Radicalisation, par Farhad Khosrokhavar, Éditions MSH, collection Interventions, 2014 lu par Maryse Emel

La « radicalisation » est un processus de compensation sociale et affective  qui ne se confond pas nécessairement avec le terrorisme. Pour Farhad Khosrokhavar, auteur de l’essai Radicalisation, récemment publié aux éditions MSH (collection Interventions), il s’agirait d’une « perception » de la violence et de son interprétation selon des axes idéologiques.  Et, dans cette perspective, le jihadisme pourrait être interprété comme l’héritier des mouvements anarchistes et d’extrême-gauche des XIXe et XXe siècles.

La « radicalisation » est un processus de compensation sociale et affective  qui ne se confond pas nécessairement avec le terrorisme. Pour Farhad Khosrokhavar, auteur de l’essai Radicalisation, récemment publié aux éditions MSH (collection Interventions), il s’agirait d’une « perception » de la violence et de son interprétation selon des axes idéologiques.  Et, dans cette perspective, le jihadisme pourrait être interprété comme l’héritier des mouvements anarchistes et d’extrême-gauche des XIXe et XXe siècles.

Définir la radicalisation

Farhad Khosrokhavar introduit sa réflexion par la recherche d’une définition acceptable et rigoureuse du terme qui constitue le titre de son livre. Si la radicalisation est souvent confondue avec le terrorisme, cette confusion doit bien sûr être analysée, d’autant que si la radicalisation fait usage de la violence, elle ne le fait pas toujours.

« Par radicalisation, on désigne le processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux qui conteste l’ordre établi sur le plan politique, social ou culturel ». C’est ainsi que l’on définit la « radicalisation » depuis le 11 septembre 2001. Les gouvernements ont depuis quelques années sollicité le monde académique « afin d’identifier des prétendants à une action violente fondée sur une idéologie radicale où l’islam jihadiste se taille la part du lion " (p.9). On en est même venu  à parler d’une nouvelle forme de  guerre à basse intensité depuis la chute du mur de Berlin en 1989, guerre faite de guérilla, de terrorisme au sein des villes contre laquelle les armées traditionnelles ne sont pas préparées. Cependant, à y regarder de près, l’angoisse du public se dirige vers les jihadistes radicaux alors que des actions d’extrême droite ou d'obédience séparatistes suscitent un moindre intéret. 

Il faut distinguer souligne Farhad Khosrokhavar, deux types d’utopies. La première est assez classique et a des visées nationalistes. C’est le cas palestinien ou tchétchène, cherchant à instituer une nation. La seconde est ce que l'auteur qualifie d' « échevelée », qui peut d’ailleurs se développer aux côtés de la première…et qui relève de la radicalisation. Dans cette utopie « les deux couples de sentiments les plus répandus sont l’humiliation subie et le désespoir d’un côté, la volonté d’infliger une humiliation encore plus profonde à l’adversaire et la conviction de pouvoir réaliser l’utopie à partir d’une " théologie de la folle espérance" ...» (p.32). Désespoir de ces héros négatifs au service d’une justice qui se veut « réparatrice ».

 

Au-delà d’une définition de la radicalisation, l’essai de Farhad Khosrokhavar a pour principal objectif de montrer que le jihadisme en tant que radicalisation, n’est pas propre à l’Islam, mais se définit plutôt comme l’héritier des mouvements anarchistes des XIXe et XXe siècles,  et de ceux d’extrême-gauche des années 70 en Europe, qu’il y a d’autres formes que le jihadisme comme figure de la radicalisation. Développant cette idée, l’auteur esquisse une brève histoire de la radicalisation : du «  groupe des assassins » au XIe siècle, en Iran, société secrète se réclamant de l’ismaélisme, aux Fractions de l’Armée rouge, ou d'Action Directe, dans les années 1970-1980, en passant par les mouvements ouvriers du XVIIIe siècle détruisant les machines, ou encore les anarchistes s’en prenant aux autorités gouvernementales aux XIXe-XXe siècles. Ce sont ces derniers qui semblent les plus proches du mouvement al Qaida, « par son caractère transnational comme par la globalité de ses vues » (p.36).

Si on cherche à comprendre le développement d’al Qaida, on peut distinguer plusieurs périodes : une première période légitime aux yeux de l’Occident, jusqu’en 1989, lorsqu’il s’agissait de s’opposer à l’Union soviétique en Afghanistan, la période de lutte contre l’Occident qui culmine le 11 septembre 2001, et enfin, depuis son affaiblissement par l’élimination de la plupart de ses dirigeants, de nombreux groupuscules s’en réclament. Après l’euphorie des révolutions arabes, la situation économique s’est détériorée dans la plupart des pays arabes et les jihadistes ont souvent profité de la situation d’ouverture qui leur a été faite après les révolutions. C’est pourquoi on assiste à un renouveau de la radicalisation jihadiste. Comme al Qaida, lLa violence anarchiste se voulait autrefois une réponse à la violence d’un ordre mondial réduisant à la misère les classes populaires. . C’est la même idée que l’on retrouve dans les groupes jihadistes. « La radicalisation est la conséquence de la perception de la violence et de  son interprétation selon des axes idéologiques, qui poussent l’acteur à s’engager dans l’action violente »  (p.37).

 Ainsi, selon l’auteur, la radicalisation jihadiste servirait-elle à la fois d’éclairage sur les conséquences de l’échec du Parti communiste (et d’autres mouvements d’extrême-gauche) et sur les vestiges d’une utopie propre à rassembler les désespérés. Face au vide : le jihadisme et l’extrême-droite prennent le relai des mouvements d’extrême-gauche des années 1970. Dès lors, l’analyse de F. Khosrokhavar se présente à la fois comme sociologique, historique mais aussi psychologique. Il ne s’agit pas de prendre seulement en compte les motivations collectives d’un acte, mais aussi sa subjectivité. On peut dès lors considérer que dans le monde musulman, la radicalisation a été la conséquence du cumul de l’humiliation arabe et musulmane et de la permanence des autocraties. » (p.49).

Qui sont les humiliés ?

En Europe, ce sont d’abord les jeunes des quartiers dits « difficiles », sensibles aux discours de l’Islam contre l’impérialisme, ne les trouvant plus dans les discours politiques d’extrême-gauche. La facilité de les trouver sur internet, l’isolement de ces jeunes, renforcent leur perméabilité à une idéologie qui leur donne la reconnaissance mais nourrit rancœur et ressentiment. Le film La haine en est une très bonne illustration. Les sociologues parlent de « rage » à la place de « haine », mais l’idée est la même.

Si les femmes musulmanes participent peu aux attentats  leur participation est elle aussi à souligner, comme une revendication d’égalité, un certain féminisme, qui se trouve en contradiction avec la promesse jihadiste d’un patriarcat donnant tout pouvoir à l’homme.

Paradoxalement, dans les pays musulmans, ce sont les classes moyennes et une partie de l’intelligentsia, qui sont les plus ouvertes au  discours jihadiste. Cela démarque ces pays de l’Europe où ce sont les jeunes en situation difficile qui sont les plus perméables à cette idéologie. Ne nous méprenons pas sur le terme de "jeune" : il inclut les quadragénaires.  Au-delà, les combattants ayant dépassé la cinquantaine sont respectés mais oubliés.

Des théoriciens

On se souvient que ce sont des théoriciens de l’Internationale situationniste ( Guy Debord) ou le groupe Socialisme ou Barbarie fondé par Claude Lefort  et Cornélius Castoriadis, et d’autres théoriciens de l’extrême-gauche qui furent à l’origine d’Action Directe en France. Dans les pays musulmans aussi, on assiste au même phénomène de justification théorique de la radicalisation. Sont remis en cause la démocratie et les régimes autoritaires car dans les deux cas, il y aurait déni de la puissance d’Allah. Des maîtres à penser donnent des arguments pour justifier ce qui poussera d’autres individus à agir. Ainsi Farhad Khosrokhavar de citer Seyyed Qoth, l’un des premiers théoriciens du Jihad, exécuté en 1966 par le régime de Nasser en Egypte. 

Individualisme et autoradicalisation

Toutefois depuis le début du XXIe siècle, on assiste à une modification de la figure du radicalisé. Mohamed Mérah ou le norvégien Anders Breivik sont à ce propos emblématiques. L'extrémiste ne cherche plus à se démarquer mais se fond dans la masse, ce qui le rend difficilement repérable. Introverti, esseulé, atteint de déficiences psychiques, Farhad Khosrokhavar en dresse un portrait (p.135) qui n’a plus rien à voir avec les fondamentalistes au comportement ostentatoire. La radicalisation est autoradicalisation, et loin de passer par des relais idéologiques, commencent bien souvent avec les copains du Net. La fin des idéologies révolutionnaires laïques aboutit à des engagements « romantiques » sur le front syrien, engagements soucieux de « nobles causes » mais qui très vite sont sur-radicalisés. C’est cette sur-radicalisation qui est à craindre au moment du retour.

Réserves et interrogations

La collection « Interventions » dans laquelle paraît cet essai est certes, comme son nom l’indique, une collection qui se situe dans le domaine de la prise de position, et sa dimension théorique est moindre que celle d’autres publications des éditions MSH. Dès lors il ne faut pas être étonné par le ton de l’ouvrage, plus près du militantisme que de la réflexion sociologique. La point de vue de Farhad Khosrokhavar a donc le mérite de poser des questions et d’engager le débat. Si, précisément, nous tentons d’entrer dans ce débat, bien des prises de position de l’auteur nous semblent susciter des réserves et des interrogations.

Tout d’abord, arrêtons-nous sur la thèse principale de l’auteur : Percevoir la violence, l’injustice, seraient cause, en retour, d’un mouvement violent de rejet. Ces propos nous semblent exemplaires d’une démarche propre à l’ensemble du livre : affirmations sans justification qui, au lieu de mettre à mal, comme le souhaite l'auteur, les préjugés, en créent d’autres, renforçant, dès lors, ce qu’elles prétendent combattre. Ainsi sait-on depuis les travaux des psychologues de la forme, au début du XXe siècle, que toute perception est relative à sa situation et que de poser comme une généralité une expérience singulière relève d’une totale méprise à propos du sens de cette rencontre personnelle avec ce qu’il convient d’appeler le réel. Ainsi la propension de l’ouvrage à recourir à la psychologie (en plus de la sociologie) pour éclairer la « radicalisation » soulève un problème : si chaque « radicalisé » a une « perception » qui lui est propre, se pose la question de la communication de cette perception, et on attendrait de l’auteur quelques clarifications à ce sujet. Si la perception est singulière, comment comprendre que chez certains elle déclenche des comportements de radicalisation, et chez d’autres l’indifférence, ou du moins une acceptation (peut-être provisoire) ? Parler de « la » perception en général, parler aussi de « la violence », manifeste une tendance à la généralisation et à la confusion qui nous semble pénaliser l’ensemble de l’ouvrage. Ce point de départ flou sur la perception et son interprétation, se démultiplie dans tout l’ouvrage. Son auteur n’a-t-il peut-être jamais entendu parler du « conflit des interprétations » (Gadamer, Ricoeur), soumettant le travail d’interprétation aux mêmes difficultés que celles de la perception.

Autre point discutable : toujours selon Farhad Khosrokhavar, les idéologies d’extrême gauche sont moribondes, il conviendrait peut-être de se demander pourquoi ? Là encore les réponses sont rapides. La chute du mur de Berlin ? Certes, mais une idéologie est plus qu’un ensemble de « parpaings ». Faut-il en conclure la mort du désir de révolte, de révolution ? Ramener le désespoir a une démarche finalement idéologique – tel le jihadisme, c’est généraliser et oublier que les désespérés ne deviennent pas tous radicalisés, , et qu’il y a aussi des « jeunes » non désespérés  qui passent du côté de la radicalisation …et c’est surtout ne pas se souvenir des classiques de la sociologie : Bourdieu écrivait ne jamais avoir rencontré " la jeunesse ", généralisation qui selon lui cache la véritable approche « qualitative » de ce qu’il est convenu d’appeler la jeunesse, dans sa diversité et ses contradictions. 

Farhad Khosrokhavar fait état de "héros négatifs" mais qu'en est-il de la figure du Martyr? L'auteur déclare qu'elle est importante[i].  Mais ses propos demeurent ici extrêmement allusifs. La figure du martyr aurait mérité une analyse plus déployée car elle ne se réduit pas à la psychologie ou à l’anecdote. L'auteur le suggère trop rapidement hélas, à propos de la secte des "Assassins" dont les membres prenaient des substances afin de vivre avant l’heure les promesses du Paradis.

 A la fin de son livre Farhad Khosrokhavar cite Durkheim et dit qu'une société ne dure que si "elle fabrique du lien". En l'occurrence, Durkheim n’analyse que les effets  du catholicisme et du protestantisme. Le citer supposerait une lecture nuancée. La Radicalisation déclare encore Farhad Khosrokhavar est  l’un des lieux où se joue le mal-être d’une partie des citoyens dans un monde dépourvu de réelle citoyenneté ». Si cette conclusion se veut un appel aux politiques et à leur responsabilité; elle est desservie par l'ensemble de l'exposé qui la précède à force de confusions et de répétitions, qui confère peut-être inconsciemment un autre objectif à ce livre. Car ce n'est pas tant selon nous une  compilation de causes, de rigueur incertaine ou de point de départ pour un débat, qu’un renoncement à changer l’ordre des choses, du fait de la toute puissance d’Internet ou de la mort de la « gauche, extrême-gauche ». « Après le jihadisme, pourquoi pas l’extrême droite ? » demande l’auteur. En reprenant à son compte le terme de « radicalisation », notre Premier ministre Manuel Valls semble aujourd’hui avoir très bien compris le message.  L’idéologie sécuritaire a de beaux jours devant elle…

Maryse Emel

 

 

 



[i] il avait  d’ailleurs commenté en 2002 l’article « Saints, héros et martyrs dans le monde musulman » de Malika Zeghal, dans  Mayeur-Jaouen Catherine, dir., Saints et héros du Moyen-Orient contemporain, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, 353 p . (http://assr.revues.org/2164 )