Cédric Sueur, Analyse des réseaux sociaux appliquée à l’éthologie et à l’écologie, Editions Materiologiques, 2015, lu par Nathalie Nieuviarts
Par Cyril Morana le 14 février 2016, 06:00 - Épistémologie - Lien permanent
Chers lecteurs, chères lectrices,
Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions.
Recensions de philosophie antique
Les philosophes font souvent référence aux animaux pour tenter de
définir l’homme, comme si la compréhension du monde animal permettait
celle du monde humain. Serait-ce parce que l’animal est plus facile à
observer car visible « du dehors » et différent de l’homme? Ou bien
aussi et plutôt parce que nous ne pouvons qu’être intrigués par la
parenté qui relie hommes et animaux, en inscrivant de ce fait l’homme
dans la nature et dans la biologie?
Cette tendance du philosophe à évoquer l’animal pour interroger l’homme, nous la trouvons aussi et plus particulièrement peut-être lorsqu’il s’agit d’étudier la socialité humaine. Aristote évoque ainsi le lien entre l’homme et les animaux politiques pour poser que l’homme est l’animal « le plus » politique. Plus récemment, le philosophe ne peut faire l’impasse sur l’éthologie et, outre Darwin, il évoque volontiers Karl Von Frisch, Konrad Lorenz ou encore Jacob Von Uexküll pour appuyer son discours. L’éthologue, celui qui étudie le comportement animal, est donc l’allié précieux du philosophe, il est celui dont le regard éclairé sur le monde animal éclaire l’homme sur lui-même.
C’est en ce sens que l’ouvrage collectif dirigé par Cédric Sueur Analyse des réseaux sociaux appliquée à l’éthologie et à l’écologie, consacré aux réseaux sociaux animaux, ne peut que nous instruire, en insistant notamment sur la modernité des outils d’analyse disponibles et sur leur efficacité. La nécessité d’utiliser ces outils pour faire progresser l’éthologie aussi bien que l’écologie semble être au cœur de cet ouvrage et résonne comme un appel. Cédric Sueur, maître de conférence à l’université de Strasbourg et chercheur spécialisé dans l’étude des sociétés animales réunit ici les différentes études faites par les chercheurs du SNAAS (Social Network in Animal Societies) qu’il dirige. La mise en commun de ces travaux permet de comprendre et de comparer divers types de socialités animales en fonction des espèces étudiées, en insistant à chaque fois sur ce qu’apporte l’analyse des réseaux sociaux à ces recherches.
Comment mieux comprendre les sociétés animales et saisir toute leur complexité ? Comment analyser les différents types de liens qui existent entre les individus d’un groupe d’animaux? Qui est relié à qui et avec quelle fréquence et quel impact ? En quoi ces liens favorisent-ils la survie du groupe ou son adaptation? Comment mesurer l’écart entre les bénéfices de la vie en groupe et ses coûts éventuels ? Comment veiller au maintien de l’équilibre dans les sociétés animales et plus largement dans le monde vivant ?
Telles sont les principales questions auxquelles l’application des outils d’analyse des réseaux sociaux peut répondre selon C. Sueur. Ainsi le fait de comprendre une société animale (insectes, poissons, oiseaux, primates…) comme un réseau social en lui appliquant des outils modernes d’analyse permet une étude plus précise mais également plus dynamique, comparée à une étude réalisée avec des moyens classiques. Les méthodes modernes d’analyse (outils mathématiques, modélisations, nouvelles techniques d’observation) rendent possible en effet la mise en évidence de la structure complexe d’un réseau social, notamment les types de liens reliant les individus, la solidité et fréquence de ces liens, leur modification éventuelle selon tel ou tel événement. Cette compréhension plus précise et dynamique a à la fois un intérêt scientifique (elle apporte des connaissances à l’éthologie) et un intérêt pratique (elle apporte des solutions à des problèmes écologiques : épidémies, modifications environnementales…).
L’ouvrage se présente sous la forme de dix-sept chapitres rédigés par les différentes équipes de chercheurs et que vient à chaque fois compléter une riche bibliographie. Ces chapitres nous présentent tout d’abord (introduction, chapitres 1 à 3) ce que sont les méthodes d’analyse des réseaux sociaux (différents types de réseaux, caractéristiques de leurs éléments constitutifs, techniques utilisées pour étudier ces réseaux…) en insistant sur leur utilité théorique (mieux étudier et comprendre les sociétés animales) et pratique (appliquer ces analyses à l’écologie) et en présentant les différentes techniques modernes d’observation utilisées (vidéos, radars, puces…). Les chapitre suivants (chapitres 4 à 9) montrent les applications de ces analyses à l’étude de différentes espèces animales (insectes, poissons, oiseaux, chauves-souris, ongulés, primates). Le chapitre 10 est consacré à l’interaction entre champignons et plantes et le chapitre 11 s’attache aux myxomycètes (plasmodes). Les derniers chapitres de l’ouvrage reviennent à des questions plus larges comme celle de l’impact des réseaux sociaux sur la transmission des maladies et des parasites (chapitre 12), ou celle de l’influence génétique sur la structuration du groupe (chapitre 13). Le chapitre 14 s’intéresse à l’analyse des réseaux sociaux dynamiques, et le chapitre 15 à la modélisation. Le chapitre 16 montre le rôle de l’analyse des réseaux sociaux sur le traitement des animaux en captivité, et le chapitre 17 s’interroge sur la capacité des réseaux sociaux animaux à évoluer en développant chez les individus des capacités cognitives d’adaptation .
Toutes ces études s’ordonnent ainsi de manière à ce que l’on puisse avoir une vue d’ensemble sur l’état actuel des recherches et sur leurs avancées. Mais on peut aussi approfondir un domaine particulier si l’on s’intéresse de près à telle ou telle espèce ou à tel ou tel thème.
Parmi les réponses apportées dans cet ouvrage, on peut en retenir plusieurs, qui ont l’avantage de nous faire découvrir certains aspects particuliers de l’association animale tout en nous invitant à réfléchir sur des rapprochements possibles avec l’homme.
Ainsi l’analyse même de la notion de réseau social permet de mieux avoir en vue ce qu’est une association structurée et stable, et de saisir à la fois ce qu’elle a d’avantageux en termes de bénéfices, et ce qu’elle a de coûteux en termes de sacrifices exigés. En ce sens, un réseau social animal ne diffère guère d’une société humaine : tous les deux impliquent que des individus soient plus ou moins connectés (relativement à la nature, à la fréquence et à la distance de leurs liens et selon que ces liens soient réciproques ou non) et tous les deux impliquent des avantages (force accrue liée au nombre par exemple, meilleure qualité reproductive, recherche de nourriture facilitée) et des inconvénients (partage, conflits…). C. Sueur insiste également sur ce qu’il appelle le phénomène de rétroaction (feedback loop) propre à tout réseau social : les individus déterminent la structure de leur groupe selon leurs interactions, mais en retour la structure du groupe rejaillit sur les comportements individuels.
C’est cette mise en évidence de la complexité constitutive d’un réseau social, qui nous fait comprendre la nécessité d’utiliser des outils performants et modernes, notamment mathématiques et technologiques, pour mieux dégager cette complexité. Parmi les éléments constitutifs de cette complexité propre au réseau social et qu’il s’agit en l’occurrence de mesurer, figurent en premier lieu la notion de nœud (types d’individus reliés selon l’âge, le sexe ou la taille par exemple) et la notion de lien (nature des liens noués, comme par exemple le toilettage ou l’apprentissage). Mais il y a également la centralité du réseau (qui sont les individus centraux auxquels la majeure partie des individus sont connectés), ainsi que la densité (fréquence des liens) et le diamètre (taille du réseau, à savoir le nombre d’individus compris dans le groupe). Parmi les outils d’analyse utilisés et dont l’utilisation est à encourager et à répandre, notons les graphes, qui permettent en ce sens de visualiser ces éléments constitutifs, ainsi que certains logiciels (SOCPROG, UNICET par exemple) qui rendent également possible une étude plus dynamique des réseaux (évolution selon telle ou telle variable). Mais il faut souligner aussi la performance des outils technologiques modernes qui permettent des mesures plus précises (et temporelles/dynamiques) des interactions sociales. La technologie radar par exemple permet d’enregistrer des images de vols et de déplacements collectifs (oiseaux, insectes, chauves-souris…), et les enregistreurs de proximité (qui émettent et enregistrent d’autres émetteurs proches) déterminent quels sont les individus reliés et la fréquence précise de leurs interactions. Les puces RFID (radio-étiquettes) rendent possible l’identification des insectes sociaux par exemple, et leurs interactions sociales, de manière très précise. Les caméras embarquées sont quant à elles capables d’analyser les interactions entre animaux se déplaçant sur de très grands espaces (parfois inaccessibles). Citons aussi les robots (dotés de capteurs et d’un programme informatique leur permettant d’adopter des règles de comportement) ; l’introduction de ces robots au sein d’un groupe (blattes ou poissons par exemple) permet notamment d’observer comment le comportement de certains individus peut influencer et modifier le comportement du groupe et met ainsi en évidence certaines formes de prises de décisions collectives et le rôle joué par des individus leaders.
La fécondité de l’utilisation de ces outils d’analyse permet de mettre en évidence certains déterminismes naturels, propres à la socialité animale, et liés essentiellement à la survie (reproduction et nourriture). Ces déterminismes font que des individus sont plus centraux que d’autres, et que tel individu s’associe plus facilement avec tel autre, ou encore qu’un groupe peut évoluer en se fractionnant (en créant des sous-groupes), si cela est avantageux. Certains facteurs d’appariement (qui s’associe avec qui) sont récurrents, comme l’homophilie (le fait de s’associer avec un membre similaire) ou le népotisme (le fait de privilégier les membres de sa propre famille). Ces aspects essentiels de la socialité animale sont mis en évidence de façon plus pertinente et précise grâce aux outils d’analyse des réseaux sociaux. Mais l’intérêt de l’utilisation des outils d’analyse des réseaux sociaux permet aussi de saisir des aspects méconnus et beaucoup plus précis de la complexité sociale de telle ou telle espèce animale, encourageant ainsi les chercheurs à poursuivre plus avant leurs interrogations dans un domaine particulier.
Chez les oiseaux par exemple, certaines difficultés (repérer et identifier la formation des couples reproducteurs lors de saisons successives) se voient levées grâce à l’utilisation de ces outils d’analyse. Chez les poissons, l’analyse des réseaux sociaux « a permis de pousser les frontières de notre compréhension de l’altruisme réciproque suggérant que certaines espèces de poissons avaient la capacité de reconnaître leurs congénères, de se souvenir des résultats issus des interactions sociales et d’utiliser cette information pour déterminer leurs interactions sociales » (p : 148). Chez les chauves-souris, l’utilisation d’outils génétiques (marqueurs) fait espérer une meilleure compréhension de la manière dont ces animaux changent de nichoirs et adoptent un comportement de fission-fusion (p : 216). Enfin, au-delà des sociétés animales et des différentes espèces sociales, il devient possible, grâce aux outils d’analyse des réseaux sociaux, d’étudier des formes originales d’associations ayant cours dans le monde vivant, comme c’est le cas chez les champignons et chez des êtres particuliers comme les myxomycètes (plasmodes gélatineux se nourrissant de champignons ou de bactéries). Les réseaux sociaux formés par ces êtres vivants sont tels que leur complexité et leur importance pour la connaissance du monde vivant et pour le maintien de son équilibre exigent l’utilisation d’outils d’analyse modernes et performants.
Enfin, il est clair que l’intérêt d’utiliser ces nombreux outils d’analyse déborde le cadre théorique de la connaissance (éthologie), pour acquérir une dimension pratique et avoir un impact moral. Le maintien et le respect du monde animal (et plus largement du monde vivant) exige que l’on déploie tous les moyens possibles pour améliorer nos actions en matière d’écologie. Mieux comprendre la façon dont les animaux et le monde vivant interagissent c’est se donner les moyens de mieux lutter contre ce qui menace ou conditionne leur équilibre : épidémies, changements climatiques, modifications environnementales, maintien en captivité… Mieux comprendre les facteurs qui expliquent et déterminent les interactions sociales (comme par exemple l’influence génétique sur l’apparentement), c’est pouvoir agir de façon plus efficace mais surtout plus morale et plus responsable sur ce monde vivant et animal qui est aussi le nôtre. C’est aussi permettre aux professionnels du monde animal (soigneurs, éleveurs…) de pratiquer leur métier avec le soin et la rigueur exigés. Soulignons donc la valeur et la richesse que contient cet ouvrage pour les spécialistes mais aussi pour tous ceux qui ont à charge et à cœur le respect et l’amour du monde animal et plus largement du monde vivant.
Lu par Nathalie Nieuviarts