Christophe Prince & Nathalie Prince, Nietzsche au Paraguay, Flammarion 2019, lu par Alexandre Klein

Christophe Prince & Nathalie Prince, Nietzsche au Paraguay, éditions Flammarion, Paris, 2019 (384 pages). Lu par Alexandre Klein.

 

En 1887, une poignée de colons allemands s’installent au Paraguay, à près de 300 km au nord d’Asuncion, pour créer Nueva Germania, une colonie où la culture allemande pourrait prospérer sous sa forme la plus pure. À leur tête le Dr Bernhard Förster, un antisémite notoire qui rêvait de faire fructifier la race aryenne dans ce Nouveau Monde, loin d’une Allemagne qu’il jugeait alors en perdition. À ses côtés, sa femme, Élisabeth Förster-Nietzsche, la sœur du célèbre philosophe.

C’est au cœur de cette folle aventure - qui s’acheva par le suicide de son instigateur - que nous plongent Christophe et Nathalie Prince, respectivement professeurs de philosophie et de littérature, dans ce roman de 365 pages. 
On y suit Virginio Miramontes, un aventurier blessé lors d’une attaque par une tribu indienne locale, qui se retrouve accueilli, ou disons plutôt retenu, dans la colonie de Förster, avant d’assister (et de contribuer ?) finalement à sa chute. La mise en récit est hybride, mélangeant des retranscriptions d’archives historiques, notamment de nombreuses lettres de Nietzsche à sa sœur, et une narration romancée

Après un prélude installant le décor flou de cette attaque dont il a été l’objet, la première partie de l’ouvrage reproduit des passages du journal du capitaine Miramontes, un document découvert au milieu du XXe siècle dans les Goethe-und-Schiller-Archiv. L’auteur y retrace son voyage dans la jungle bolivienne, assailli par la faim, la soif et la maladie et menacé par les animaux sauvages et des autochtones agressifs. Des lettres de Nietzsche à Élisabeth, contemporaines de ce récit, entrecoupent les courts chapitres. La seconde partie, qui s’intitule « La Colonie », nous ramène auprès du Virginio héros du roman, au moment de son réveil dans la colonie, suite à l’attaque violente qu’il a subie. Il découvre les lieux, les personnages et les mœurs de cette « nouvelle Germanie » qui compte alors une vingtaine de familles de colons. Des « fiches de caractérologie » présentant les habitant.e.s, ainsi que leur attachement plus ou moins prononcé à l’idéologie antisémite, de même que de nouvelles lettres d’Élisabeth à son frère « Fritz » ou encore des extraits d’une notice commerciale d’une compagnie de fil barbelé états-unienne apparaissent ici et là entre les chapitres de récit. Outre la colonie et ses habitants, on découvre également dans cette partie le passé militaire trouble de Miramontes et notamment son implication dans le fameux massacre de Concepción, ordonné par le cruel Toro Pichaí en avril 1869 au cœur de la guerre du Paraguay. 
Dans les deux parties suivantes, toujours construites sur le même modèle du patchwork de documents, sont décrites la vie de Virginio dans la colonie, sa semi-adaptation aux conditions de vie austères et singulières du lieu et son attachement à la femme du responsable du magasin, la belle Clara Schulz. On découvre aussi ce secret que Förster conserve à double tour dans la petite cabane à l’écart du village et sur lequel repose toute l’ambition de la colonie. C’est enfin la chute qui fait l’objet de la cinquième et dernière partie de l’ouvrage. On assiste à l’effondrement du rêve porté par son créateur, à mesure que se font jour le manque criant de ressources, l’impossibilité de cultiver quoi que ce soit dans cette forêt trop humide, l’éternel retour des maladies et l’absence révélatrice de nouveaux colons.  
L’épilogue nous ramène finalement au côté du philosophe Nietzche, dont les lettres nous ont accompagné tout au long de ce récit haletant. Mais ce n’est plus le Nietzche passionné de sa correspondance, décrivant à sa sœur les difficultés de son travail philosophique ainsi que son quotidien, ses rêves, ses ambitions, de même que ses doutes sur leur projet de colonie et sa haine profonde de son antisémite de mari et de toute l’idéologie qu’il porte. C’est un Nietzsche sombre et un peu perdu, quoique toujours habité par la passion d’écrire, traité depuis près de dix ans à la clinique de Bâle où il décèdera finalement quelques mois plus tard. Ainsi semble s’achever cette surprenante, mais passionnante plongée au cœur du projet fou de la Nueva Germania, ou plus exactement de la vie (imaginaire ?) de ce Virginio Miramontes dont le destin croisa à la fois l’histoire sanglante de l’Amérique du Sud et les rêves d’une Allemagne en voie de radicalisation. 
Mais la postface vient nous bouleverser, nous et nos certitudes. On y apprend déjà que c’est un ouvrage à demi posthume que nous venons de lire avec passion et gourmandise. Nathalie Prince y raconte en effet, avec beaucoup d’émotion et de style, comment elle a repris, seule, le travail entamé avec son mari, décédé en 2017. Elle dévoile également, dans ce très beau texte, les ressorts de leur travail commun de recherche puis d’écriture, à cheval entre histoire, philosophie et littérature, entre description et invention. Elle révèle notamment l’adaptation à la fiction des lettres de Nietzche reproduites, jetant ainsi le soupçon sur tous les documents d’« archives » reproduits dans l’ouvrage (elle invite d’ailleurs le lecteur curieux à se référer aux sources originales pour cerner les modifications effectuées aux lettres). Le lecteur jusqu’alors emporté par le récit et voulant croire à la sincérité d’auteurs dont les affiliations universitaires lui avait fait oublier, un instant, qu’ils écrivaient de la fiction, se prend à douter de la réalité du journal de Miramontes, de celui de Clara Schulz, ainsi que des notices commerciales ou des chansons traditionnelles reproduites au fil de pages. Le cahier de photographies qui clôt l’ouvrage vient pourtant à nouveau réaffirmer la réalité de l’aventure décrite, renversant ainsi la vapeur en même temps qu’il obscurcit le doute, dans un ultime mouvement de balancier qui caractérise finalement très bien l’ouvrage qui s’achève. 
Entre fiction et réalité, histoire et philosophie, rêve déchu et passé oublié, ce très beau roman nous rappelle, outre l’histoire de la folle aventure d’Élisabeth Nietzsche et du Dr Förster dans la moiteur de la jungle du Paraguay, qu’il n’y a pas de ligne blanche si franche à tracer entre les styles et les approches, notamment dans des travaux qui aiment ainsi à les mêler. Et c’est au contraire toute la force de ce type d’ouvrages, notamment quand ils sont aussi bien réalisés que celui-ci, que de nous inviter à nous pencher, une fois le récit passionnément dévoré, sur les éléments historiques qui l’ont encadré et nourri, depuis l’histoire de la guerre de la Triple-Alliance jusqu’aux courriers de Nietzche (dont un nouveau volume vient d’ailleurs de paraitre chez Gallimard). Une magnifique invitation donc à l’exploration, tant des usages possibles de la fiction et de l’histoire de la philosophie, que de l’histoire oubliée de Nietzche (du moins Élisabeth) au Paraguay.  

Alexandre Klein