Arnaud Perrot (sous la direction de), Les chrétiens et l’hellénisme, Editions Rue d'Ulm, 2012 (lu par Guy Renotte)

Les chrétiens et l’hellénisme. Identités religieuses et culture grecque dans l’Antiquité tardive, Etudes de littérature ancienne n°20,  textes réunis par Arnaud Perrot, Editions Rue d’Ulm, novembre 2012.

Les auteurs du présent volume, patrologues, universitaires hellénistes et latinistes, analysent l’attitude des Pères les plus représentatifs de leur époque face à cette culture : depuis les premiers Apologistes, héritiers de la tradition apologétique judéo-hellénistique, jusqu’à la théologie libérale de Harnack.

This book, under the direction of Arnaud Perrot, compiles various essays on the complex relationship between Hellenism and Christianity. The theology developed by the Fathers of the Church and the Christian assimilation of Hellenistic philosophy reveal the complex and contentious interactions of the two modes of thought in relation to their conceptions of God, ethics, culture and History.

Le but poursuivi par les auteurs anciens dans chacune de leurs déclarations identitaires, entre langue commune et particularisme religieux, engendra une multitude de positions, depuis le rejet pur et simple jusqu’à l’assimilation : c’est de cette diversité et de cette richesse que veulent rendre compte les différentes études présentées ici.

 

Le livre se présente comme une série d’articles réunis par Arnaud Perrot et comporte diverses contributions, toutes consacrées aux sens, dimensions et résultats de la rencontre du christianisme et de l’hellénisme. L’ensemble est complété par une bibliographie et un index.

 Dans l’avant-propos qu’il consacre à l’ouvrage, Arnaud Perrot souligne à cet égard combien la figure du « Grec » n’a pas toujours été ce qu’elle semblait être : en effet, si l’hellénisme désigne l’incompatibilité d’une philosophie barbare avec le christianisme, il désigne aussi un trait de polémique dirigé contre les chrétiens « déviants », accusés d’adultérer le contenu du christianisme. De la sorte, les chrétiens condamnent le paganisme sous toutes ses formes, sans rejeter l’hellénisme en bloc. Une partie du vocabulaire chrétien, de sa religiosité, de ses concepts proviennent en effet de l’hellénisme : l’altérité des Grecs est construite par le détour du travail littéraire pour mieux mettre en évidence l’identité chrétienne. Cette influence de l’hellénisme n’est pas une anomalie, encore moins un signe de faiblesse de la part du christianisme : les chrétiens ont pu prétendre, à l’égal des Grecs, à l’héritage classique. Ils ont même, dans certains cas, cherché à exproprier leurs contemporains païens de cet héritage, dont ils partagent les référents culturels. Ne peut-on alors se demander si les chrétiens, experts en hellénisme au point de pouvoir l’invoquer pour leur défense contre les « Grecs », ne sont pas en quelque sorte plus grecs que les Grecs eux-mêmes ?

 

Dans l’article intitulé « Les Pères de l’Eglise et l’hellénisme », Marie-Odile Boulnois souligne que le terme « patristique » peut avoir un sens strictement théologique et désigner la doctrine des Pères de l’Eglise envisagée du point de vue de la théologie, mais il peut avoir un sens plus vaste et désigner l’ensemble des écrivains chrétiens de l’Antiquité, ou de la période que l’on considère habituellement comme l’Antiquité chrétienne. Cette étude de la patristique soulève une question de fond : dans quelle mesure peut-on parler d’une intégration de la culture grecque dans le christianisme ? Dès le départ, l’amorce du christianisme s’est coulée dans la culture grecque. Les Pères de l’Eglise condamnent par principe l’hellénisme. Mais, dans le même temps, ils sont dans l’impossibilité d’y échapper.

Origène lui-même témoigne de cette complexité entre culture profane et christianisme, en utilisant pour interpréter certains épisodes bibliques, une méthode de lecture, d’origine grecque, l’allégorie. C’est pourquoi les disciplines profanes de l’hellénisme peuvent être soit pourvoyeuses d’hérésies, soit profitables, comme auxiliaires de théologie.

 

Ce sont sur les rapports ambigus de l’hellénisme et du christianisme que revient Gilles Dorval dans son article intitulé : « Hellénisme et christianisme. Continuités et ruptures. » L’antagonisme qui semble avoir toujours existé entre les Gentils et les chrétiens s’est souvent traduit par l’incompréhension de deux mondes. Pouvons-nous en conclure que l’hellénisme et le christianisme sont incompatibles, ou faut-il parler de la christianisation de l’hellénisme, qui pourrait nous conduire à croire que le christianisme est absolument tributaire de la pensée grecque ?  Théologiens chrétiens et philosophes païens, notamment platoniciens, partagent bien des idées sur le divin et sur la relation de l’homme à Dieu. L’homme est capable de faire l’expérience de Dieu, et même de s’assimiler à lui. Rechercher l’assimilation à Dieu, et même l’identification, est le but par excellence. Tel est le principal élément de continuité. Mais il existe aussi des éléments de rupture. Ce qui choque avant tout les philosophes païens dans la foi chrétienne, c’est d’abord le rôle excessif dévolu à la croyance par rapport au raisonnement. D’autres éléments de la foi sont considérés par les philosophes comme antiphilosophiques. La résurrection des corps est selon eux contraire à la saine physique, qui démontre qu’à la mort les quatre éléments dont est composé tout corps se séparent et retournent aux substances dont ils sont issus. De même, la conviction chrétienne de la discontinuité entre Dieu et sa création pose problème : les Pères pensent que la création, même si elle a continuellement besoin de Dieu pour continuer à être, est autre que Dieu et d’une autre substance. Pour la tradition philosophique, au contraire, le monde matériel est divin ou du moins en continuité avec le Dieu suprême, dont il constitue la plus humble des théophanies. Quoiqu’il en soit, les Pères font subir à la paideia grecque une dévalorisation fondamentale : ils la ramènent au rang de paideia préparatoire, la vraie paideia étant la foi chrétienne sous sa forme intellectuellement élaborée. On le voit : la culture classique est réduite au rang de propédeutique par les Pères. Cette récupération de la culture classique à un niveau inférieur s’est tout naturellement accompagnée de la recommandation d’un nouveau genre de vie (ascétisme et philantropie), qui présente beaucoup d’éléments de rupture par rapport à la tradition hellénique.

 

Monique Alexandre, dans une étude intitulée « La culture grecque, servante de la foi. De Philon d’Alexandrie aux Pères grecs » montre comment la tentative d’intégrer la culture grecque au christianisme lettré est sous-entendue par un effort de théorisation, de symbolisation, fluctuant entre valorisation de la paideia et défiance envers elle. Cette représentation de la paideia a été transmise de texte en texte, par Ambroise, lecteur de Plotin, par Jérôme, traducteur d’Origène, par Augustin, exégète des « dépouilles des Egyptiens », jusqu’au Moyen-Age. A travers la médiation philonienne, Clément d’Alexandrie, Origène et les Pères cappadociens reprennent cette représentation de la culture nécessaire servante de la foi, qui prend sa source dans la tradition platonicienne.

 

Olivier Munnich, quant à lui, réfléchit à « la place de l’hellénisme dans l’autodéfinition du christianisme ». Il souligne comment l’originalité de l’Apologie de Justin est d’avoir tenté une confrontation entre la conception grecque du monde et la vision chrétienne. Dans cette perspective, l’auteur, dans une étude très approfondie, compare la perspective des deux parties de l’Apologie, évoque les problèmes posés par la première partie, et définit le projet de Justin en mesurant l’innutrition littéraire et culturelle de l’apologiste. Olivier Munnich affirme qu’on ne peut pas vraiment parler de conciliation avec l’hellénisme car Justin se place au cœur de celui-ci, hellénisme entendu comme langage de la raison mais aussi comme réseau d’associations qui fait la culture. Il n’intègre pas l’hellénisme : il s’intègre dans l’hellénisme, comme le navigateur au milieu du vent qu’il utilise contre la force même du vent. La comparaison entre les deux parties de l’Apologie fait bien voir que Justin ne s’adresse pas, dans la première partie, aux autorités. Son destinataire sont les chrétiens ; c’est à eux qu’il s’adresse avec toutes les ressources de son talent littéraire, les instruisant de l’exégèse typologique, leur apprenant que l’hérésie et le polythéisme sont l’œuvre des démons, le judaïsme, le fruit d’une incompréhension. Ses auditeurs sont aussi des objecteurs, virtuels sans doute plus qu’actuels, mais il anticipe les débats ultérieurs (Celse, Porphyre) et montre, sur ce plan aussi, son importance dans l’histoire de la littérature chrétienne.

 

Quel regard les chrétiens portent-ils sur l’historiographie grecque pendant les trois premiers siècles ? C’est à cette question que cherche à répondre Sébastien Morlet dans son article intitulé : « Les chrétiens et l’histoire. De Luc à Eusèbe de Césarée ». Si Luc s’exprime en grec et si les traditions historiques grecques ont pu l’influencer dans une certaine mesure, il est clair qu’il n’a pas cherché à écrire une histoire « à la grecque », à la différence d’Eusèbe de Césarée, l’auteur de l’Histoire ecclésiastique, qui a bien composé une histoire à proprement parler. Car, malgré sa dette envers les méthodes de l’historiographie païenne ou juive, Eusèbe invente une nouvelle historiographie.  Il n’a pas seulement adapté ces méthodes à un objet nouveau, l’Eglise. De cet ancrage théologique découle une représentation éminemment dualiste du processus historique, où s’opposent d’un côté la vérité (l’Eglise), de l’autre l’erreur sous toutes ses formes (paganisme, judaïsme, hérésie). De ce point de vue, l’Histoire ecclésiastique est une œuvre fondatrice parce qu’elle fournira à la postérité antique et médiévale les catégories essentielles de son historiographie.

 

C’est à partir d’une réflexion sur le chapitre 41 du Gnostique d’Evagre le Pontique, que Arnaud Perrot s’interroge sur l’émergence dans le monde gréco-romain, d’une sensibilité « mystique » centrée sur le motif de l’adoration silencieuse. Dans son article « Pratiques chrétiennes de silence et philosophie grecque. Le motif de l’adoration silencieuse dans l’argumentation des Pères », l’auteur souligne comment les chrétiens et les Grecs conçoivent chacun dans leur système, un mystère de la divinité, qu’ils formulent au moyen d’une phraséologie semblable, exprimant le silence devant l’ineffable. Sur cette question du silence, les chrétiens sont des « Grecs » comme les autres.

 

C’est l’élaboration de la polémique contre l’Autre qui explique que chez les philosophes païens, notamment les néo-platoniciens comme Proclus, la religion chrétienne ait été perçue comme une nouveauté étrangère à la tradition philosophique grecque dont ils se considéraient les représentants légitimes. Tel est le fil directeur de l’article de Philippe Hoffmann « Un grief antichrétien chez Proclus : l’ignorance en théologie ». Si pour les chrétiens la vérité a été révélée par Dieu et fixée par les Saintes Ecritures et la tradition, pour les platoniciens l’autorité première et la source de toute vérité restent les écrits de Platon, et dans le néo-platonisme de Proclus, aussi les Oracles Chaldéens. Par conséquent, des auteurs aussi érudits que Proclus, Simplicius ou Damascius rejetaient comme étant blasphématoires l’instrumentalisation que les chrétiens commençaient à faire de la pensée grecque au service de leur foi. Leur attitude face au christianisme a été surtout défensive, de rejet. Pour eux, l’ignorance des chrétiens  de l’ordre du Réel est attentatoire à cet ordre même ; à cet égard, trois motifs de disqualification radicale s’entrelacent : l’ignorance scientifique, la défaillance éthique et l’impiété à l’égard de l’ordre divin du monde. Le monothéisme des chrétiens demeure pour Proclus comme un lambeau appauvri d’une Science théologique à laquelle ils sont étrangers, comme leur est inaccessible l’expérience ultime de la vision unitive.

 

Dans l’article de Ghislain Casas « Le néo-platonisme sans platonisme du Pseudo-Denys l’Aréopagite », l’auteur nous présente la version néo-platonicienne d’un certain type de christianisme. Il explique comment le Pseudo-Denys réaménage la théorie platonicienne et élimine les parties qui lui paraissent incompatibles avec les normes fondamentales du christianisme, en articulant une théologie négative et une théologie sacramentelle grâce au concept de hiérarchie. L’analyse de Ghislain Casas confirme au moins cette thèse selon laquelle une forme de platonisme, comme étaient prêts à l’admettre, à un degré ou l’autre, la plupart des auteurs chrétiens de l’Antiquité, est la justification philosophique du christianisme la plus appropriée, et peut-être en définitive la seule possible.

 

L’ouvrage se clôt par l’étude de Michel-Yves Perrin intitulée « De Harnack à Erasme : aller et retour ». L’auteur évoque la figure du théologien protestant Adolf von Harnack qui a mis en évidence les racines hellénistiques d’un christianisme non juif, très tôt hellénisé. C’est une tentative de relier un christianisme hellène ou hellénistique au discours humaniste du XIXe siècle. Dès 1912, tout à fait dans l’esprit de son temps, Walter Glawe a édité, dans la perspective de l’histoire des religions, une synthèse des discussions sur l’hellénisation du christianisme qui remontent jusqu’à la première moitié du XVIe siècle. Au principe du débat sur l’hellénisation du christianisme, Glawe place Erasme et Melanchthon qui en produisent les « germes ». L’hellénisation du christianisme est à cet égard une évidence historique, celle de l’acculturation du message évangélique au monde hellénistique. De ce point de vue, la christianisation de l’hellénisme n’est pas l’antithèse, mais bien plutôt un aspect fondamental de l’hellénisation du christianisme.

 

Cet aperçu laisse entrevoir qu’il s’agit d’un ouvrage extrêmement riche, parfois touffu. D’une grande érudition, il s’adresse avant tout à des chercheurs ou à des lecteurs avertis. Il semble que le fait de penser en termes de continuité et de discontinuité les rapports entre hellénisme et christianisme permettent d’éclairer d’un nouveau jour la question si controversée de la réussite du christianisme. En combinant au message chrétien, qui veut que tous les croyants soient égaux devant Dieu dans le Christ, l’apport de la pensée grecque, qui affirme la validité universelle du raisonnement correctement conduit, la patristique grecque a réussi à légitimer l’idée d’une religion vraie, pour tous les hommes, pour tous les pays et pour toutes les circonstances. Sans doute a-t-elle trahi, ce faisant, le projet des philosophes grecs, dévalorisé au profit de la foi. Il n’en reste pas moins que, d’une certaine façon, elle a accompli l’idéal universaliste de la paideia.

Guy Renotte