Bachelard, Le Droit de rêver, PUF, 2013. Lu par Maryse Emel

Cette réédition aux PUF Quadrige du Droit de rêver est un ensemble de textes écrits entre 1942 et 1962, jamais réunis du vivant de Bachelard, et dont le titre et l’ordre, nullement « chronologique  », ont été choisis par l’éditeur.

Cette réédition aux PUF Quadrige [1] du Droit de rêver est un ensemble de textes écrits entre 1942 et 1962, jamais réunis du vivant de Bachelard, et dont le titre et l’ordre, nullement « chronologique  », ont été choisis par l’éditeur. Le droit de rêver est repris dans le texte lui-même. Quant à la disposition, si elle ne suit pas la ligne chronologique, c’est, comme Bachelard l’écrit à propos des gravures d’Albert Flocon[2], parce qu’ « un monde de la souplesse vient contredire le monde de la perspective linéaire[3] ». Entendons par là la contradiction entre le monde de l’imagination et celui de la raison, où le monde de l’imagination est  retour à l’originaire – l’originaire du verbe dans le texte « Rimbaud l’enfant ».« Le plus fort des déterminismes humains n’est-il pas le déterminisme onirique [4]? » écrit Bachelard. La rêverie nous est présentée dans l’ensembledes textes comme active et dynamique, force de déformation et transformation de la matière, nous ramenant à la solitude initiale,  pas une solitude triste, d’abandon et de désarroi, mais une solitude qui nous libère par « la rythmanalyse » des agitations contingentes[5]. Il s’agit de vivre « une méditation ondulante qui répercute partout ses propres contradictions et qui tente sans finune synthèse dialectique intime ». Phénoménologie idéaliste que celle de Bachelard ?  Philosophie de l’oscillation ? La réponse est d’abord le constat de la rencontre de la philosophie des sciences (on note l’emploi fréquent ici des mots de la science, comme oscillation) avec la métaphore.Il faut conserver la contradiction, comme dans ces corps morts gravés par Flocon, d’où émerge une verticalité apparemment en contradiction avec l’horizontalité  de la mort,  comme si rien n’était définitivement joué.  Cette rêverie qui a rompu avec le rêve de la psychanalyse, développe une « logique onirique de l’invention » qui rend l’imagination créatrice, dans une puissance solitaire. C’est ainsi que Henri de Waroquier [6] sculpte des visages aux yeux fermés, Œdipe sauvé de lui-même, entendant d’autant mieux qu’il n’y voit plus rien.   La misère de la condition humaine c’est ce que restitue ici la rêverie du sculpteur sur la matière. Et il y répond à sa façon, refusant la plainte et la fatalité,  lui préférant la volonté à l’œuvre avec le destin, distinction chère aux Stoïciens[7]. La rêverie produit une imagination qui pense. Ne serait-ce pas là la source de la régénérescence de la philosophie ? Pour qu’advienne un jaillissement dynamique de la pensée, qu’elle renonce à ses rigides distinctions ? Le droit de rêver serait alors comme un paradigme pour une  philosophie du « vivre » mais pas du « construire » comme Bachelard l’écrit très métaphoriquement dans Châteaux en Espagne. Tout ceci explique peut-être le choix d’artistes vivant leur création dans cette solitude de l’originaire prenant le risque de la contradiction:

Première partie. — Arts
Les nymphéas ou les surprises d’une aube d’été (1952)
Introduction à la Bible de Chagall (1960)
Les origines de la lumière (1952)
Le peintre sollicité par les éléments (1954)
Simon Segal (1962)
Henri de Waroquier sculpteur : l’homme et son destin (1952)
Le cosmos du fer (1956)
Une rêverie de la matière (1945)
La divination et le regard dans l’œuvre de Marcoussis (1946)
Matière et main (1949)
Introduction à la dynamique du paysage (1950)
Le Traité du Burin d’Albert Flocon (1953)
Châteaux en Espagne (1957)
Deuxième partie. — Littérature
Balzac : Seraphîta (1955)
Edgar Poe : Les Aventures de Gordon Pym (1944)
Rimbaud l’enfant (1948)
La dialectique dynamique de la rêverie mallarméenne (1944)
V.-E. Michelet (1954)
Germe et raison dans la poésie de Paul Éluard (1953)
Une psychologie du langage littéraire : Jean Paulhan (1942-43)
Jacques Brosse : L’ordre des choses (1958)
Troisième partie. — Rêveries
L’espace onirique (1952)
Le masque (1957)
Rêverie et radio (1951)
Instant poétique et instant métaphysique (1961)
Fragment d’un journal de l’homme (1952)

L’ordre du sommaire est thématique. Simple souci pratique ? Non. A lire les textes une problématique s’esquisse qui minimise la dimension scientifique de l’œuvre de Bachelard. Ce serait dans ses courts textes, au cœur de l’actualité artistique mais aussi politique,  que s’annoncerait un humanisme « d’une imagination qui pense », un « lyrisme psychique, le lyrisme qui donne au psychisme le mouvement même de la verticalité », cette verticalité qui s’animedans l’horizontalité des œuvres du graveur Albert Flocon. A un tel humanisme nous conduit la rêverie méditant sur Séraphita de Balzac. Par la rêverie sur certaines images ou sur des textes de la littérature, comme Mallarmé, qui développe une « mobilité imaginaire » nous faisant tomber dans notre destin de pesanteur, pour qu’enfin « l’ennui s’élève [8]», ou encore  par celle de Rimbaud qui renvoie au plaisir du verbe de l’enfance, de l’origine, et fait éclore la pensée[9], voilà que surgit cet humanisme que le dernier texte « Fragment d’un journal de l’homme » définit comme «  la méditation solitaire (qui) nous rend à la primitivité du monde »

C’est cette définition d’un nouvel humanisme, celui de la rêverie solitaire, que ces trois parties ont en commun. Si la seconde parle de la force des mots, ce qui vaut une réfutation des thèses bergsoniennes, dans l’article consacré à Jean Paulhan, la première parle des images et du contexte tragique dans lequel doit prendre naissance ce nouvel humanisme, qui ne peut être que l’œuvre d’un seul, l’idée de groupe étant tout à fait étrangère à Bachelard. Montaigne revisité ? Enfin la dernière partie revient à plusieurs reprises sur la question de la contradiction, que le rêveur doit assumer.

La réflexion épistémologique avait conduit Bachelard àla définition de « l’obstacle épistémologique » comme cet irrationnel avec lequel il faut rompre et dont traite la Formation de l’esprit scientifique, un ouvrage qui semble mettre à l’écart du rationalisme scientifique, l’imagination, ou pour reprendre les mots imagés de Bachelard, la placer dans une « région » séparée. Rappelons-nous de ce passage où il écrit que dans les classes scientifiques traîne toujours un reste de poudre d’alchimie. Parler d’ « obstacles », de « région », c’est  cependant, paradoxalement, à l’intérieur de la science, jouer de la  métaphore. Il faut se séparer de ces obstacles écrit-il pourtant, la science ne peut entretenir aucun réel dialogue avec. Or dans Le droit de rêver on les voit subitement réapparaître – comme dans cette phrase à propos des Cathédrales de Monet : « Monet veut que la cathédrale devienne une éponge[10] de lumière ». Les concepts scientifiques aussi sont disséminés dans le texte, peut-être pour montrer qu’ils se sont tardivement séparés de leur lieu originaire : l’imagination.  Ainsi si la science est première dans l’ordre d’exposition des œuvres de Bachelard, cette primauté n’est pas si évidente, et elle a été obtenue par une démarche appauvrissante vis-à-vis du monde de l’originaire, par un acte de sécession. Ce qui est réellement premier en l’homme c’est non pas tant la raison et a fortiori, encore moins la rationalité scientifique, que ce monde plus « mêlé » de la rêverie, l’image et le concept. C’est ainsi que Bachelard écrit par exemple, dans La dynamique du paysage « Au fond la gravure a une temporalité spéciale (…) En elle, les chocs s’exaspèrent[11] ». Le sens de l’œuvre surgit bien après l’image, dont il n’est peut-être que l’évanescence. Comme nous donne à  comprendre, dans l’analyse du texte de Balzac Séraphita, cette phrase de Bachelard : « Ces images préparent vraiment les pensées [12]»

La tragédie dont la Composition murale d’Henri de Waroquier [13] au Palais de Chaillot à Paris porte le nom est le fil conducteur de toute la première série de textes consacrés à l’art. C’est le visage privé de regard d’Œdipe qui retient l’attention de Bachelard ; mais comme il l’écrit, « le bronze n’accepte pas définitivement la défaite des hommes, le bronze est le symbole de l’invincible [14]». L’humanisme de Bachelard n’est pas renoncement, même si c’est la nuit, même s’ « il s’agit de ne plus dormir sur terre, [qu’il] s’agit de rentrer dans le monde nocturne que tu vas choisir ».  « L’imagination ne peut pas vivre  dans un monde écrasé » écrit-il en conclusion de La dynamique du paysage. Les personnages du graveur Albert Flocon se battent pour ne pas mourir. Même leur horizontalité cache une dynamique de la verticalité : « Les images tour à tour s’attirent et se repoussent, en de magnifiques réciproques. C’est la vie même de l’imagination[15] »  Une vie qui vit les concepts de la science, ici celui de « dynamique ». Il y a mouvement de la pensée. On ne sort pas de la contradiction, on vit avec elle dans la solitude de la rêverie. Mais, pour reprendre les images de Bachelard, cette contradiction est puissance de jaillissement. Puissance du vertical que l’on ne cesse de croiser dans tout l’ouvrage, de la même façon que le temps créatif est celui de l’instant, et non le temps horizontal de la ligne[16].

Conclure ? Laissons plutôt la parole à Bachelard : « C’est lorsque le philosophe est seul qu’il se contredit le mieux »

Et à Montaigne : « Or, puisque nous entreprenons de vivre soûls et de nous passer de compagnie, faisons que notre contentement dépende de nous ; déprenons-nous de toutes les liaisons qui nous attachent à autrui, gagnons sur nous de pouvoir à bon escient vivre seuls et y vivre à notre aise". Montaigne, Les Essais, De la solitude, Chapitre XXXIX.

Maryse Emel.

 

 



[1] La première date de 1970. Bachelard est mort en 1962. Jetravaille sur la 7e édition de 1993 aux PUF. La dernière réédition est de 2013,la 5e dans la collection Quadrige.

[2] Graveur, géomètre, écrivain… Albert Flocon, de son vrai nom Albert Mentzel, né à Köpenick, un faubourg du sud-est de Berlin, le 24 mai 1909 et mort à Paris le 12 octobre 1994. On ne peut que regretter l’absence de reproduction des œuvres, pour tous les artistes cités.

[3] La dynamique du paysage, p. 90.

[4] Les aventures de Gordon Pym, p. 138.

[5] P. 244.

[6] Sculpteur, peintre, graveur et fresquiste, il exécute en 1937 une composition murale pour le palais de Chaillot, La Tragédie (1881-1970).

[7] « Alors, sois philosophe, sois stoïcien ». Journal de l’homme, p. 240.

[8] La rêverie mallarméenne, p. 159.

[9] Rimbaud l’enfant, p. 155.

[10] Référence au chapitre sur l’éponge dans la Formation de l’Esprit scientifique.

[11] P. 73.

[12] P. 132.

[13] Appartient au groupe de l’École de Paris. Cette « École » regroupa à Paris un certain nombre d’artistes ayant fui des persécutions dans leur pays.

[14] Henri de Waroquier sculpteur, p. 53.

[15] La dynamique du paysage, p. 88.

[16] Instant poétique et instant métaphysique, p. 225