Frédérique Ildefonse, La Multiplicité dans l'âme. Sur l'intériorité comme problème, Vrin, 2022
Par Karim Oukaci le 01 juin 2023, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Frédérique Ildefonse, La Multiplicité dans l’âme. Sur l’intériorité comme problème, collection "Textes et traditions", Vrin, 2022, 881 p. avec bibliographie et appareil critique (table des termes grecs, index locorum, index nominorum).
Rares sont les œuvres magistrales et, parmi elles, plus rares encore les œuvres majeures. La Multiplicité dans l’âme a sans conteste l’importance de ces dernières. Frédérique Ildefonse, directrice de recherche au C.N.R.S., traductrice d'Aristote et de Plutarque, auteure en 2012 du remarquable essai Il y a des dieux, nous donne dans ce livre passionnant le résultat d'un travail de dix ans.
À l’origine de cette enquête, il y a le constat d’un contre-sens, le plus absurde et le plus répandu peut-être de ceux commis par l’historiographie de la philosophie, contre-sens toujours dominant dans l’université et les lycées, celui qui fait accroire qu’il y aurait une continuité entre les structures de pensée de la Grèce antique et de l’Occident, comme une lignée directe depuis une origine hellénique jusqu’à une postérité qui ne pourrait, dans ses productions propres, que lever le voile sur ce qui aurait été la vérité de la Grèce : faire de l’homme un objet de pensée et de cet objet le centre de toute pensée. Or, mis de côté l’historicité même de l’idée d’homme, et l’objection de sa modernité, ce que manifestent à chaque page et dans leur inquiétante étrangeté les textes antiques, aussi bien chez les auteurs classiques que présocratiques, c’est qu’ils ne recherchent pas le secret de l’homme, ni le cœur de son identité, pas plus qu’ils ne tendent et concentrent leur attention sur la réalité de sa situation ; ce qui est leur objet, dans une variété de figures qui se disséminent et se dispersent sans unité, c’est l’intérêt pour ce à quoi l’idée d’homme voulut mettre fin, la multiplicité présente dans l’âme, la tendance de l’intériorité à se nourrir et s’entretenir d’une extériorité qui se vit par débordements, mélanges et transgressions, l’absence enfin de toute enceinte ou clôture constitutive d’une souveraineté de soi sur soi.
Retrouver enfoui sous l’amas des traductions et interprétations habituelles le sens des usages que Homère, Platon, Aristote, Épictète et Marc-Aurèle firent de la notion d’intériorité, tel est le but de cette extraordinaire enquête. Sans qu’il soit possible, ni même souhaitable (puisque c’est au lecteur de suivre sa progression pas à pas) de rendre un compte un tant soit peu détaillé des analyses textuelles qui s’y trouvent développées, de leur précision, de leur ampleur et de leur densité, disons que, portant d’abord sur l'âme, sur la ligne de séparation entre dedans et dehors, sur le démonique, sur l'harmonie intérieure, etc., elle permet d’établir jalon après jalon les voies d’accès à une configuration conceptuelle, désormais étonnante, qui place l’humain dans une vulnérabilité fondamentale en le livrant, au-dedans de lui, à ce qui est autre que lui. Puis, une fois retrouvé, comme dirait le poète, « Ce lac dur oublié que hante sous le givre / Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui », des analyses particulièrement riches et convaincantes sur des textes d’Aristote et des auteurs du stoïcisme impérial permettent d’éclairer le passage à une autre configuration qui nous est plus familière, ainsi que les conditions qui l’ont rendu possible, par exemple la dissolution de l'homologie entre l’âme et le monde.
Éviter toute prévention et précipitation devant les œuvres de l’Antiquité nécessite, évidemment, de répondre à des exigences strictes en termes d’anthropologie, de philologie et de philosophie. Le grand avantage de La Multiplicité dans l’âme est, en parvenant à y satisfaire, de donner au lecteur les moyens premièrement de douter des interprétations faisant de nos concepts modernes des catégories éternelles ou universelles, deuxièmement de lire à nouveaux frais les textes dans leur littéralité, troisièmement de répondre aux possibilités nouvelles qu’ils nous offrent de par leur étrangeté.
Un tel lecteur, s’il est capable de ne pas regretter, comme aurait dit un autre poète, « l’Europe aux anciens parapets », se verra offrir « (…) des archipels sidéraux ! et des îles / Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur ».
Un entretien avec l'auteure sur ce livre est disponible grâce aux équipes de la Librairie Vrin :
Le multiple dans l'âme, entretien avec Frédérique Ildefonse (youtube.com)