Xavier Pavie, Exercices Spirituels : leçons de la philosophie contemporaine, Paris, 2013, Les Belles Lettres, lu par Evangelia Naka
Par Cyril Morana le 02 février 2016, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Xavier Pavie, Exercices Spirituels : leçons de la philosophie contemporaine, Paris, 2013, Les Belles Lettres.
Cet
ouvrage continue le parcours philosophique de Xavier Pavie, docteur en
philosophie, chercheur associé à l’IREPH
(Institut de recherches philosophiques de Paris X) et enseignant à l’ESSEC, après un premier volume également remarquable Exercices
Spirituels : Leçons de la
philosophie antique (Paris, Les Belles Lettres, 2012, voir ici même*). Dans ce deuxième tome, l’auteur examine les
penseurs contemporains, en se concentrant sur l’application pratique de leurs
leçons, telles qu’elles se réalisent à travers les exercices spirituels et
leur portée pluridisciplinaire.
L’intérêt primordial d’une telle approche philosophique réside dans la nature du contenu et de l’objectif des exercices spirituels. Ce terme désigne les pratiques, les moyens, les méthodes qui visent à améliorer la manière de vivre et à aider l’homme à obtenir un nouveau regard sur les choses et sur le monde, ayant toujours comme but principal l’epimeleia heautou, le soin de soi et la transformation de la totalité de l'existence de la personne qui les exerce, à travers une sagesse vécue. Une sagesse, qui coïncide avecune connaissance du faire (prattein) et du vivre (zhn), en bref, avec un certain choix existentiel.
Cette perspective philosophique, qui a établi une représentation désormais admise a présenté les exercices spirituels comme élément indissociable d’une vie philosophique et a trouvé l’expression la plus dynamique chez les penseurs antiques, a été écartée néanmoins à la lumière de la philosophie analytique. La dernière, a mis l'accent, notamment, sur des approches théoriques, en s'éloignant de l'aspect pratique et le caractère actif de la philosophie, c'est-à-dire, de ses origines anciennes comme mode de vie.
Or, ce détachement subtil a-t-il séparé définitivement la philosophie de sa dimension vécue et thérapeutique ? La pensée contemporaine a assimilé les enseignements antiques à tel point qu'elle est capable d'encourager, à l'heure actuelle, leur réappropriation originelle et une vision de la philosophie comme attitude existentielle, élaborée à travers la pratique des exercices spirituels ?
Face à ces questions, assez ardues et exigeantes, Xavier Pavie tente d’examiner la perception des réflexions antiques chez les philosophes contemporains, et de démontrer la perpétuité et l’actualisation des exercices spirituels ainsi que les nouveaux champs auxquels ils s’attachent, tout en visant l’accomplissement du but ultime, la modification radicale de tout l’être et de sa vie. Du critique à l’analyse, de la recherche méticuleuse et approfondie à la synthèse et à la réflexion originelle, c’est la naissance de la symétrie fondamentale de cette œuvre, qui se déroule en trois principales pistes d’analyse.
Dans la première partie, le pragmatisme est sondé. Celui-ci est caractérisé par l’auteur comme « un nouveau nom pour d’anciennes manières de penser » grâce à « son objectif premier qui est d’être utile à l’individu, dans sa manière de vivre, dans ses résolution de problèmes » (p.91). En étudiant les principes des philosophes pragmatistes comme Charles Sanders Pierce, William James, Richard Rorty, Hilary Putnam, Stanley Cavell, émerge l’expression courante des exercices spirituels, dérivée d’une fécondation créative des leçons antiques. Le pragmatisme valorise et met l’accent sur chaque champ du réel, comme l’art et l'expérience esthétique, moyens indispensables et capables de contribuer à la fois à la transformation existentielle et à la compréhension de l’expérience. De surcroît, une signification particulière est attribuée à la notion de l’ordinaire, de la communauté comme lieu de réalisation ainsi qu’à la démocratisation de la qualité de la vie philosophique. Pour compléter l'argument, il est essentiel de se référer au «souci de soi», condition sine qua non afin d’atteindre une universalité des valeurs philosophiques. Grâce à une occupation pluridisciplinaire avec soi-même et plus particulièrement grâce aux processus internes, l’individu s'amène à sa conversion et en même temps il concourt à l’amélioration d’une entité plus large, comme la Cité, par exemple. Force est de clarifier que «le souci de soi» coïncide avec «le souci des autres», pour paraphraser Michel Foucault. L’epimeleia heautou, qui a un point de départ ‘‘individualiste’’ à première vue, mais en aucun cas, solipsiste, atteint des modifications collectives en incluant intrinsèquement l’autre, non seulement comme but, mais aussi comme participant au processus. Le maître et sa conduite constituent un exemple caractéristique de cette implication.
Dans ce cadre, il faut souligner la dextérité de l’auteur à dévoiler la connexion de la réflexion philosophique avec le mode de vie des philosophes. Ce diptyque theoria et praxis, à travers l’apport d’éléments autobiographiques, afin de démontrer avec la manière la plus lucide, l’importance et la mise en œuvre du terme vivre philosophiquement.
Par la suite, au centre de la réflexion, se pose la transformation de soi sous l’optique de l’entraînement actif et actuel des multiples méthodes de la philosophie contemporaine. L’expérience de la lecture et de l’écriture, la méditation sont quelques-unes des pratiques proposées, qui aboutissent à une rencontre avec le soi intime, à la découverte des aspects cachés et finalement à une reconstruction de soi. Une approche qui implique les recherches de Foucault, Wittgenstein et de Hadot. Le regard d’en haut, mérite une référence spéciale comme exercice spirituel, particulièrement valorisé notamment chez Pierre Hadot, car il permet un redoublement de la vision, une élévation de la pensée de l’individu dans une perspective universelle et surtout une véritable impartialité. En outre, l’auteur attribue une place essentielle au soma, en surpassant le problème issu de l’héritage cartésien. Le soma en tant que «médium de la perception, de l’action et de la pensée » est, comme il est démontré, une entité extensible, externalité expressive de l'âme, un lieu de mélange. Il devient le champ d’une conscience indispensable et d’un travail sur la totalité de soi. Soit qu'il s'agisse de la marche et des exercices physiques, soit qu’il s'agisse de la technique Alexander ou des expériences extrêmes proposées par Foucault, les pratiques corporelles déterminent la perception complète du monde et de l’Être qui l’anime et en même temps favorise la fonction thérapeutique de la philosophie et la formation de la « soma esthétique ». Par ricochet, le soin, la connaissance et l’amélioration de soi, exigent la participation absolue du corps et de l’esprit, qui sont soumis aux exercices spirituels, comme des parties entrelacées du même Être.
Quant à la
dernière partie de l’analyse, elle se concentre sur l’esthétique de
l’existence, en abordant différentes approches à travers Emerson, Thoreau, Foucault et
Hadot. L’esthétique de l’existence
concerne une création holistique de soi et une formation de vie comme objet
d’art, en attirant notre attention sur l’esthétique intérieure, sur
l’enrichissement des expériences, sur l’action, sur la confiance en soi, et sur
l’anticonformisme. Il s’agit de
viser à être les peintres et les sculpteurs de nous-mêmes, termes qui portent
une allure artistique et peuvent se réaliser grâce à un travail multiforme,
multidisciplinaire qui vont du champ politique, aux relations humaines, à la
nature et aux autres activités de la vie.
« Faire de la vie une œuvre d'art », selon la proposition
foucaldienne, réinventer le soi, devenir l’artiste d’un nouveau monde. Il ne
s’agit pas d’être hors de la vie ou hors
de ce monde, mais bien au contraire, d’établir une vie esthétique ici et
maintenant.
À l'ombre d’une discontinuité parmi l’orientation philosophique et la réalité vécue aujourd'hui, cet ouvrage réussit à mettre en lumière leur accord et l’aspect essentiel de l’entrainement quotidien sur soi des penseurs, anciens et contemporains. Il est généralement accepté que l’élan de la philosophie antique n’est pas seulement dû à l’invention de valeurs remarquables, mais plutôt à la forte expression et le caractère concret qui ont été donnés à ces valeurs. En s’appuyant sur cet élément crucial Xavier Pavie étudie les philosophes contemporains, en prêtant un sens particulier à leurs leçons, celui de la source d’inspiration et de la formation des idées innovantes pour affronter la vie. Les notions et les penseurs sont abordés avec précision et clarté, de sorte que s'établit une nouvelle dialectique parmi eux et l’auteur, qui prolonge et complète les leçons. Les exercices spirituels, traités aussi par Foucault et Hadot, prennent de nouvelles dimensions avec Xavier Pavie, en incluant tous les paramètres contemporains et leur influence, comme la psychanalyse et son rapport à la philosophie, par exemple. On pourrait remarquer cependant, que, même si les facteurs issus du monde moderne sont bien argumentés, la psychologie et ses différentes disciplines pourraient constituer l’objet d’un traitement plus extensif et ceci dû à la confusion subtile qui existe quant à la distinction de ciblage de la psychologie et de la philosophie, surtout sous le prisme des exercices spirituels. Certes, ce fait constitue un point supplémentaire, il n’est pas le but primordial d’un ouvrage philosophique et par conséquent il ne peut pas être considéré comme un inconvénient.
En utilisant, des propositions lucides et réalisables, une argumentation bien fondée et un langage raffiné, l’auteur souligne l’importance de la concrétisation et de l’expression du discours philosophique. Il s’agit des exercices spirituels qui envahissent tous les aspects de la vie humaine, qui sont écrits sur le possible, sur l’actuel, qui ne sont pas en dehors du monde ni pour demain, qui peuvent être déployés quotidiennement. Encore faut-il remarquer que les leçons sont réadaptées dans le contexte approprié. Elles ne sont pas seulement diachroniques, mais elles sont aussi présentes, fortes et vivantes !
En conclusion, si la philosophie est souvent considérée, de nos jours, comme une occupation exclusivement universitaire, une simple reproduction des idées figées, ou une activité « exilée » dans un cadre complètement théorique, l’œuvre de Xavier Pavie comble non seulement un créneau de l’étude des exercices spirituels mais aussi un fossé dans la compréhension entre theoria et praxis. Cet ouvrage érudit devient lui-même porteur de ses enseignements tant du point de vue de l’écriture que de la lecture et offre au lecteur une nouvelle voie conduisant vers la transformation de soi, la réinvention de sa propre vie, enfin, vers la sagesse ultime.
Evangelia Naka
*http://blog.crdp-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/02/01/2013/Xavier-Pavie,-Exercices-Spirituels.-Le%C3%A7ons-de-la-philosophie-antique,-Les-Belles-Lettres,-2012