » (p. 55). Ce qui est important de remarque c’est que la question du sujet devient celle de l’engendrement de singularités, et non pas de la reconnaissance d’un universel. La procédure est « généalogique » en ce qu’elle dégage « de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous faisons ou pensons » (« What is Enlightenment ? », DE II, p. 1393).

 

         La deuxième conférence présentée dans ce recueil (« La Culture de soi ») reprend à nouveaux frais la référence à Qu’est-ce que les Lumières ? de Kant, au profit d’une autre signification de l’Aufklärung. Il s’agit cette fois de questionner le sens de notre « actualité », non pas au sens où le philosophe s’interrogerait sur son présent, mais plutôt au sens où le présent est déterminé « dans les termes d’un accomplissement très particulier de l’histoire générale de la raison », « ou plus précisément de l’histoire générale de l’usage général que nous faisons de notre raison » (p. 82). Il y a alors, et c’est en ce sens que Kant est novateur selon Foucault, reconnaissance d’un rôle effectif de la philosophie dans l’histoire. Nous sommes ainsi formés par l’histoire, et traversés par des processus historiques que recouvrent des types de rationalité, des institutions, des modèles éthiques, etc. Ainsi le rapport à l’histoire s’articule-t-il au sujet lui-même, entendu comme formation de soi. Platon, ou les Stoïciens, fournissent des modèles d’une formation de soi, entendue comme le souci ou le « soin de soi » notamment. Ces exemples relèvent de « cultures de soi » et Foucault reprend ici, succinctement, les analyses de L’Herméneutique du sujet (cf. également, « Les techniques de soi », DE II, n°363, p. 1608-1611 ; cf. introduction, p. 27). Le texte de cette conférence, complété par L’Herméneutique du sujet, met en évidence les multiples voies dans lesquelles se déploie un « souci de soi » ou une formation de soi, qui pourraient avoir disparu à l’époque moderne. Descartes et Kant sont des jalons d’une nouvelle façon de se rapporter au sujet, d’une part en substituant l’évidence à l’ascèse –avec la philosophie cartésienne, le rapport au vrai prime sur le rapport à soi-même–, et d’autre part en reconnaissant la dimension d’universalité qui fonde le sujet moral chez Kant : « L’évidence cartésienne et l’universalité kantienne de l’action morale semblent répondre, en deux temps, à ce problème qui avait été posé au xvie siècle par la grande crise de la culture de soi » (p. 177 ; cf. également note 46, p. 186).

 

Loin de seulement de marquer une évolution dans la philosophie de Michel Foucault, ces deux conférences marquent la continuité de la pensée foucaldienne, adossée aux Lumières et à la question de la « critique ». Il s’agit en effet de mettre en évidence la complexité de la formation du « sujet », lequel se construit à travers un processus historique, un rapport à des modèles de rationalité et des façons de se rapporter à la connaissance et au vrai, des institutions, des façons d’être gouverné. Une culture de soi complète la première perspective, afin de rappeler que l’enjeu de la question du sujet n’est pas celle d’une libération : il est illusoire de croire que l’on aurait, en tant que sujet, à se libérer de quoi que ce soit. L’enjeu est de mettre en évidence en effet que le sujet ne se constitue pas du tout comme une substance, mais à partir des multiples manières d’être en rapport avec soi :

« Le soi n’est rien d’autre que les relations à soi. Le soi est une relation. Le soi n’est pas une réalité, ce n’est pas quelque chose de structuré, qui est donné au commencement. C’est une relation à soi. Je crois qu’il est impossible de donner du soi une autre définition que cette relation et cet ensemble de relations. » (p. 117) ;

« La pratique de soi, ce que j’appelle la pratique de soi, c’est la manière dont l’individu, dans le rapport qu’il a à soi-même, se constitue lui-même comme sujet » (p. 177-178). Le « sujet » n’est donc plus premier par rapport à la façon dont il entre en relation avec les autres, le pouvoir, etc. : le sujet n’est rien d’autre que ces rapports. Et en ce sens, le sujet peut être questionné d’un point de vue critique, justement comme production possible d’une singularité, à condition de « ne pas être tellement gouverné » (cf. p. 37).

 

Cf. également : L’Origine de l’herméneutique de soi. Conférences prononcées à Dortmouth College, 1980, éd. H.-P. Fruchaud et D. Lorenzini, Paris, Vrin, 2013.

L’Herméneutique du sujet. Cours au collège de France, 1981-1982, éd. F. Gros, Paris, Seuil-Gallimard, 2001.

 

Jérôme Jardry