Jean-Pierre Vernant, De la Résistance à la Grèce ancienne, collection Audiographie, éditions EHESS, 2014, lu par Claude Obadia

Jean-Pierre Vernant, De la Résistance à la Grèce ancienne, collection Audiographie, éditions EHESS, Paris, 2014.  Édition présentée par François Hartog, directeur d’études à l’EHESS

Le présent volume est la retranscription d’un entretien réalisé en juin 1992 par Christine Delangle, archiviste  du Collège de France, dans le but de constituer des archives. Il est précédé d’une préface  rédigée par l’Historien François Hartog et suivie de repères biographiques et bibliographiques dont la juxtaposition ne rend compte qu’imparfaitement de l’entrelacs qui noue l’un avec l’autre, dans la vie de Jean-Pierre Vernant,  l’engagement politique et le travail intellectuel. Pour aller droit au but, c’est bien de cette liaison  que Christine Delangle, par-delà l’objectif informatif qu’elle a d’abord poursuivi en réalisant cet entretien, a aussi tâché de rendre compte.


La préface de François Hartog est tout à fait instructive, qui non seulement donne des éléments biographiques éclairants mais s’attache à montrer comment, très  tôt chez Vernant, la conscience politique et le scrupule intellectuel comme le sens de l’érudition vraie, s’articulent les uns aux  autres.
  Avant de présenter les moments essentiels de la vie bien remplie de l’helléniste, Hartog prend légitimement soin de justifier le titre qu’il a donné au volume qu’il préface. Premièrement, en montrant   qu’il y a bien chez Vernant matière à étudier non seulement l’œuvre mais aussi   l’homme. Deuxièmement, en soulignant   que  Jean-Pierre Vernant est effectivement entré dans la Résistance avant   de s’engager dans les études helléniques. Car si la période de l’avant-guerre voit  Vernant s’engager dans les combats antifascistes et adhérer dès 1932 au Parti Communiste, ce n’est qu’en 1948 qu’il entreprend des recherches sur la Grèce.
Sa vie de chercheur  marque-t-elle une rupture avec sa vie de militant antifasciste puis, après la guerre, anticolonialiste ? Hartog ne le pense pas, qui affirme que « en devenant un chercheur, il va déployer une autre façon de demeurer le même, c’est-à-dire fidèle aux valeurs qui ont forgé son rapport au monde et aux autres ». En effet, si les premières années sont celles d’un travail solitaire  Vernant découvrit ensuite la sociabilité très particulière de ses deux maîtres Ignace Meyerson et Louis Gernet. L’un et l’autre étant directeurs d’études à la VI° Section de l’École pratique des hautes études, Vernant y donnera lui-même, à partir de 1958, un séminaire auquel participeront Pierre Vidal-Naquet et Marcel Détienne. Or, le travail de recherche de Vernant s’effectue alors dans un climat de sociabilité solidaire qui, à ses yeux, est éminemment moteur. Comme il le déclarera, en 1984, à l’occasion de la cérémonie au cours de laquelle lui fut remise   la médaille d’or du CNRS, la plus haute récompense en matière de recherche, « ni mon œuvre propre, ni ma vie ni ma personne ne peuvent être séparées de l’équipe. J’ai été continûment porté par le travail et les recherches de tous ceux que, moi aussi peut-être, du même élan, j’entraînais ».
C’est donc tout le mérite de cette préface que d’expliquer que cette manière de porter le travail des autres et d’être porté par leur travail définit un   type d’engagement, de parole et d’écriture qui singularise l’œuvre et la vie de Jean-Pierre Vernant à travers la mise en œuvre, comme l’écrit Hartog, d’une « éthique de la relation sociale et du travail intellectuel ».

L’Entretien
Très naturellement, l’entretien mené par Christine Delangle prend d’abord pour objet les années d’études suivies très vite par la guerre. Né en 1914, Vernant passe l’Agrégation de philosophie en 1937, part ensuite à l’armée et est nommé en 1940 professeur au lycée de Toulouse, suite à un imbroglio assez cocasse, qui s’explique par le fait que son frère aîné Jacques a été reçu à l’Agrégation deux ans avant lui. Les Vernant reçoivent en effet un télégramme de Vichy libellé dans ces termes : « Vernant, agrégé de philosophie, nommé professeur Clermont-Ferrand ». Les Vernant répondent : « Sommes deux Vernant agrégés de philosophie ». Nouveau télégramme de Vichy : « Vernant reçu premier nommé ». Nouvelle réponse des frères Vernant : « Sommes deux Vernant reçus premiers » ! Dernier télégramme de Vichy : « Aîné Vernant nommé Clermont-Ferrand ». Pour le coup, Jacques part à Clermont et Jean-Pierre pour Toulouse où il fait la connaissance de Georges Canguilhem dont il prend le poste, ce dernier ayant obtenu une demande de congés pour entreprendre des études de médecine. Et la rencontre, apprend-on, ne se passe pas très bien. À l’armée depuis 1937, Vernant n’a rien fait en philosophie depuis. Alors qu’il n’a pas une note, pas un livre, c’est en Khâgne qu’il est nommé. Il se rend chez Canguilhem   et lui déclare tout de go : « Voilà, je suis nommé sur le poste que vous quittez, est-ce que vous ne pourriez pas me passer des bouquins ? ». Canguilhem parut non seulement surpris mais très mécontent, confie Vernant.
C’est en 1942 que le futur helléniste s’engage franchement dans la Résistance.   Collègue de Jean Cavaillès à Clermont, Jacques Vernant se vit confiée par  ce dernier    une mission  à l’occasion de laquelle il rencontra les époux Aubrac qui vinrent ensuite  trouver  Jean-Pierre à Toulouse pour lui proposer de prendre la direction de groupes paramilitaires.  Après novembre 1942, période de l’entrée des Allemands en zone libre, les différents groupes de résistance s’unirent et Vernant prit la direction, en Haute-Garonne, de l’organisation militaire de l’Armée secrète tout en conservant son poste à Toulouse.
     La suite de l’entretien aborde la période s’étendant de la fin de la guerre à la fin des années soixante-dix. En 1946, Vernant reprend un poste de professeur, cette fois  au lycée Jacques-Decour de Paris où il reste deux ans. Cette période  sera très féconde. D’abord parce qu’en 1947 il devient, avec enthousiasme, éditorialiste au journal Action, journal communiste qu’il quitte un an plus tard pour se consacrer à la recherche. Avec un projet de thèse initial sur la notion de travail chez Platon, puis avec un projet plus étendu, sous la direction de Meyerson, sur l’abstraction dans la pensée religieuse des Grecs, il fait la connaissance, à la VI° section de l’EPHE où il entre comme attaché de recherches, de Louis Gernet. La   Grèce, explique Vernant, l’intéresse à plus d’un titre. D’abord parce qu’il en avait retiré, d’un voyage  de jeunesse, un souvenir ébloui. Ensuite, et même si cela semble étrange au premier abord, de par son attachement au communisme. Car Vernant le dit sans détour.  Il appartient à cette génération qui, antifasciste et ayant soif de comprendre ce qui se passe dans le monde, adhère naturellement au communisme.  Mais en même temps, les théories marxistes lui semblaient alors tellement coercitives que s’engager dans les études grecques lui  permit, à ce moment-là, de prendre de la distance et de gagner une certaine liberté par rapport aux diktats marxistes. D’ailleurs, si Vernant reste membre du PCF jusqu’en 1970, il s’oppose dès 1958 à la direction du Parti, avec les mêmes camarades, souligne-t-il, que ceux avec lesquels il a combattu les fascistes au Quartier latin puis fait de la résistance. Les études grecques, dans ce contexte d’engagement politique passionné, lui permettent donc de travailler « peinard, tranquille, dans un coin» et à l’abri des pressions exercées par les cadres du Parti et les intellectuels s’en réclamant.
    Vernant, à cette époque, subit l’influence de deux maîtres, Ignace Meyerson (et sa psychologie historique) et Louis Gernet dont la méthode lui paraît extrêmement féconde, qui consiste à ne pas se contenter d’un savoir philologique textuel, qui consiste aussi à « poser des questions aux textes et à mettre en rapport la tragédie avec le droit, avec la politique et     avec la religion. Or, cette méthode sera précisément celle que Jean-Pierre Vernant mettra en œuvre dès son premier ouvrage, paru en 1962, Les origines de la pensée grecque.
    Pour ce qui concerne la poursuite de sa carrière de chercheur, Christine Delangle   demande à Jean-Pierre Vernant de revenir sur trois événements. Le premier est celui de son élection, en 1958, comme  Directeur d’études à la VI° Section de l’ÉPHE, le deuxième celui de son élection, dix ans plus tard,  comme Directeur d’études à la V° section (Pensée sociale et religieuse de la Grèce ancienne), le troisième étant, en 1974,   son entrée au Collège de France, admission qui fut précédée d’un  échec face à Jacqueline de Romilly, et cela en dépit du soutien que Claude Lévi-Strauss voulut bien apporter à Vernant. Ce dernier, très habilement, fut nommé sur une chaire dont la dénomination, Études comparées des religions antiques,  lui permit de se démarquer de   Romilly ayant pris une chaire centrée sur la Grèce, en l’occurrence « La Grèce et la formation de la pensée morale et politique ».
    Si cet entretien, par   la richesse de son information,   aidera certainement  le lecteur  à mieux connaître l’homme derrière le chercheur et  le militant, il a d’abord le mérite de rendre compte  de la richesse  de la personnalité d’un intellectuel qui, exemplairement, vécut une vie d’engagement. À ce titre déjà, le travail accompli par Christine Delangle et François Hartog mérite à coup sûr qu’on lui prête intérêt.

Claude Obadia