La sacralisation des œuvres d’art et leur désacralisation

 
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Le philosophe Walter Benjamin en 1928

Crédits : Akademie der Künste, Berlin -

Walter Benjamin Archiv - Wikimedia

La sacralisation des œuvres d’art et leur désacralisation

Réflexions à partir de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique de Walter Benjamin (1892-1940)

 
  1. La reproduction des œuvres d’art

L’essai de l’écrivain, philosophe, historien de l’art Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, écrit entre 1935 et 1939, permet de réfléchir sur la question de la sacralisation de l’œuvre d’art et sur ce qui produit sa désacralisation. Qu’est-ce qui explique qu’une œuvre d’art soit sacrée ? Ce n’est pas seulement parce qu’elle est au service du sacré, qu’il s’agisse d’une œuvre d’art religieuse, ou d’une œuvre d’art qui représente le pouvoir politique (comme par exemple Le Sacre de Napoléon de Jacques-Louis David, au service non de la religion, mais du pouvoir). Bien sûr, une œuvre d’art est qualifiée d’art sacrée quand elle assume une fonction religieuse, parce qu’elle est au service du culte. Par exemple, on parle de musique sacrée par opposition à la musique profane pour désigner les œuvres qui sont jouées lors d’une cérémonie religieuse : une cantate de Jean-Sébastien Bach, une messe, un requiem relèvent de la musique sacrée. Mais qu’en est-il d’une messe de Mozart quand elle n’est plus interprétée dans une église, quand elle n’est pas non plus jouée dans une salle de concert, mais écoutée sur un téléphone portable ? De même, une icône dans un église fait partie de la peinture religieuse et parce qu’elle est peinte pour soutenir la prière, c’est une œuvre d’art sacré. Mais si on fait de l’icône une photo que l’on accroche à son mur, que reste-t-il de sa signification religieuse ? Une fois reproduite, l’œuvre d’art perd son hic et nunc, elle n’est plus ici et maintenant : « À la plus parfaite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’œuvre d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve[1]. » (p. 12.) Or, comme le précise Benjamin, le hic et nunc de l’œuvre d’art originale – le fait d’être ici – dans tel lieu – et maintenant « constitue ce qu’on appelle son authenticité. » Et, ajoute-t-il « toute ce qui relève de l’authenticité échappe à la reproduction. » (p. 13.)


[1] Toutes les références à L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique de Walter Benjamin sont extraites de l’édition de ce texte dans la collection « folioplus/philosophie » établie par Lambert Dousson avec une lecture d’image par Seloua Luste Boulbina. Traduction de Maurice de Gandillac revue par Rainer Rochlitz. Paris, Gallimard, 2008.

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Walter Benjamin (Bibliothèque nationale, Paris, 1939) © Gisèle Freund
  1. La reproduction des œuvres d’art

 

L’essai de l’écrivain, philosophe, historien de l’art Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, écrit entre 1935 et 1939, permet de réfléchir sur la question de la sacralisation de l’œuvre d’art et sur ce qui produit sa désacralisation. Qu’est-ce qui explique qu’une œuvre d’art soit sacrée ? Ce n’est pas seulement parce qu’elle est au service du sacré, qu’il s’agisse d’une œuvre d’art religieuse, ou d’une œuvre d’art qui représente le pouvoir politique (comme par exemple Le Sacre de Napoléon de Jacques-Louis David, au service non de la religion, mais du pouvoir). Bien sûr, une œuvre d’art est qualifiée d’art sacrée quand elle assume une fonction religieuse, parce qu’elle est au service du culte. Par exemple, on parle de musique sacrée par opposition à la musique profane pour désigner les œuvres qui sont jouées lors d’une cérémonie religieuse : une cantate de Jean-Sébastien Bach, une messe, un requiem relèvent de la musique sacrée. Mais qu’en est-il d’une messe de Mozart quand elle n’est plus interprétée dans une église, quand elle n’est pas non plus jouée dans une salle de concert, mais écoutée sur un téléphone portable ? De même, une icône dans un église fait partie de la peinture religieuse et parce qu’elle est peinte pour soutenir la prière, c’est une œuvre d’art sacré. Mais si on fait de l’icône une photo que l’on accroche à son mur, que reste-t-il de sa signification religieuse ? Une fois reproduite, l’œuvre d’art perd son hic et nunc, elle n’est plus ici et maintenant : « À la plus parfaite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’œuvre d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve[1]. » (p. 12.) Or, comme le précise Benjamin, le hic et nunc de l’œuvre d’art originale – le fait d’être ici – dans tel lieu – et maintenant « constitue ce qu’on appelle son authenticité. » Et, ajoute-t-il « toute ce qui relève de l’authenticité échappe à la reproduction. » (p. 13.) Non seulement à la reproduction manuelle – laquelle ne détruit pas l’autorité de l’original, puisque la copie apparaît comme un faux – mais surtout à la reproduction technique. La reproduction technique diffère de la reproduction manuelle : la photographie peut ne reproduire qu’un détail, agrandir, faire voir ce qu’on ne peut pas voir à l’œil nu, et de plus, la reproduction photographique déplace l’œuvre d’art du lieu où elle est conservée à l’appartement par exemple de l’amateur d’art, et ainsi elle rapproche « l’œuvre du récepteur. » Aujourd’hui, c’est encore bien plus manifeste : on peut visiter virtuellement les plus grands musées du monde. Les œuvres vues ainsi perdent nécessairement de leur autorité et bien sûr n’exercent plus la fonction sacrée pour laquelle elles ont été conçues.

 

  1. L’art, la magie, le mythe et la religion

 

 On peut montrer le lien étroit qui unit la création artistique et la magie, le mythe, la religion, et donc ce qu’on appelle le sacré. Ainsi, Walter Benjamin écrit-il dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique : « on sait que les plus anciennes œuvres d’art naquirent au service d’un rituel, magique d’abord, puis religieux. » (p. 18). En effet, les œuvres d’art les plus anciennes – celles qu’on voit sur les parois des grottes préhistoriques – ont une fonction magique : « l’élan [l’animal] que l’homme figure sur les parois d’une grotte, à l’âge de pierre, est un instrument magique. » (p.22). Et l’immense majorité des œuvres d’art du Moyen Âge, dans les églises romanes et gothiques, ont d’abord une fonction rituelle. Mais des œuvres d’art qui n’ont pas de fonction rituelle peuvent aussi être sacralisées. En effet, le musée peut être perçu comme une sorte de temple de l’art, et « l’art pour l’art », un courant artistique du XIXème – contemporain de l’invention de la photographie – tend à absolutiser et donc à sacraliser l’œuvre d’art. L’idée principale du mouvement de l’art pour l’art est la suivante : il n’y a pas d’utilité sociale et politique à l’œuvre d’art, cette dernière n’a d’autre but qu’elle-même, elle n’a pas être au service d’autre chose (une cause politique par exemple). Sans avoir de fonction rituelle, l’art est alors sacralisé, et l’artiste apparaît comme le prêtre de la religion de l’art. « La doctrine de l’art pour l’art n’est autre qu’une théologie de l’art. » (p. 20). L’artiste célèbre un art pur, et c’est ainsi qu’il le sacralise. Installer une œuvre dans un musée, c’est aussi lui assurer une certaine aura, et un prestige.

 

Pour résumer, on peut donc montrer qu’il n’y a pas que les œuvres d’art qui sont conçues pour être au service d’un culte qui sont sacrées : les grands musées, le culte que l’on voue aux œuvres d’art elles-mêmes, le statut de l’artiste dans la société montrent la dimension de sacré que l’œuvre d’art peut revêtir. Le fait par exemple qu’on protège La Joconde derrière une vitre, que de façon générale il soit interdit de toucher une œuvre d’art – qu’elle soit sacrée ou non – montre son lien avec le sacré. Ne définit-on pas le sacré comme ce qu’on n’a pas le droit de toucher ?

 

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Cathédrale Notre-Dame de Reims

 

  1. La sacralisation des œuvres d’art

 

Comment se réalise le processus de sacralisation d’une œuvre d’art ? D'abord, en la mettant à l’écart du grand public, en la réservant à une élite, à certaines catégories de personnes – par exemple des chamanes, des mages, plus tard des prêtres – qui auront le droit d’accéder à certaines œuvres. Dès la préhistoire, les dessins et les peintures sur les parois des cavernes ne sont pas faits pour être vus. Ces œuvres sont en effet réalisées au fin fond de grotte inaccessibles : il faut ramper sur plusieurs centaines de mètres avant d’accéder à ces salles plongées dans l’obscurité (ou éclairées seulement par des lampes faites avec de l’huile de bison qui éclairent très peu et très mal), et là on découvre les peintures rupestres. On peut penser que seuls quelques membres de la tribu primitive y avaient accès. Comme l’écrit Benjamin p. 23 : « certaines statues de dieux ne sont accessibles qu’au prêtre dans la cella, et certaines Vierges restent couvertes presque toute l’année, certaines sculptures de cathédrales gothiques sont invisibles si on les regarde du sol. »

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Cathédrale Notre-Dame de Strasbourg

 

La cella – du latin, celare, cacher – désigne la partie close d’un temple romain, qui abrite généralement la statue de la divinité à laquelle le temple est consacré, et où seuls les prêtres ont accès, l’intérieur demeurant invisible au public.) Ainsi plus une œuvre est exposée, moins elle est sacrée. Le musée joue donc un rôle ambigu : il désacralise et sacralise à la fois. Il désacralise car il rend accessibles des œuvres qui étaient jusqu’alors dans des églises, mal éclairées, et donc pour certaines recouvertes comme c’est le cas de statues ou de retables qu’on ferme. L’œuvre d’art sacrée dans le musée ne peut plus servir un culte, elle devient en un sens profane (au sens propre, ce qui est pro-fane, c’est ce qui est devant le fanum, le temple) et est donc ainsi désacralisée : l’icône dans le musée n’est plus une image qui a pour fonction de soutenir le fidèle dans sa prière, on attend plus dans un musée qu’une statue d’une divinité exerce un pouvoir protecteur. Mais en même temps, le musée, en tant que c’est une institution qui abrite les œuvres d’art et les protège de toute atteinte, sacralise les œuvres d’art. L’œuvre d’art dans un musée n’est pas à vendre, ce n’est pas un produit de consommation, on vient non pas pour l’acheter, mais pour l’admirer. De plus, pendant longtemps, les musées n’étaient fréquentés que par une élite, un public cultivé, respectueux. La démocratisation de la culture, la massification, le fait que des foules se rendent dans les musées, a pour effet de désacraliser l’art, mais là encore, c’est ambigu, car à l’époque où les religions traditionnelles perdent du terrain, on peut aussi bien dire que l’art devient une forme de religion.

 

Donc ce qui réellement désacralise l’œuvre d’art, ce qui lui fait perdre ce que Benjamin appelle son aura, c’est autre chose, ce n’est pas seulement le fait de l’exposer. C’est le fait de la reproduire techniquement. Et le musée est le lieu où, à défaut d’acheter des œuvres d’art authentiques, on achète des reproductions, cartes postales, affiches, parfois des copies, mais aussi désormais toute sorte d’objets, de produits dérivés où les grands chefs d’œuvre du passé sont reproduits, sur des tabliers de cuisine, des mugs, des magnets, etc. Peut-on vraiment vénérer un tableau de Vinci, Rembrandt ou Delacroix quand il est reproduit sur un torchon ?

  1. Désacralisation de l’œuvre d’art et reproduction technique

 

Si l’on comprend comment les œuvres d’art sont sacralisées, voyons ce qui conduit à les désacraliser, à leur faire perdre ce que Walter Benjamin appelle leur aura. Le titre de son essai nous met sur la voie : c’est la reproduction des œuvres d’art, par des moyens techniques, qui leur fait perdre leur aura. Leur aura, c’est-à-dire leur rayonnement (le mot aura et le mot auréole ont la même étymologie), et donc leur pouvoir en un sens sacré. Ce qui donne à une œuvre d’art son aura, c’est d’abord son unicité, le fait qu’elle est unique et donc irremplaçable et c’est cette unicité qui la distingue des autres choses artificielles que les hommes produisent, c’est ce qui fait qu’une chose ordinaire, la chaise sur laquelle on s’assoit, n’est pas une œuvre d’art, mais un objet d’usage, c’est-à-dire une marchandise qu’on achète, qu’on utilise et qu’on détruit, et qu’on peut remplacer. Benjamin propose cette image pour définir ce qu’il appelle l’aura : « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. Suivre du regard, un après-midi d’été, la ligne d’une chaîne de montagne à l’horizon ou une branche qui jette son ombre sur lui, c’est, pour l’homme qui repose, respirer l’aura de ces montagnes ou de cette branche. » (p. 17). Ici, Benjamin définit l’aura non dans l’œuvre d’art, mais dans le paysage, ce moment où l’on contemple à l’horizon une montagne dans la lumière de l’été. Ce moment, par définition, est unique, et n’est pas reproductible : on ne verra jamais deux fois la même lumière, le même paysage, vécu de la même manière. Aussi, Benjamin précise-t-il que « l’unicité de l’œuvre d’art et son intégration à la tradition » participent de son aura. Donc l’aura de la statue antique de Vénus apparaît pour les Grecs qui en faisaient l’objet d’un culte, et se transforme, pour les clercs du Moyen Âge qui y voyaient une maléfique idole. « Mais les uns et les autres avaient pareillement devant eux l’unicité de cette statue. » (p. 18). La valeur cultuelle de l’œuvre peut s’inverser, de positive devenir négative. L’aura est donc la trace, toujours apparaissante et déclinante pour celui qui la perçoit, de ceci que l’œuvre d’art était à l’origine un instrument de rituel. » (p. 123).

Ce qui cause la perte de l’aura d’une œuvre d’art, c’est donc le fait de détruire son unicité et de la couper de la tradition culturelle dans laquelle elle s’inscrit. Certes, comme le note Benjamin, « il est du principe de l’œuvre d’art d’avoir toujours été reproductible. Ce que des hommes avaient fait, d’autres pouvaient toujours le refaire. » (p. 10). Et Benjamin remarque que les artistes ont appris leur métier en copiant des maîtres. Mais il s’agissait alors de reproduction manuelle, et non de reproduction industrielle par des moyens mécaniques.

 

  1. La photographie et la perte de l’aura

 

 

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Eugène Atget. Marchand d'herbes.
Tirage entre 1898 et 1900 d'après négatif de 1898.
Photographie positive sur papier albuminé, d'après négatif sur verre au gélatino-bromure.
Épreuve : 21,5 x 17,3 cm
. © Bibliothèque nationale de France

La photographie d’un tableau qu’on peut imprimer à des millions d’exemplaires, diffuser par des journaux, des livres, aujourd’hui internet, ce n’est pas du même ordre que le tableau d’un peintre copié par un autre peintre. L’apparition de la photographie est, selon Benjamin, à l’origine d’une crise de l’art. En effet, si on peut faire la différence, en peinture, entre l’original et la copie, pour une photographie, cette différence n’a plus de sens. Pour une photographie, « il serait absurde de demander laquelle [des épreuves tirées d’un cliché] est authentique. » (p. 21.) Le principe d’une photographie est qu’elle peut être reproduite à l’infini, et c’est vrai aussi d’un film. « La reproductibilité technique des films est inhérente à la technique même de leur production. »

 

Ainsi, la photographie qui reproduit une œuvre d’art, non seulement peut être elle-même reproduite, mais elle a aussi pour effet de rendre possible le déplacement de l’œuvre d’art reproduite dans l’espace privé d’un amateur d’art. On accroche chez soi des photos de tableaux, de sculptures, qu’on ne voit plus dans l’église où ils sont présents, ou dans le musée. On peut aussi, comme on l’a dit, photographier le détail d’une œuvre, faire un gros plan et par ces procédés couper définitivement l’œuvre de sa fonction cultuelle.

 

Pourtant, toute photographie n’est pas dépourvue d’aura car, comme l’écrit Benjamin, « son ultime retranchement est le visage humain. Ce n’est en rien un hasard si le portrait a joué un rôle central aux premiers temps de la photographie. Dans le culte du souvenir dédié aux êtres chers, éloignés ou disparus, la valeur cultuelle de l’image trouve son dernier refuge. Dans l’expression fugitive d’un visage d’homme, sur les anciennes photographies, l’aura nous fait signe, une dernière fois. C’est ce qui fait leur incomparable beauté, pleine de mélancolie. » (p. 24.)

 

Avec la photographie, s’ouvre donc une nouvelle époque de l’art. Désormais, l’art n’a plus, parce qu’on peut reproduire les œuvres, de fonction cultuelle.

Et la photographie contient déjà en elle le cinéma. C’est sur l’invention et le développement du cinéma qu’il faudra s’interroger.

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Eugène Atget. Marchand de coco
Tirage de 1899 ou 1900 d'après négatif de 1899.
Photographie positive sur papier albuminé, d'après négatif sur verre au gélatino-bromure. Épreuve : 17 x 21,2 cm
© Bibliothèque nationale de France

 

 


[1] Toutes les références à L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique de Walter Benjamin sont extraites de l’édition de ce texte dans la collection « folioplus/philosophie » établie par Lambert Dousson avec une lecture d’image par Seloua Luste Boulbina. Traduction de Maurice de Gandillac revue par Rainer Rochlitz. Paris, Gallimard, 2008.