Le Sacré dans la peinture de paysage

Nicolas Poussin (Les Andelys 1594–1665 Rome), Paysage avec Orion aveugle cherchant le soleil, 1658. Dimensions: 119.1 x 182.9 cm. New York, Metropolitan Museum of art.

 

Dans la tradition occidentale, on peut distinguer entre deux types de paysage : le paysage avec figures et le paysage sans figures – que Philippe Jaccottet appelle, pour des raisons qu'on examinera, Paysage avec figures absentes.

A la Renaissance et à l’âge classique, le paysage, même s’il est déjà peint pour lui-même, est le plus souvent le décor soit d’une scène de la mythologie, soit d’un épisode de la Bible. Il en est ainsi des paysages de Nicolas Poussin.

On peut se demander pourquoi les peintres de paysage – et Nicolas Poussin en particulier – placent dans leurs paysages des héros et des dieux, c’est-à-dire des figures sacrées, en lien, par les mythes, avec le sentiment que le monde ne se limite pas aux apparences visibles, que la réalité naturelle recèle du surnaturel, des divinités. Et on constate que le fait de lier le paysage et l’expérience du sacré n’est pas le propre de la peinture occidentale, puisque les peintres chinois et les peintres japonais le font aussi. Si les figures, dans les paysages avec figures, sont des figures sacrées - des dieux, des héros, des nymphes -  n’est-ce pas parce que le sentiment du beau naturel que les peintres (et bien des poètes) expriment prend la forme du sentiment du sacré ? En bref, si les peintres insèrent dans leurs paysages des figures qui représentent le divin, n'est-ce pas une manière d'exprimer le sentiment du Sacré que le paysage en lui-même suscite ? N'est-ce pas aussi pour cette raison que Cézanne peint ses Grandes baigneuses ? Même si ce ne sont plus des divinités identifiées de l'Antiquité, ces grandes femmes étranges apparaissent bien comme des êtres à mi-chemin entre l'humain et le divin.

Paul Cézanne (Aix-en-Provence, 1839-1906) Les grandes baigneuses (II). Huile sur toile. 210,7 x 251 cm. 1906
Philadelphia Museum of Art, USA

  1. Le Sacré dans la peinture de paysage

 

Dans la tradition occidentale, on peut distinguer entre deux types de paysage : le paysage avec figures et le paysage sans figures – que Philippe Jaccottet appelle Paysage avec figures absentes.

 

  1. Le paysage avec figures

 

A la Renaissance et à l’âge classique, le paysage, même s’il est déjà peint pour lui-même, est le plus souvent le décor soit d’une scène de la mythologie, soit d’un épisode de la Bible. Il en est ainsi des paysages de Nicolas Poussin. Etudions Orion aveugle

Nicolas Poussin (Les Andelys 1594–1665 Rome), Paysage avec Orion aveugle cherchant le soleil, 1658. Dimensions: 119.1 x 182.9 cm. New York, Metropolitan Museum of art.

Dans la mythologie grecque, Orion était un chasseur d’une taille gigantesque. Enivré de vin, il avait tenté de violer la jeune princesse de Chios et son père le punit en le rendant aveugle. Un oracle lui dit de voyager le plus à l’est possible, jusqu’à l’autre bout du monde où les rayons du soleil levant pouvaient guérir ses yeux.

Pour son voyage, Orion passa par la forge de Vulcain où il demanda un apprenti, Cedalion pour le guider sur le chemin. Au terme du voyage, Orion retrouva la vue mais fut tué accidentellement par Diane qui mit alors son image parmi les étoiles. Elle flotte ici au-dessus de lui. Poussin montre le géant, l’arc en main, marchant à travers un paysage boisé vers une mer lointaine. Cedalion est perché sur ses épaules et Vulcain, au bord de la route indique le chemin. Un nuage, flottant devant le visage d’Orion, suggère que sa vue est voilée.

On peut se demander pourquoi les peintres de paysage – et Nicolas Poussin en particulier – placent dans leurs paysages des héros et des dieux, c’est-à-dire des figures sacrées, en lien, par les mythes, avec le sentiment que le monde ne se limite pas aux apparences visibles, que la réalité naturelle recèle du surnaturel, des divinités. Et on constate que le fait de lier le paysage et l’expérience du sacré n’est pas le propre de la peinture occidentale, puisque les peintres chinois et les peintres japonais le font aussi. Si les figures, dans les paysages avec figures, sont des figures sacrées, n’est-ce pas parce que le sentiment du beau naturel que les peintres (et bien des poètes) expriment prend la forme du sentiment du sacré ? C’est cette hypothèse que Philippe Jaccottet formule dans Paysages avec figures absentes. Aussi, de plus en plus, le paysage est-il peint pour lui-même, il est de moins un décor et il laisse davantage resplendir la Nature dans sa pleine majesté.

 

Voilà ce que Jaccottet en dit :

 

C’est à ce moment-là, vers 1650, […] que reparaît en lui [Nicolas Poussin], pour lutter contre le rationaliste, le « paysan » des Andelys, que le paysage cesse d’être un décor pour devenir une présence. C’est alors aussi que Poussin devient tout proche de nous. Car les dieux grecs peuvent être morts, et le Christ après eux, il nous semble que c’est dans les derniers paysages de Poussin, ceux où il n’y a presque plus de scènes, de nymphes, de héros ou de prophètes, ceux où les personnages, extrêmement petits ou extrêmement grands comme Orion ou Polyphème, se confondent avec la puissance désormais triomphante de la nature, que c’est dans ces paysages (en particulier les Quatre Saisons) que le divin est le plus saisissable, le moins douteux.[1]

Voir l'analyse des Quatre saisons de Nicolas Poussin en suivant ce lien:

https://www.nicolas-poussin.com/oeuvres/les-quatre-saisons

 

Il y  cependant une difficulté, qu’il faut examiner. Plus on avance dans le temps, plus les paysages avec figures cèdent la place aux paysages sans figures. Le genre du paysage, à partir du XIXe siècle surtout, tend à devenir de plus en plus autonome : le paysage cesse donc, dès dans les derniers tableaux de Nicolas Poussin, d’être le décor d’une scène mythologique ou biblique, mais il est peint de plus en plus pour lui-même. Les nymphes, les héros, les prophètes ne sont plus au centre, et c’est les grands arbres, les rochers, le ciel qui sont célébrés. Cette progressive disparition des figures de divinité serait-il le signe d’une désacralisation ? Ou bien au contraire, le Sacré – vécu à partir de l’expérience du paysage, des grandes réalités naturelles divinisées – s’exprime-t-il mieux, dès lors que les peintres de paysage éliminent la figure des héros, des nymphes, des dieux ? Examinons ces deux interprétations opposées.

 

Le paysage sans figures

 

 

 

En effet, l’émergence des sciences et le développement des techniques ont eu certainement pour effet de désacraliser la Nature. La naissance de la physique moderne semble produire un processus de désacralisation et on attribue souvent le recul des religions en Occident au développement des sciences. En effet, comment peut-on encore voir dans des réalités naturelles du surnaturel quand la physique moderne naissante démontre, par exemple, qu’il y a des taches sur le soleil, et que ce n’est donc que de la matière, et que le soleil ne peut en aucun cas être perçu comme une divinité, ou la création d’un Dieu tout-puissant ? Le rationalisme désacralise. Il faut prendre conscience que la culture dans les sociétés occidentales, au moins jusqu’à la Renaissance, se caractérisait par la religiosité, la pensée médiévale, qui n’avait pas encore disparu au début de la Renaissance, par exemple, voyait dans certaines réalités naturelles, comme des fleurs, des symboles dont la signification est religieuse. Comme l’explique le poète et critique d’art Yves Bonnefoy : « La passiflore était comprise dans l’univers médiéval. On avait cru reconnaître dans ses organes floraux une représentation abrégée – une image en miroir – des instruments de la Passion, chiffres eux-mêmes du salut, de la Providence[1]. » Cette vision du monde imprégnée de sacré, cette perception du réel caractérisée par une forme de mysticisme, peu à peu se défait, car la science moderne – initiée par Copernic, Galilée, Descartes, Kepler – remet en question d’une manière radicale la pensée médiévale. C’est pourquoi on peut parler d’une crise – qui concerne aussi bien les arts que  les sciences, que la culture dans son ensemble. On pensait vivre dans un monde qui était perçu comme la Création de Dieu où chaque chose parlait de Dieu aux hommes, et l’on prend conscience que ce monde n’est que le résultat du hasard, que peut-être il n’y a pas de Dieu, que la nature elle-même n’a rien de divin mais n’est que de la matière. A propos de cette crise, dans son grand livre sur le baroque, Rome 1630, Yves Bonnefoy explique :

 

C’est à la fin du XVIe siècle que se répand l’idée que la matière – notre matière d’ici – est universelle ; que les astres les plus lointains et « divins » sont comme la terre sur ce point. Et l’on peut déjà pressentir les conséquences sans nombre de cette nouvelle intuition : si les sphères célestes sont corruptibles comme la nature terrestre, voici fermé à jamais le plus superbe chemin par lequel l’exercice des sens ait jamais approché des dieux – et le divin doit être cherché désormais comme transcendance pure, dans une expérience intérieure.[2]

 

Faut-il pourtant en conclure que la peinture – et plus précisément la peinture qui en représentant des paysages célèbre les choses de la terre, la beauté du monde naturel – doit se détourner de toute forme d’expérience du sacré ?

Ce n’est pas certain. Il semble bien que dans certaines œuvres, par exemple les Montagnes Sainte-Victoire de Cézanne, mais aussi les paysages de Van Gogh, soit présente cette expérience du sacré. C’est du moins ce que pense Philippe Jaccottet, qui écrit dans Paysages avec figures absentes :

 

Les peintres de la Renaissance, redécouvrant la grâce de l’Antique, avaient peuplé les lieux où ils vivaient de nymphes, de temples en ruine, de satyres et de dieux. J’étais sensible au pouvoir troublant de leurs Bacchanales, à la sérénité de leurs Parnasses […].

Néanmoins, je ne pouvais m’empêcher, devant ces œuvres, de ressentir toujours une impression, fût-elle légère, de théâtre : parce que la vérité qu’elles exprimaient avait cessé d’être la nôtre. Et quand je regardais les paysages de Cézanne, où je pouvais retrouver ceux qui m’entouraient, je me disais […] qu’en eux, où il n’y avait que montagnes, maisons, arbres et rochers, d’où les figures s’étaient enfuies, la grâce de l’Origine était encore plus présente.[3]

 Paul Cézanne, La montagne Sainte Victoire. Huile sur toile. 67 X 90 cm. 1885-1887. Courtauld Institute Galleries, Londres, Angleterre

En effet, on peut se demander pourquoi à côté des paysages de la Montagne Sainte-Victoire, Cézanne peint ces tableaux où il place de nouveau des figures un peu énigmatiques, ces grandes baigneuses, qu’on peut interpréter comme des sortes de divinité de l’époque où les dieux ont fui ? Ce n'est sans doute rien de plus que l'interprétation subjective de Philippe Jaccottet. Il n'en demeure pas moins que dans les mêmes années, pas très loin d'Aix en Provence, un autre grand peintre lui peindra des paysages en indiquant clairement leur signification cosmique et soulignant ainsi qu'ils proviennent bien d'une expérience du sacré. ce peintre, c'est bien sûr Vincent Van Gogh - qu'un prochain "billet" étudiera...


[1] Yves Bonnefoy « La clef de la dernière cassette », Préface aux Poésies de Stéphane Mallarmé, Paris, Poésie/Gallimard, 1992, p. VIII.

[2] Yves Bonnefoy, Rome 1630, Paris, Flammarion, 1970, p. 12.

[3] Paysages avec figures absentes, in Œuvres, bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, p. 474-475.

 

[1] Philippe Jaccottet, Ecrits pour papier journal, Paris, Gallimard, 1994, p. 210-211.