Jerphagnon, Mes Leçons d'antan - Platon, Plotin et le néoplatonisme, édité par Jean-Louis Dumas, Les Belles Lettres, 2014. Lu par Karim Oukaci
Par Florence Benamou le 29 janvier 2016, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Ce petit livre recueille les notes que Lucien Jerphagnon rédigea à l'occasion de trois séminaires consacrés à la lecture du Parménide de Platon et de la Vita Plotini de Porphyre.
Le cours de 1973 (p. 13-75) propose dans une première version le commentaire du Parménide (le cours de 1982 en est une seconde). Il suit le détail du texte, compte cinq problèmes dans la partie I, neuf hypothèses dans la partie II. Le sens général de l'analyse s'inspire, avec prudence il est vrai, de l'interprétation néoplatonicienne et en particulier du Commentaire de Proclus (dont le nom conserve la forme grecque Proclos comme chez Trouillard). Il semble, cependant, qu'elle ne puisse éviter, si précautionneuse qu'elle soit, de contrevenir à l'interdit philologique des « interprétations grandioses, mais anachroniques » (Brisson 1994). Encore faut-il préciser, pour être tout à fait juste, que l'auteur ne cherche pas à trancher en toute rigueur la querelle des interprétations sur ce dialogue dont l'ambivalence est si fascinante. Son intérêt se porte davantage sur l'exégèse du Parménide par les Néoplatoniciens et sur ce qu'elle permet de comprendre de leurs recherches singulières et de leurs systèmes conceptuels propres - la version de 1982 montrera ce parti pris clairement. Les notes, point d'appui pour des explications orales plus développées, sont souvent rapides. Mais elles s'accompagnent d'un ample choix de citations très instructives de traducteurs, annotateurs et commentateurs éminents (Diès, Wahl, Robin, Alexandre, Renéville, Moreau, Trotignon et principalement Trouillard).
Le cours de 1982 (p. 77-148) comporte deux moments, indéniablement complémentaires l'un de l'autre dans la perspective d'une meilleure intelligence de Plotin, Proclus et Damascius. D'abord (p. 79-114), Jerphagnon propose une réécriture de la version de 1973, un commentaire du Parménide simplifié, allégé de citations, plus attaché aux mouvements de l'argumentation qu'aux difficultés de détail. Il décompte cette fois-ci six problèmes et neuf hypothèses. L'explication, toujours attentive aux remarques de Trouillard, se rallie à la vieille proposition de Chaignet (1897) sur la structure chiasmique ou « palinstrophique » des cinq premières hypothèses de la partie II. L'auteur confirme cette lecture proche de l'interprétation néoplatonicienne par les conclusions de l'article de Jean-Paul Dumont (1979) sur le modèle cosmologique à l'œuvre dans le Parménide. En un second temps (p. 115-148), il est question de l'exégèse de ce texte 1) dans l'Ancienne, la Moyenne et la Nouvelle Académie (un mot est dit, p. 117-118, de « l'épineuse question de la tradition non écrite », « attesté[e] par Aristote » selon l'auteur - les noms importants de l'École de Tübingen sont évoqués), 2) dans le médio-platonisme de Moderatus de Gadès, d'Apulée, de Numénius d'Apamée, etc. (avec Mazzarelli et Dillon en référence) et 3) dans le néoplatonisme.
Le cours de 1983 (p. 147-211) traite de la Vie de Plotin que Porphyre, le disciple et successeur de celui-ci à Rome, écrivit en manière d'apologie. Porphyre de Tyr, avance l'auteur, aurait « laissé à ses contemporains une œuvre considérable - aujourd'hui disparue en grande partie, mais dont ce qui a disparu a conditionné, on peut le dire, la pensée philosophique d'Occident pendant des siècles, et à vrai dire de façon définitive ». Là encore, il s'agit de notes qui servirent à la lecture suivie du texte devant des étudiants - texte qui avait été remis en lumière par la publication en 1982 des « travaux préliminaires » à l'édition scientifique que préparaient Goulet, Brisson et alt. On y trouve également des exposés plus généraux, nourris des études de Hadot et de Puech, sur l'esprit "angoissé" du IIème siècle (l'expression est de Dodds 1965) qui empreindrait les spéculations de cette époque d'une profonde répugnance pour le corps (p. 153-158), sur le rapport de Plotin à Numénius (p. 167-169), sur la notion de Νοῦς (p. 182-186) et sur le gnosticisme (p. 187-201).
Ces cours se recommandent pour la qualité remarquable de leur pédagogie. Les formules simples et limpides sont nombreuses : « Alors, on transpose la dialectique zénonienne. On la transpose du visible dans l'invisible. » (p. 42 à propos de 136b) ; « On surprend Platon dans la coulisse, dégageant la théorie des Idées de l'imagination banale, physicienne. » (p. 88 à propos de 131). Le style oral est plein d'agrément et d'humour, plaisant par le seul contraste qu'il forme avec la sécheresse du « jeu sérieux » de Parménide : « Des types débarquent à Athènes en provenance de Clazomènes » (p. 27) ; « On aurait tort de phosphorer là-dessus » (p. 160) ; « Les Platoneia, on dirait aujourd'hui le jour de la Saint-Platon » (p. 162) ; « [Plotin] ne voit pas clair, il a la diarrhée à tout moment, il a une maladie abjecte qui éloigne ses amis. Bon. Il a honte d'être un corps - et en un sens cela se comprend » (p. 176) ; « les barbélognostiques et leur culte de sex-shop » (p. 194). Il est assez rare de pouvoir sourire, un commentaire d'exercice dialectique ou d'œuvre hagiographique sous les yeux.
Pour ce qui est de l'édition, elle est excellente. Certes, le lecteur sera surpris de trouver dans les notes (p. 34, p. 37, p. 55) et dans le corps du texte (p. 106) des traductions et des références postérieures à la date de rédaction du cours. Sans doute aussi faudra-t-il qu'il lise p. 32 « Pythodore » à la place de « Pythagore », p. 125 et suivantes « Eudore » au lieu de « Eudoxe », p. 165 « indice » au lieu de « index » et p. 206 « Diotime » au lieu de « Distime ».
Ces trois cours, modèle de clarté pédagogique, sont donc très intéressants par l'emploi qu'ils font du Parménide pour introduire à l'hermétisme de Plotin et de son école. Après tout, ce dialogue ne fut-il pas « une Bible » pour « cette Église » (Diès) ? Reconnaissons d'ailleurs que, si Proclus invoqua dans une prière ardente le secours de toutes les Puissances Illuminatrices avant de commenter le Parménide, Lucien Jerphagnon, qui ne put bénéficier de cette aide, n'en réussit pas moins à produire des analyses qu'on peut qualifier de clairvoyantes.