Introduction

Dans ce roman, Émile ZOLA (1840-1902) se concentre sur l'histoire d'un jeune abbé de 26 ans, Serge Mouret. Le récit est découpé en trois parties chapitrées que l'on peut succinctement résumer comme suit :

  1. Première partie : Le narrateur nous raconte la vie quotidienne d'un abbé irréprochable.

  2. Deuxième partie : Serge fait la connaissance de l'amour avec Albine, dans le jardin des délices. Cette partie centrale, entre deux ellipses, est consacrée à la réécriture de la Genèse.

  3. Troisième partie : le récit porte sur le repentir, le sentiment de faute qui envahit l'abbé Mouret.

 

 

Les noms

 

 

Comme bien souvent dans la littérature, l'onomastique, autrement dit l'étude des noms de personnages, nous apporte de nombreux renseignements qui sont autant de guides, de pistes pour mieux comprendre le récit, ses enjeux et les caractéristiques des protagonistes.

Le prénom Serge pourrait avoir comme origine latine des mots liés au verbe « servir », or l'abbé est précisément au service de Dieu, voire asservi à ses propres croyances qui l'empêchent de s'épanouir. Serviteur zélé, il est le modèle du religieux serein et sans tache.

« Vous ne voyez rien, vous trouvez tout parfait... » dit la Teuse (I, 3)

« il ne se rappelait pas un mauvais acte » (I,15)

Si cela était possible, on pourrait le voir comme le chevalier servant de la Vierge Marie en qui il place tout son amour et toute sa foi : « l’Ève nouvelle annoncée comme devant écraser la tête du serpent », (I,14)

« Toutes mes pensées étaient blanches » (I,16) dit Serge en parlant de son amour pour la Vierge Marie. Tout le prépare à sa rencontre avec Albine, la fille de Jeanbernat l'intendant du Paradou.

Pour Albine, l'étymologie est ici avérée et renvoie à la couleur blanche, d'après le latin. Le narrateur met en évidence, tout au long du texte, cette caractéristique de la jeune fille de 16 ans.

« une chair de lait » (II,6) ; « la peau blanche d'Albine n'était que la blancheur de la peau brune de Serge » (II,7) ; « Albine y devenait toute blanche, d'un blanc de lait » (II,7) ; « bras d'une blancheur pure » (II,12) ; « une blancheur sans visage » (II,7) ;« Elle était toute blanche » ;« Elle avait un visage blanc » (III, 14) ;« Ses épaules blanches » (II,16) ; « Albine, très blanche » ; « Son cou blanc » (II,5) ; « comme un poisson blanc » (II,2)

Toutefois son apparence si douce n'est pas du goût d'un troisième individu, le frère Archangias, « le terrible homme » (I,5), qui la considère comme une « sorcière » (I,12).

La signification de son nom ne fait pas de doutes non plus ; on reconnaît l'archange, une catégorie angélique supérieure. Il apparaît dans le récit en tant que personnage autoritaire et violent, gardien radical de la foi. Il est aussi borné et colérique que Serge est doux et compréhensif.

« Je vais pourtant tous les après-midi me poster là-haut, au Paradou. Si je les surprends encore ensemble, je ferai faire connaissance à la gueuse d’un bâton de cornouiller, que j’ai taillé exprès pour elle... » (III,10)

 

Le Paradou

L'essentiel de l'histoire va se concentrer dans un lieu au nom facile à expliquer : Le Paradou, derrière lequel chacun reconnaîtra le Paradis. C'est une énorme propriété dont le jardin immense est laissé à l'abandon.

Le narrateur reprend les descriptions faites dans la Bible : un vaste jardin clos, traversé par quatre fleuves.

« – Voici le Paradou, répondit le docteur, en montrant la muraille »(I,7) ; « On m’a parlé de trois ou quatre sources, je crois » (I,7) ; « larges prairies que quatre ruisseaux traversaient » (II,10).

La première description tient presque du mirage fugace, mais elle contient tous les éléments clés de la réécriture :

« Ce fut comme une vision de forêt vierge, un enfoncement de futaie immense, sous une pluie de soleil. Dans cet éclair, le prêtre saisit nettement, au loin, des détails précis : une grande fleur jaune au centre d’une pelouse, une nappe d’eau qui tombait d’une haute pierre, un arbre colossal empli d’un vol d’oiseaux ; le tout noyé, perdu, flambant, au milieu d’un tel gâchis de verdure, d’une débauche telle de végétation, que l’horizon entier n’était plus qu’un épanouissement » (I,8). ,

Serge Mouret gardera le souvenir d'un « jardin enchanté »(I,16). Découvrez avec lui cette vision magique : La faute de l'Abbé Mouret : le Paradou

 

 

L'enfance

 

 

Une grande partie du récit veut nous convaincre que les personnages principaux, Serge et Albine sont des enfants, leur associant ainsi l'idée de pureté et d'innocence.

Une fois au Paradou, « Ils achevaient d'y naître (II,7), on entend leur « rire de puérilité » (II,5).

« Et c’était une victoire pour les bêtes, les plantes, les choses, qui avaient voulu l’entrée de ces deux enfants dans l’éternité de la vie » (II,15)

Serge « disait parfois en souriant qu'il continuait son enfance » «heureux de n'être que l'enfant de Dieu » « Je voudrais encore être enfant. Je voudrais n'être jamais qu'un enfant marchant à l'ombre de votre robe (I, 16).« Au Paradou, lorsqu'il rouvrait les yeux, il se sentait baigné d'enfance » (III,9)

« Il croyait être la veille » (II,1) ; « Il naissait à vingt-cinq ans » (II ,5)

Serge, malade, est veillé par Albine. On la voit jouer à plusieurs reprises le rôle d'une mère. Elle remplace la Vierge Marie dont il était question plus tôt.

« Il avait une joie d'enfant » (II,1) ; « Un souffle d'enfant assoupi » (II,1) ; « Je suis ton enfant, veux-tu ? Tu m’apprendras à marcher » (II,1) ; « Elle le ramena à son lit, le tranquillisant comme un enfant, le berçant d’un mensonge » (II,4) ; « Ah quel marmot!Vous verrez qu'il me faudra lui apprendre à parler ! » dit Albine (II,5).

 

 

Les animaux

 

 

"Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance et qu'il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre" (Genèse I, 26)

On pourra d'autre part s'attacher au rôle des animaux. Les nommer et les gouverner est la mission de l'homme sur Terre. Si l'abbé Mouret s'en sent très éloigné, ce n'est pas le cas de sa soeur Désirée qui les aime, les nomme, les nourrit. Par ailleurs, une fois à l'abri des feuillages du Paradou, Albine peut dire à Serge :

« Toutes les bêtes du parc sont avec nous. Ne les sens-tu pas ? Il y a un grand frôlement qui nous suit : ce sont les oiseaux dans les arbres, les insectes dans les herbes, les chevreuils et les cerfs dans les taillis, et jusqu’aux poissons, dont les nageoires battent les eaux muettes... » (II, 15) Cette question confirme que les animaux en tout genre sont concernés.

 

 

La torpeur

 

 

Le Seigneur Dieu fit tomber dans une torpeur l'homme qui s'endormit ; il prit l'une de ses côtes et referma les chairs à sa place. Le Seigneur Dieu transforma la côte qu'il avait prise à l'homme en une femme qu'il lui amena. L'homme s'écria : "Voici cette fois l'os de mes os et la chair  de ma chair[…]"(Genèse II, 18-23).

Serge, après un délire mystique, à la fin de la première partie, est victime d'une forte fièvre. Il perd conscience, fait des rêves. Après une ellipse narrative, la deuxième partie le voit s'éveiller, soigné par Albine. Le roman, à plusieurs reprises, rejoue cette scène de la torpeur d'Adam dans laquelle Dieu l'avait plongé afin de donner naissance à Eve. La première femme est tirée de la côte de l'homme et devient son complément indispensable.

« Il me semblait qu’on me changeait le corps, qu’on m’enlevait tout, qu’on me raccommodait comme une mécanique cassée... » (II,1)

« Serge s’était soulevé lentement. Il la regardait, frappé d’étonnement, comme effrayé de la trouver là. Il lui demanda :

– Qui es-tu, d’où viens-tu, que fais-tu à mon côté ?

Elle, souriait toujours, ravie de le voir ainsi s’éveiller. Alors, il parut se souvenir, il reprit, avec un geste de confiance heureuse :

– Je sais, tu es mon amour, tu viens de ma chair, tu attends que je te prenne entre mes bras, pour que nous ne fassions plus qu’un... Je rêvais de toi. Tu étais dans ma poitrine, et je te donnais mon sang, mes muscles, mes os. Je ne souffrais pas. Tu me prenais la moitié de mon cœur, si doucement, que c’était en moi une volupté de me partager ainsi. Je cherchais ce que j’avais de meilleur, ce que j’avais de plus beau, pour te l’abandonner. Tu aurais tout emporté, que je t’aurais dit merci... Et je me suis réveillé, quand tu es sortie de moi. »(II,6)

« Et le matin où Albine était née, à son côté, au milieu des roses ! Il riait encore d’extase à ce souvenir. Elle se levait ainsi qu’un astre nécessaire au soleil lui-même. Elle éclairait tout, expliquait tout. Elle l’achevait » (III,9).

 

 

L'Arbre de vie

 

 

"Tu pourras manger de tout arbre du jardin, mais tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance du bonheur et du malheur car, du jour où tu en mangeras, tu devras mourir" (Genèse II, 16)

Le Paradou, de même que le Paradis, est en quelque sorte conçu autour d'un axe central représenté par l'arbre de vie. Un lieu sacré et désirable, multiforme et magique.

La première remarque de Mouret  en découvrant le jardin est : « il y a de beaux arbres » (I, 7).

« C’était là certainement que devait se trouver l’arbre tant cherché, dont l’ombre procurait la félicité parfaite » (II,11)

« chêne sous lequel ils avaient échangé leur premier baiser » (III,12)

« ils retrouveraient le cèdre sous lequel ils avaient éprouvé l'angoisse du premier désir » (III,12)

« Elle le mena sous l'arbre géant, à la place même où elle s'était livrée » (III,12)

« Le Paradou lui avait crié [à Albine] de se coucher sous l'arbre géant, elle s'était couchée » (III, 14)

Même à la fin, Serge, repentant a des visions : « L’arbre de vie venait de crever le ciel. Et il dépassait les étoiles. » (III,9)

"Le Seigneur Dieu dit : « Voici que l’homme est devenu comme l’un de nous par la connaissance de ce qui est bon ou mauvais. Maintenant, qu’il ne tende pas la main pour prendre aussi de l’arbre de vie, en manger et vivre à jamais ! »" (Genèse III, 22).

Cependant, l'arbre est présenté comme un lieu interdit, symbole de la transgression. Interdit à Adam et Eve, il n'en demeure pas moins à portée de vue :

« Ça doit être défendu de s’asseoir sous un arbre dont l’ombrage donne un tel frisson. - Oui, c’est défendu, déclara gravement Albine. Tous les gens du pays m’ont dit que c’était défendu ». (II,8)

« Nous resterions couchés ensemble, au pied de l’arbre; nous dormirions toujours, l’un contre l’autre. Cela serait très bon, n’est-ce pas ?

- Oui, oui, bégaya-t-il, gagné par l’affolement de cette passion toute vibrante de désir.

- Mais nous ne mourrons pas, continua-t-elle, haussant la voix, avec un rire de femme victorieuse ; nous vivrons pour nous aimer... C’est un arbre de vie, un arbre sous lequel nous serons plus forts, plus sains, plus parfaits. Tu verras, tout nous deviendra aisé. «  (II,14)

Le fruit défendu est lui-même suggéré par différents passages du roman, notamment avec l'énumération d'arbres fruitiers auxquels ils goûtent.:

« Nous ne mourrons pas de faim, ici ? Tout est pour nous. » (II,9),

« L'air a le goût d'un fruit » (II,15)

L'extrait suivant vous livrera la description de l'arbre mystérieux : La faute de l'Abbé Mouret : l'arbre de vie

 

 

 

La tentation du serpent

 

 

 

"Le serpent dit à la femme : « Non, vous ne mourrez pas, mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux possédant la connaissance de ce qui est bon ou mauvais. » La femme vit que l’arbre était bon à manger, séduisant à regarder, précieux pour agir avec clairvoyance." (Genèse II,4-6).

C'est une épreuve qui vient se soumettre au protagoniste.« Il se souvenait d’avoir entendu parler de la tentation comme d’une torture abominable qui éprouve les plus saints [...] Si la tentation devait venir, il l’attendait avec sa sérénité de séminariste ignorant » (I, 4).

Mais Albine «avait un visage tout luisant d’amour, une bouche et des yeux de tentation » (II,14)

Cela ne serait rien sans la présence du serpent :

Annoncé dès le début, avec cette ironique description du Paradou expliquant le départ du propriétaire : un « nid à couleuvres » (I,7)

Archangias reproche à Albine tous les maux : « Ne voyez-vous pas la queue du serpent se tordre parmi les mèches de ses cheveux ? » (II,17)

Serge lui-même finit par se poser des questions. « Ne savait-il pas que Satan a toutes les ruses, qu’il profite même des heures d’examen intérieur pour glisser jusqu’à l’âme sa tête de serpent ? » (III,9).

 

 

Le péché

 

 

"Leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils surent qu’ils étaient nus. Ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des pagnes. Or ils entendirent la voix du Seigneur Dieu qui se promenait dans le jardin au souffle du jour. L’homme et la femme se cachèrent devant le Seigneur Dieu au milieu des arbres du jardin. Le Seigneur Dieu appela l’homme et lui dit : « Où es-tu ? » Il répondit : « J’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai pris peur car j’étais nu, et je me suis caché. »" (Genèse III,7-10).

Une fois que les deux amants succombent à leur désir, ils en éprouvent de la honte.

 

 

« C’était le jardin qui avait voulu la faute. Pendant des semaines, il s’était prêté au lent apprentissage de leur tendresse. Puis, au dernier jour, il venait de les conduire dans l’alcôve verte. Maintenant, il était le tentateur, dont toutes les voix enseignaient l’amour. «  (II,15)

 

 

« Va, ce ne peut être une faute. Nous nous sommes aimés comme nous devions nous aimer... «  (II, 16)

« -J'ai péché, murmura-t-il » (III,8)

Vous comprendrez son sentiment en lisant cet extrait : La faute de l'Abbé Mouret : la honte après la faute

« Ah! tu avais raison, dit-il, en jetant un regard désespéré à Albine ; nous avons péché, nous méritons quelque châtiment terrible... Moi, je te rassurais, je n’entendais pas les menaces qui te venaient à travers les branches ». «  Un pas lourd, derrière la muraille, faisait rouler les cailloux. C’était comme l’approche lente d’un grognement de colère. Albine ne s’était pas trompée, quelqu’un était là, troublant la paix des taillis d’une haleine jalouse. Alors, tous deux voulurent se cacher derrière une broussaille, pris d’un redoublement de honte. Mais déjà, debout au seuil de la brèche, Frère Archangias les voyait. » (II,17).

 

Les anges

 

"Ayant chassé l’homme, il posta les chérubins à l’orient du jardin d’Eden avec la flamme de l’épée foudroyante pour garder le chemin de l’arbre de vie". (Genèse II, 24)

Les anges viennent compléter le tableau et parfaire l'imagerie paradisiaque. En tout premier lieu, on retrouve le Frère Archangias. Il représente manifestement à la fois un Dieu sévère, et un chérubin terrible avec épée flamboyante), « sa face de paysan, en lame de sabre » (I,5)

« Mais déjà, debout au seuil de la brèche, Frère Archangias les voyait ». (II,17)

-Heureusement que je vous ai trouvé, continua Frère Archangias. J’avais découvert ce trou... Vous avez désobéi à Dieu, vous avez tué votre paix. Toujours la tentation vous mordra de sa dent de flamme, et désormais vous n’aurez plus votre ignorance pour la combattre... C’est cette gueuse qui vous a tenté, n’est-ce pas ? Ne voyez-vous pas la queue du serpent se tordre parmi les mèches de ses cheveux ? » (II,17)

Cette vision est néanmoins contrebalancée par une forme d'humour qui vient ridiculiser le frère :

« la figure de Frère Archangias, vautré par terre, dormant profondément. Le sommeil l’avait surpris sans doute, pendant qu’il gardait l’entrée du Paradou. Il en barrait le seuil, tombé tout de son long, les membres écartés, dans une posture honteuse. Sa main droite, rejetée derrière sa tête, n’avait pas lâché le bâton de cornouiller, qu’il semblait encore brandir, ainsi qu’une épée flamboyante. » (III,10). Il n'est qu'une parodie de chérubin. Il est intéressant d'observer les usages du mot fait ailleurs dans le roman :

chérubin

« il n’a pas de peine à être sage comme un chérubin, ce mignon-là ». (I, 3)

« Un petit cochon sauta d’un bond dans la cour.

–Oh ! Le chérubin ! Dit-elle d’un air de profond ravissement, en le regardant s’échapper. » (I,11)

Un enfant qui « dormit, dans une paix de chérubin » (III,1).

On verra qu'il s'agit de l'acception la plus courante du mot aujourd'hui, très éloignée de son sens originel.

 

 

 

Conclusion :

 

 

 


Lorsque le récit touche à sa fin, l'abbé Mouret s'abîme dans le repentir :

« Telle était sa vie maintenant. Il connaissait toutes les attaques du péché. Pas un jour ne passait sans qu’il fût éprouvé. Le péché prenait mille formes, entrait par ses yeux, par ses oreilles, le saisissait de face à la gorge, lui sautait traîtreusement sur les épaules, le torturait jusque dans ses os. Toujours, la faute était là, la nudité d’Albine, éclatante comme un soleil, éclairant les verdures du Paradou. » (III,9).

Le narrateur nous indique que son héros n'a pas vécu comme il le souhaitait. Il passera donc le reste de sa vie à porter ce fardeau avec la nostalgie d'un paradis perdu.

 

N. THIMON