Les paysages de Cézanne et l’expérience du sacré

 
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Paul Cézanne (139-1906) La Montagne Sainte-Victoire, vue de Bibémus, vers 1897.

Huile sur toile, 65 x 80 cm. Museum of Art, Baltimore.

 

Les paysages de Cézanne et l’expérience du sacré

Dans un entretien intitulé « En compagnie des peintres », Philippe Jaccottet répond ainsi à la question qui lui est posée à propos de son expérience du paysage, aussi bien chez les peintres que dans le monde sensible :

… Je me suis aperçu qu’un certain nombre de peintres du passé, et encore quelques-uns d’aujourd’hui, traduisent sur la toile le choc émotif que moi je ressens comme poète devant la nature, et que j’ai le désir de traduire par des mots. Je me dis même parfois : « Attention ! de ne pas devenir un peintre en mots ! » C’est un danger à éviter à tout prix. J’ai l’impression que – mais je marche là sur des sentiers très battus, qui sont ceux de la Sainte-Victoire – des peintres tels que Cézanne font monter le Fond des choses, ce par quoi nous pouvons être attachés à ce qui nous entoure et y trouver une espèce d’aliment, et d’encouragement à lutter contre tout ce qui menace de nous détruire. C’est comme si les dieux absents, morts, ou disparus selon certains, remontaient sans du tout être nommés, sans être figurés, même pas sous forme de nymphes, comme chez Poussin. C’est comme si cette présence insaisissable, cette sorte d’énigme contre laquelle on finit par buter, mais dont on se dit qu’elle vous fait vivre, étrangement, qu’on n’arrive pas à saisir, eh bien, un certain nombre de peintres l’ont saisie. C’est le cas chez Cézanne, où les figures qui étaient présentes chez Poussin ne sont plus là, mais sont néanmoins sensibles, et la force, le rayonnement de ces présences insaisissables est tout aussi grand[1].

Et dans Paysages avec figures absentes, il écrit :

Les peintres de la Renaissance, redécouvrant la grâce de l’Antique, avaient peuplé les lieux où ils vivaient de nymphes, de temples en ruine, de satyres et de dieux. J’étais sensible au pouvoir troublant de leurs Bacchanales, à la sérénité de leurs Parnasses […].

Néanmoins, je ne pouvais m’empêcher, devant ces œuvres, de ressentir toujours une impression, fût-elle légère, de théâtre : parce que la vérité qu’elles exprimaient avait cessé d’être la nôtre. Et quand je regardais les paysages de Cézanne, où je pouvais retrouver ceux qui m’entouraient, je me disais […] qu’en eux, où il n’y avait que montagnes, maisons, arbres et rochers, d’où les figures s’étaient enfuies, la grâce de l’Origine était encore plus présente.[2]

Dans quelle mesure la peinture de paysage de Cézanne rend-elle possible une expérience du sacré, vécue à partir de du sentiment de la nature ? On peut repérer un lien avec le sacré dans trois séries d’œuvres de Cézanne : d’une part les tableaux qu’il réalise dans les anciennes carrières de la campagne aixoise, à Bibémus, notamment le tableau Carrière de Bibémus, d’autre part bien sûr dans la série de La montagne Sainte-Victoire – le nom même de la montagne indique un lien avec le sacré – et enfin dans la série des Grandes baigneuses, ces énigmatiques figures féminines pouvant être perçues comme dans des déesses, dans un paysage dont les arbres forment comme la voûte d’une cathédrale. Examinons ces trois exemples.

 

[1] Philippe Jaccottet, « En compagnie des peintre », dans Au cœur des apparences, éd. de la Transparence, 2012, p. 26-27.

[2] Paysages avec figures absentes, dans Œuvres, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 2014, p. 474-475.

 

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Paul Cézanne (1839-1906), Carrière de Bibémus, 1898-1900.

Huile sur toile, 65 x 81 cm. Musée Folkwang, Essen

  1. Le paysage de la carrière de Bibémus

 

Dans la carrière abandonnée de Bibémus, Cézanne peindra entre 1895 et 1899 une série de tableaux. Ce lieu – une ancienne carrière – est sauvage, impénétrable, il n’y a pas de promeneurs, et l’aspect de ce paysage est fantastique, d’autant plus que la roche est rouge, orange, et le vert de la végétation des pins tranche sur ces couleurs ocres. Comme l’écrit le critique Hajo Düchting, « Roche et végétation, ciel et terre se fondent en une unité fondamentale qui est ici l’unique propos artistique de Cézanne. […] Et quand bien même on ne verrait dans ces paysages âme qui vive, ils semblent cependant animés et avoir leur propre existence secrète, une existence qui ne doit rien aux hommes, mais seulement à la source de puissance provenant des tréfonds de la nature[1]. » Il s’agit en effet de paysages sans figures (ou avec figures absentes, pour reprendre l’expression de Philippe Jaccottet) mais une présence, liée à la réalité naturelle, semble sourdre de ces roches, des arbres, du ciel. Qu’est-ce qui justifie qu’on parle de sacré, de présences divines à propos de ces paysages ? C’est sans doute l’histoire multi millénaires de ces lieux habités depuis la préhistoire. « Dans cette région abandonnée, écrit Hajo Düchting, il y  a en outre des grottes et des parois rocheuses qui servaient d’abri ou de sites d’initiation à des rites archaïques au cours des époques préhistoriques[2]. » De plus, les paysages de Cézanne témoignent souvent de son inspiration panthéiste, du sentiment qu’il a que les choses de la nature sont animées d’un grand souffle. « L’art est une harmonie parallèle à la nature », écrit Cézanne. Il articule la nature vue et la nature sentie, et dit à Gasquet : « toutes deux doivent s’amalgamer pour durer, pour vivre d’une vie moitié humaine, moitié divine, la vie de l’art… la vie de Dieu[3]. »

 

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Paul Cézanne (1839-1906), La Montagne Sainte-Victoire, vue des Lauves, 1901-1902

Huile sur toile, 69,8 x 89, 5 cm. Philadelphia Museum of Art.

 

  1. La Montagne Sainte-Victoire

 

Cette montagne qui se situe à une dizaine de kilomètres d’Aix-en-Provence a obsédé Cézanne. Il lui a consacré de très nombreuses toiles, des aquarelles, des dessins, et il a constamment eu le sentiment qu’il ne parvenait pas à restituer dans ses tableaux les sentiments qu’elle lui inspirait. Cézanne écrit à son propos : « Regardez cette Sainte-Victoire. Quel élan, quelle soif impérieuse de soleil, et quelle mélancolie le soir, quand toute cette pesanteur retombe… Ces blocs étaient du feu. Il y a du feu encore en eux. L’ombre, le jour a l’air de reculer en frissonnant, d’avoir peur d’eux ; il y a là-haut la caverne de Platon : remarquez quand de grands nuages passent, l’ombre qui en tombe frémit sur les roches, comme brûlée, bue tout de suite par une bouche de feu. »

 

Pour Cézanne, la signification de la montagne ne se réduit pas à un simple site plus ou moins pittoresque – et après tout, la montagne n’était pas un thème privilégié par les peintres de paysage. Le paysage de montagne est d’invention récente, et pendant longtemps, on ne regarde pas tellement les montagnes. Elles font peur. Et jusqu’au milieu du XVIIIe siècle au moins, la montagne est jugée laide. Montesquieu par exemple, dans son journal de voyage, alors qu’il traverse les Alpes pour aller de France en Italie écrit : « Il n’y a ici rien à voir. Il n’y a que des montagnes. C’est un affreux pays. » Le sentiment presque d’horreur que la montagne inspire augmente le caractère sacré de ce lieu. Et, à partir du moment où on en perçoit la beauté, même si la montagne continue à faire peur, on la regarde, on l’admire. Mais elle ne perd rien de son aura sacrée. Le nom même de Sainte-Victoire en atteste. Ce nom viendrait de la sanglante bataille qui opposé les légions romaines commandées par Marius aux barbares. Mais ce nom renvoie aussi à « des cultes préhistoriques se déroulant dans les cavernes de la montagne. […] La montagne, demeure du saint, ainsi que cela a été rapporté depuis la plus haute antiquité, a été christianisée depuis le Ve siècle avec l’implantation d’ermites chrétiens. Jusqu’à l’époque de Cézanne, la grotte de l’ermite saint Ser, surmontée par une église romane, servait encore de lieu de pèlerinage pour les jeunes filles désireuses de se marier et les mères d’enfants malades. […] Il ne fait aucun doute que, pendant leur jeunesse, Cézanne et ses amis, ont dû participer aux feux de la saint Jean… » Mais c’est bien par sa présence imposante que cette montagne manifeste son caractère de montagne « magique », de lieu sacré. Aussi, on a pu établir un rapprochement entre la montagne de Cézanne et le mont Fuji.

 

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Paul Cézanne (1839-1906) Les Grandes Baigneuses, 1900-1906.

Huile sur toile, 210.5 × 250.8 cm, Philadelphia Museum of Art

3. Les grandes Baigneuses                                                                                                                                                                               

 

  Cézanne peint à partir des années 1880 et surtout entre 1900 et 1905 plusieurs tableaux représentants des baigneurs et des baigneuses. On peut s’interroger sur ces dernières. Les « grandes baigneuses » ne sont pas peintes d’après nature – car Cézanne n’osait pas demander à des femmes de poser nues pour lui – mais d’après soit des études d’atelier, soit des tableaux vus dans les musées. Cézanne se réfère explicitement à la peinture classique, et précisément à celle de Nicolas Poussin. Dans le tableau du Museum of Art de Philadelphie, on voit les baigneuses sous la voûte des arbres – qui a la forme d’une voûte de cathédrale : ce décor naturel peut faire penser à un espace sacré. Les femmes sont hiératiques, « ces figures accroupies ressemblent plutôt aux adeptes d’une ancienne religion sacrifiant à quelque culte austère. » En effet, ces grandes femmes, aux formes peu marquées, qui ne sont pas individualisées (on ne distingue pas les traits de leurs visages) ne semblent pas vraiment humaines, elles font davantage penser à des divinités. On ne sait pas très bien ce qu’elles font dans ce paysage simplifié. Sans doute que le terme baigneuse est là pour justifier la nudité. Le tableau n’est pas réaliste : les femmes ne se baignent pas nues, en groupe, dans les rivières à la fin du XIXe siècle. Mais en même temps, ces grandes figures sont bien insérées dans un paysage, comme si Cézanne voulait rappeler l’unité perdue entre l’homme et la nature. « Les tableaux de Cézanne visent à un mythe originel de la nature. […] Les figures de Cézanne sont totalement abstraites de tout contexte contemporain […]. Elles deviennent les archétypes intemporels d’une appartenance protohistorique à la nature[4]. » Par ailleurs ces tableaux de grand format vont jouer un rôle essentiel dans l’histoire de l’art moderne. Notamment la composition en forme triangle inspirera Kandinsky qui se référera à Cézanne et dira que ce sont ces tableaux qui ont inspiré sa peinture, et la forme-triangle de ses premières composition abstraites.

 

 

Henri Matisse qui considérait Cézanne comme « notre père à tous », a acheté une des toiles de Cézanne représentant des Baigneuses, et il en a fait don au musée du Petit-Palais à Paris. Quand il a cédé ce tableau, il a dit : « Cela fait trente-sept ans que je possède ce tableau, et j’espère le connaître assez bien, quoique de façon incomplète ; dans les moments critiques de mon cheminement artistique, il m’a soutenu spirituellement ; c’est à lui que je dois la conquête de ma foi et de ma persévérance[5]. »

 

On peut donc penser, au terme de ces analyses, que si la peinture de Cézanne n’a bien sûr aucune fonction religieuse, elle exprime bien, à partir de l’expérience du paysage, un sentiment du sacré.

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Paul Cézanne (1839-1906), Le Rocher Rouge, vers 1900.

Huile sur toile, 92 x 68 cm. Musée de l'Orangerie, Paris.


[1] Hajo Düchting, Cézanne, éd. Taschen, p. 194.

[2] Ibid. p. 196.

[3] Ibid. p. 203-204.

[4][4] Ibid. p. 140-146.

[5] Cité par Hajo Düchting, op. cit., p. 150.