Écrits choisis d’histoire des sciences (sous la direction de Michel Blay, Francesco Furlan et Michela Malpangotto), Les Belles Lettres, 2012, lu par Solène Guernon

Écrits choisis d’histoire des sciences (sous la direction de Michel Blay, Francesco Furlan et Michela Malpangotto), Les Belles Lettres, 2012. 

Les Écrits choisis d’histoire des sciences consistent en un recueil d’articles édités par Michel Blay, Francesco Furlan et Michela Malpangotto pour rendre hommage à Pierre Souffrin à l’occasion du dixième anniversaire de sa disparition.

Comme l’indique l’avant-propos de l’ouvrage, les Écrits choisis d’histoire des sciences consistent en un recueil d’articles édités par Michel Blay, Francesco Furlan et Michela Malpangotto pour rendre hommage à Pierre Souffrin à l’occasion du dixième anniversaire de sa disparition. Bien que non exhaustif, il permet de se faire une bonne idée des travaux de recherche de l’auteur et de sa démarche, consistant bien souvent à rejeter les lieux communs de l’histoire des sciences pour proposer de nouvelles lectures des textes. Les éditeurs distinguent quatre grands axes d’étude dans les recherches de Souffrin et donc dans l’ouvrage qu’ils présentent :

  1. Le concept de vitesse dans la science préclassique

  2. La Geometria practica au Bas Moyen Âge et à la Renaissance, qui consiste à montrer la capacité des mathématiques à résoudre facilement des problèmes de mesure de la vie courante.

  3. L’ecdotique des figures et des textes scientifiques et leur traduction.

  4. La théorie galiléenne des marées que nombre d’historiens ont considérée comme fausse alors qu’elle remplit bien l’objectif fixé par Galilée : montrer le double mouvement de rotation de la terre.

L’ouvrage classe les différents articles présentés en cinq sections :


Section Ire : Autour d’Archimède (p. 41 à73)

Souffrin présente ici une partie des travaux d’Archimède à propos de la quadrature de la parabole, c’est-à-dire de la construction d’un triangle de même aire qu’une parabole. Archimède donne deux démonstrations différentes : la démonstration dite « mécanique » ou heuristique, qui recourt à l’image de poids en équilibre et la démonstration par exhaustion, qui consiste à montrer que l’aire d’une surface (en l’occurrence une parabole) est égale à l’aire d’une autre surface. Pierre Souffrin commente ces démonstrations en montrant que, contrairement à l’interprétation qui a pu en être faite par l’histoire des sciences, la démonstration mécanique n’est pas empirique, elle n’est pas une expérience de physique, mais une démonstration mathématique, la théorie des centres de gravité étant chez Archimède une théorie purement géométrique. Souffrin reprend l’idée de Khalil Jaouiche selon laquelle la statique d’Archimède est « une science formalisée dont les objets sont des êtres mathématiques »1. Il montre dans l’article suivant que, contrairement à ce que disent les commentateurs, Archimède a bien défini le centre de gravité dans ses écrits qui nous sont parvenus.

Section IIe : Mouvement et vitesse (p. 75 à 317)

Après avoir montré que, contrairement à ce qu’affirme Duhem, Oresme ne peut pas véritablement être considéré comme précurseur de Descartes pour la géométrie analytique et de Galilée pour la chute des graves, Souffrin étudie, en s’appuyant sur des textes précis, son travail sur la notion de changement, et plus particulièrement de vitesse. Oresme propose une méthode de représentation géométrique qui permet de mesurer le changement de qualités, c’est-à-dire de grandeurs intensives, et pas seulement de quantités, c’est-à-dire de grandeurs extensives. Il pense le changement d’une qualité comme une qualité intensive dont l’intensité est le degré de vitesse. Son apport consiste à pouvoir mesurer l’intensité de la vitesse à chaque instant d’un mouvement. On peut établir un lien entre les configurations d’Oresme et l’idée de dérivée qui sera développée par Newton.

D’après Souffrin, l’oeuvre d’Oresme est cependant singulière : dans la tradition, c’était au contraire le concept de vitesse holistique (c’est-à-dire « relative à un mouvement considéré sur une durée ») qui prévalait, et qui pouvait s’appliquer aussi bien à des mouvements uniformes que non-uniformes, l’expression velocitas totalis, qui distinguerait cette dernière de la velocitas tout court, étant en fait une construction historiographique.

Souffrin revient dans plusieurs articles sur l’histoire du concept de vitesse holistique, ce dernier ayant d’après lui été oublié de l’histoire des sciences comme de la philosophie, qui ne se sont intéressées qu’à la vitesse instantanée. Pour lui, l’erreur des historiens, qui les a conduits à considérer certains textes, de Galilée, notamment, comme fautifs, a consisté à systématiquement traduire velocitas par l’un des sens modernes du concept de vitesse : la vitesse instantanée ou la vitesse moyenne, alors que ce n’est pas le sens préclassique de velocitas, qui désigne un mouvement considéré sur une durée – un intervalle de temps - ou sur un parcours. Deux mouvements sont dits de velocitas égale si, en des temps égaux, des distances égales sont parcourues. Section IIIe : Quaestiones sur le mouvement de la Terre et théorie des marées (p. 319 à 400)

D’après les historiens des sciences, Oresme aurait cherché à montrer dans son Commentaire au livre Du Ciel d’Aristote la rotation diurne de la terre (plutôt que du ciel) et étrangement conclu le contraire (rotation diurne du ciel), probablement par crainte. Souffrin montre, notamment en traduisant différemment la conclusion du Commentaire, que le but d’Oresme n’était pas de prouver la rotation de la terre mais de démontrer l’impossibilité de prouver l’immobilité d’un corps quelconque et par conséquent la nécessité de se tourner vers des arguments métaphysiques (religieux) pour trancher la question de la rotation de la terre ou du ciel.

Section IVe : Geometria – et non encore « physica » - practica (p. 401 à 456)

La géométrie pratique d’Alberti dans les Ex ludis consiste à montrer, sur des expériences communes, comment mesurer simplement à l’aide des mathématiques des grandeurs apparemment insaisissable. Souffrin montre cependant, en s’appuyant comme dans les autres sections sur des textes précis, que la préoccupation d’Alberti n’est pas véritablement pratique ; il ne s’agit pas pour lui de décrire précisément les procédés pour permettre leur application réelle mais simplement de montrer la capacité des mathématiques à résoudre en principe des problèmes de mesure dans la vie pratique, et cela avec le minimum d’outillage possible, qu’il s’agisse d’instruments ou de tables. Le but d’Alberti est donc théorique et non pratique. Les Ex ludis sont, d’après Souffrin, exemplaires des tendances de la culture scientifique des milieux cultivés de l’époque.

Dans un deuxième article, Souffrin pointe une erreur d’établissement d’un texte des Ex ludis et l’erreur d’histoire des sciences corrélative : on a en effet attribué à Alberti une incohérence qui n’est très probablement que le résultat d’une erreur de copie reproduite dans les copies successives.

Section Ve : Notes et précisions diverses (457 à 479)

Cette dernière section regroupe trois articles dans lesquels Souffrin remet en cause des interprétations historiographiques. Dans le premier, il s’agit de pointer une erreur de traduction qui s’est perpétuée, dans le second une possible erreur de datation s’appuyant sur l’évocation d’une éclipse qui pourrait très bien ne pas se référer à une éclipse ayant réellement eu lieu et dans le troisième, il revient sur l’interprétation anachronique du concept préclassique de vitesse dont il a déjà été question dans plusieurs articles.

L’ouvrage se présentant comme un recueil d’articles de recherche, il ne présente pas de véritable continuité et il arrive que certains articles se répètent, au moins du point de vue des conclusions que tire Souffrin. La présentation des éditeurs et les groupements d’articles qu’ils ont choisi d’opérer permettent cependant d’y dégager de grands thèmes et d’éclairer la lecture. Il ne s’agit donc pas seulement d’un ouvrage auquel se référer ponctuellement pour lire tel ou tel article, mais aussi d’un livre dont la lecture cursive se justifie tout à fait.

Dans ses différents articles, Souffrin s’appuie sur des textes précis, qu’il réinterprète en contestant le plus souvent les interprétations qui en ont été faites par les historiens et philosophes de sciences. Il présente à la fois ses thèses et une analyse de ce qui a amené les historiens à défendre les thèses auxquelles il s’oppose, thèses qu’il n’est donc pas nécessaire de connaître avant d’entamer la lecture de l’ouvrage. Les précieuses références aux textes précis, souvent en langue originale, permettent un accès direct aux sources sans recherche supplémentaire. On peut cependant regretter que les textes, le plus souvent donnés dans la langue originale, ne soient la plupart du temps pas traduits, au moins quand ce n’est pas précisément la traduction qui fait l’objet du désaccord.

De par leurs thèmes et leur présentation, les articles de Souffrin, même s’ils sont compréhensibles dans les grandes lignes par tous, s’adressent cependant prioritairement à des spécialistes. La technicité et le détail des démonstrations, ainsi que la présentation sous forme de recueil d’articles, risqueraient en effet de rebuter le lecteur non averti qui chercherait simplement une synthèse des recherches de Souffrin ou un éclairage sur les sujets qu’il a étudiés. Il ne s’agit pas d’un ouvrage de synthèse mais au contraire d’analyse de détail. Les éditeurs n’ajoutent par ailleurs pas d’autres commentaires que les index, un bref avant-propos et quelques notes de bas de page, le but de l’ouvrage n’étant pas de commenter mais bien de rendre facilement accessibles les textes de Souffrin pour une lecture de première main. Il s’agit donc avant tout d’un ouvrage précieux pour le lecteur averti.

Solène Guernon

1Khalil Jaouiche, Le livre du Qarasun de Tabit Ibn Qurra : Étude sur l’origine de la notion de travail et du calcul du moment statique, Leiden, Brill, 1976.