L'expérience du sacré et la poétique du paysage
Par Sébastien Labrusse le 30 avril 2020, 22h57 - L'art et le sacré - question et enjeux esthétiques - Lien permanent
L’expérience du Sacré et l’esthétique du paysage
L’esthétique du paysage s’exprime essentiellement par deux moyens : la peinture et la poésie. On pourrait ajouter par la photographie et le cinéma, et pour l’art contemporain, par le land art. Dans ce cours, on s’en tiendra à la peinture – au sens large, comprenant l’estampe – et à la poésie.
Quel lien y a-t-il entre l’expérience du paysage et l’expérience du Sacré ? Ce cours se propose de répondre à cette question, qui est la ligne directrice de ce sujet.
Tout d’abord, le paysage en peinture n’apparaît de manière autonome – c’est-à-dire autrement que comme l’arrière-plan, le plus souvent schématique, d’un tableau dont le sujet principal est en général religieux – qu’à la Renaissance. C’est à partir du XVe siècle qu’on voit apparaître des tableaux dont le sujet principal est un paysage : il y a certes en art un sentiment de la nature qui s’exprime avant, par exemple dans les fresques de Pompéi, dans les fresques de l’art roman, mais le plus souvent le paysage n’était pas représenté lui-même, il n’était qu’un décor. Qu’est-ce qu’un paysage ? C’est, pour faire simple, une vue sur un lieu, le plus souvent naturel. Si nous parlons de paysage, c’est parce qu’une œuvre, poésie ou peinture, traduit l’émotion produite par certains fragments du monde terrestre, un aspect d’un pays, où nature et culture s’articulent : un certain agencement de lumières, de couleurs, de formes, de matières. Le poème ou le tableau proviennent de la joie, du saisissement que font naître, par exemple, une montagne, une vallée, un lac, la mer, la lumière qui se reflète sur l’eau, un jardin. Mais il y a aussi des paysages urbains. Il n’en sera pas question ici. Car le sacré, pour des raisons qu’on va expliquer, s’atteste dans la relation avec un lieu, dans la relation de l’homme avec la nature, saisissante par sa beauté.
Sur cette estampe, le Fuji est vu depuis la mer, entre la côte escarpée à gauche et une vague déferlante sur la droite. Au premier plan, la mer est représentée démontée, sous l'emprise de vagues violentes et écumantes, tandis qu'au loin, elle se fait calme et plane, accueillante même pour le voilier qu'on aperçoit. À l'arrière-plan, au-dessus de la baie de Suruga, s'élève le cône neigeux du mont Fuji. Sur la crête de la falaise abrupte, figurée sur la gauche, une route étroite et périlleuse, surplombant la mer, fut aménagée en 1655 pour faciliter le parcours des voyageurs, qui n'avaient plus à attendre la marée basse pour franchir la passe de Satta. Cette falaise fait pendant à la vague, encadrant ainsi le paysage. Cette estampe, à la composition graphique complexe, au cadrage très recherché, qui met en scène une vague puissante, frangée d'écume, impérieuse et menaçante, saisie sur le vif à son point culminant, juste avant qu'elle ne se fracasse, évoque la célèbre Vague de Hokusai dans sa série des Trente-six vues du Fuji.
« La mer à Satta, dans la province de Suruga » (Suruga Satta kaijô) Les « Trente-six vues du Fuji » (Fuji sanjûrokkei) Hiroshige Utagawa (1797-1858), vers 1858-1859. Signé : « Hiroshige ga ». Inscriptions : titres de la série et de l'estampe en haut, à droite, dans un cartouche rectangulaire. Éditeur : Tsutaya Kichizô. Nishiki-e ; format ôban tate-e. 339 x 220 mm. BnF, département des Estampes et de la Photographie, RESERVE DE-10, J. B. 1072. © Bibliothèque nationale de France
Le sentiment du sacré prend la forme d’un sentiment cosmique (du grec cosmos, le tout du monde) sentiment qu’on éprouve soit face à la montagne, soit face à la mer dans son immensité, soit face à simplement la beauté puissante du monde naturel. Un grand arbre, le ciel avec ses nuages et ses lumières, les étoiles qui donnent le sentiment de l’infini.
- Le paysage et le Sacré
Indiquons d’abord que le mot paysage a pour origine le mot latin paganus.
Les mots « paysage » et « pays » dérivent du latin médiéval pagensis, qui désigne l’habitant du pagus, c’est-à-dire le territoire, le canton. Or, pagus donne le nom paganus, le paysan, l’homme rustique. Ce mot servira à l’époque de la christianisation à nommer le civil par opposition aux soldats de Dieu (milites Dei) ou aux soldats du Christ (milites Christi), et formera le mot païen. Le païen peut donc étymologiquement être rapproché du paysan, attaché à sa terre comme à sa religion sacrificielle. Certains, en effet, associent paysan et païen parce qu’ils estiment que les ruraux résistent davantage au christianisme et perpétuent les rituels de leur ancienne religion.
On voit donc que par l’étymologie, la notion de paysage est en rapport d’une part avec le monde rural, le pays cultivé par le paysan, et d’autre part avec le paganisme, c’est-à-dire les religions païennes (paysage, païen, paganisme sont des mots de la même famille.) Le paganisme consiste à absolutiser, diviniser les réalités naturelles : la lune, le soleil, le ciel, les montagnes, la forêt (où vivent les démons).... Ce n’est pas un hasard si les Grec placent leurs divinités au sommet d’une montagne, l’Olympe. Si l’expérience du Sacré est vécue à partir de l’expérience du paysage, c’est parce que les paysages réels – par opposition à la représentation du paysage dans une œuvre d’art – font vivre aux artistes ce sentiment cosmique – sentiment qui consiste à sentir un lien entre l’humain et le tout du monde. Ainsi, le philosophe Pierre Hadot parle-t-il du « sentiment océanique », qui est une des modalités de la sensibilité pour la beauté de la Nature, la sensibilité à l’Univers (le cosmos).[1]
Nous verrons en effet que s’il y a des rapports entre l’expérience du paysage et l’expérience du Sacré, c’est parce que le paysage conserve quelque chose des rituels du paganisme. On peut ainsi remarquer que dans de nombreuses cultures, il y a des dieux qui sont la divinisations de réalités naturelles et qu’il y a des lieux sacrés. Ainsi au Japon, le mont Fuji est-il une divinité.
- Un exemple de l’expérience du Sacré : le mont Fuji
Montagne sacrée du Japon, refuge de nombreux temples shintoïstes, le mont Fuji devient le thème unique d’une série de trente-six estampes réalisées par Hokusai au tout début des années 1830. (Il ne faut pas confondre Hokusai avec un autre peintre d’estampes, Hiroshige, qui réalisa – sous le même titre – les 36 Vues du mont Fuji de 1852 à 1858.) Le succès de Hokusai fut tel que l’éditeur en demanda immédiatement dix de plus à l’artiste. La nouveauté de la série résidait non pas tant dans le choix du motif, symbole absolu du Japon, mais dans le fait de traiter le paysage comme un genre à part entière, dans la variété des points de vue et l’introduction de la perspective linéaire occidentale. Certaines estampes s’inscrivent dans la plus pure tradition japonaise, avec sa vision frontale du mont occupant le premier plan. D’autres au contraire adoptent un point de vue avant-gardiste, comme dans la célèbre Grande vague au large de Kanagawa, où le Fuji apparaît au loin, minuscule, prêt à être englouti par la vague gigantesque, au creux de laquelle s’aventure une frêle embarcation.
« Dans le creux d’une vague au large de Kanagawa » Série : Trente-six vues du mont Fuji, Fugaku Sanjūrokkei Kanagawa oki namiura, Début de l’ère Tempō (vers 1830-1834). Estampe nishiki-e, format ōban 25,6 × 37,2 cm Signature : Hokusai aratame Iitsu hitsu Éditeur : Nishimura-ya Yohachi Bruxelles, Musées royaux d’Art et d’Histoire © Musées royaux d’Art et d’Histoire, Bruxelles.
« Le thème des Trente-six vues du Mont Fuji est le rapport entre l’homme et la nature, et la plus grande invitation à approfondir ce rapport se trouve là, justement, où l’homme n’est pas représenté (ce qui ne l’empêche pas d’être présent – à travers l’œil du spectateur). » (Kenneth White)
[1] Voir Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre. Entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson, Biblio/essais, 2004, p. 129-130.