Deux types de personnages se dessinent assez bien si l'on observe les figures des amantes du Moyen-Age(1). Tout d'abord celle de Viviane (ou Niniane) qui parvient à séduire Merlin(2) et lui voler ses secrets. Dans certaines versions elle est assimilée à Morgane que l'on considère plus habituellement comme maléfique. Ceci est raconté entre autres par Alfred TENNYSON (1809-1892), dans son recueil arthurien Les idylles du roi (1859) qui donne une vision assez négative de "l'audacieuse Viviane". En effet, elle agace l'Enchanteur de ses questions ; elle prétend l'aimer et fait tout pour l'être en retour. Lorsqu'elle parvient découvrir les charmes recherchés et à l'enfermer magiquement dans un chêne, elle n'a que mépris pour le magicien et le traite de "vieillard imbécile".

Ensuite, la figure d'Iseut la Blonde sera plus courtoise. Elle s'inscrit davantage dans la lignée des héroïnes vertueuses. Son sort est indissociable de celui de son amant mais elle ne fait pas passer son propre intérêt avant le sien. Le philtre qui la rendue amoureuse de Tristan l'obligera à l'accompagner partout jusqu'à la mort(3).

a. Les charmes et les plaisirs

  • La liberté selon Anna Karénine

Un premier exemple avec Anna Karénine (1877), de Léon TOLSTOÏ (1828-1910). Le roman raconte les amours tumultueuses entre Anna Karénine et le comte Alexis Vronski. Le jeune femme se perd dans une passion dévorante alors qu'elle est déjà mariée. Elle se laisse conduire par son désir afin de quitter son ordinaire.

Au cours d'une conversation avec une amie Anna s'entend dire à propos de Lise Merkalof :

— Vous lui devez bien cela : elle vous adore. Hier soir, après les courses, elle s’est approchée de moi, et a été désolée de ne plus vous trouver. Elle prétend que vous êtes une véritable héroïne de roman, et qu’elle ferait mille folies pour vous, si elle était homme.

(3e partie, chapitre I, 17)


Anna fait des choix répréhensibles au regard de la société à laquelle elle appartient, c'est sa façon de montrer sa liberté. Toutefois, le sentiment de culpabilité finit par la rattraper de façon tragique. Découvrez comment à la fin du roman. L'histoire a suffisamment marqué le public pour être adapté au cinéma ou au théâtre.

  • Les aventures de Manon Lescaut

La culpabilité tient une grande place aussi dans l'Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut (1731) Antoine François PRÉVOST (1697-1763). Initialement intégré dans un recueil plus vaste, Mémoires d'un homme de qualité, ce récit se veut avant tout moral et exemplaire. Il raconte les amours mouvementées de jeune Des Grieux qui est tombé subitement tombé amoureux de Manon Lescaut. Cette jeune femme va vite utiliser ses charmes pour parvenir à ses fins en séduisant les hommes fortunés qui passent à sa portée. Cette aventurière prend aussi le statut d'héroïne à travers le regard du narrateur qui ne peut se passer d'elle malgré ses infidélités : "Ajoutez que l’amour suffisait seul pour me fermer les yeux sur toutes ses fautes" (Seconde partie).

Mais il s’agit bien ici de mon sang ! il s’agit de la vie et de l’entretien de Manon, il s’agit de son amour et de sa fidélité. Qu’ai-je à mettre en balance avec elle ? Je n’y ai rien mis jusqu’à présent : elle me tient lieu de gloire, de bonheur et de fortune. Il y a bien des choses, sans doute, que je donnerais ma vie pour obtenir ou pour éviter ; mais estimer une chose plus que ma vie n’est pas une raison pour l’estimer autant que Manon.

(Seconde partie)

Après avoir mené une vie de vols, de fraudes et d'escroqueries en tous genres, les deux amants décident de se marier en Amérique. Ils veulent se ranger en rendant leur relation officielle et en la plaçant sous le couvert de la religion et de la vertu :

Manon n’avait jamais été une fille impie ; je n’étais pas non plus de ces libertins outrés qui font la gloire d’ajouter l’irréligion à la dépravation des mœurs : l’amour et la jeunesse avaient causé tous nos désordres. L’expérience commençait à nous tenir lieu d’âge ; elle fit sur nous le même effet que les années. Nos conversations, qui étaient toujours réfléchies, nous mirent insensiblement dans le goût d’un amour vertueux. Je fus le premier qui proposai ce changement à Manon. Je connaissais les principes de son cœur : elle était droite et naturelle dans tous ses sentiments, qualité qui dispose toujours à la vertu. Je lui fis comprendre qu’il manquait une chose à notre bonheur : " C’est, lui dis-je, de le faire approuver du ciel".

(Seconde partie)

Manon est un femme qui mène sa vie comme elle l'entend et son charme est tel qu'elle entraîne les hommes dans son sillage.

  • La vie rêvée d'Emma Bovary

C'est autre chose que le charme, mais plutôt l'ennui qui est le centre du roman suivant. Madame Bovary, Moeurs de province (1857) de Gustave FLAUBERT (1821-1880) a valu un procès à son auteur à cause du caractère jugé immoral de son personnage principal.

Ilustration de Charles Léandre (1862 - 1934) pour le livre Madame Bovary, gravé à l’eau-forte en couleur par Eugène Decisy. Frontispice.https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Leandre_-_Madame_Bovary_frontispice.jpg
Ilustration de Charles Léandre (1862 - 1934) pour le livre Madame Bovary, gravé à l’eau-forte en couleur par Eugène Decisy. Frontispice.https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Leandre_-_Madame_Bovary_frontispice.jpg

Marié à Charles, un personnage médiocre, Emma s'ennuie et se réfugie dans la lecture de romans de mauvaise qualité. Elle devient notamment l'amante de Rodolphe :

Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu’elle avait lus, et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de sœurs qui la charmaient. Elle devenait elle-même comme une partie véritable de ces imaginations et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse, en se considérant dans ce type d’amoureuse qu’elle avait tant envié. D’ailleurs, Emma éprouvait une satisfaction de vengeance. N’avait-elle pas assez souffert ! Mais elle triomphait maintenant, et l’amour, si longtemps contenu, jaillissait tout entier avec des bouillonnements joyeux. Elle le savourait sans remords, sans inquiétude, sans trouble.

(chapitre IX, 1ère partie)

Quand elle pense à sa situation, elle la justifie ainsi : "Elle était l’amoureuse de tous les romans, l’héroïne de tous les drames" (chapitre V, 3e partie).

Il peut sembler paradoxal de parler d'héroïsme dans un récit qui s'évertue à rendre la vie aussi vraisemblable que possible. Le réalisme de FLAUBERT repose sur des recherches documentaires, sur un désir très poussé de montrer la société sous un angle scientifique. Le roman montre comment Emma cherche vainement à quitter sa vie ordinaire. Ce qui fait d'elle un personnage marquant, à défaut d'être un personnage exemplaire, c'est la précision et l'authenticité de ses sentiments.

b. Les vertus de la constance

  • La fidélité d'Andromaque

Le sentiment amoureux est donc la clé de voûte d'un grand nombre d’œuvres à travers les époques. C'est le cas avec Andromaque (1667) de Jean RACINE (1639-1699). Dans cette tragédie classique, Andromaque, continuant d'aimer son mari Hector mort, refuse les avances de Pyrrhus, le fils d'Achille. Pyrrhus est lui-même aimé en vain par Hermione, la fille d'Hélène. Quant à Hermione, elle reste sourde aux désirs d'Oreste, le fils d'Agamemnon.

Pyrrhus, se livre sur Andromaque à une sorte de chantage en lui promettant la sécurité de son fils Astyanax si elle consent à l'épouser :

Pyrrhus :
Eh bien, Madame, eh bien ! il faut vous obéir :
Il faut vous oublier, ou plutôt vous haïr.
Oui, mes vœux ont trop loin poussé leur violence
Pour ne plus s’arrêter que dans l’indifférence ;
Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur,
S’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur.
Je n’épargnerai rien dans ma juste colère :
Le fils me répondra des mépris de la mère ;
La Grèce le demande, et je ne prétends pas
Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats.

(Acte I, scène 4)

Plus tard, Andromaque s'adressant à Hermione, tente d'apaiser sa jalousie. Elle se montre prête à tous les sacrifice pour protéger son enfant, seul vestige de son défunt mari.

Andromaque :
Où fuyez-vous, Madame ?
N’est-ce pas à vos yeux un spectacle assez doux
Que la veuve d’Hector pleurante à vos genoux ?
Je ne viens point ici, par de jalouses larmes,
Vous envier un cœur qui se rend à vos charmes.
Par une main cruelle, hélas ! j’ai vu percer
Le seul où mes regards prétendaient s’adresser.
Ma flamme par Hector fut jadis allumée ;
Avec lui dans la tombe elle s’est enfermée.
Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour,
Madame, pour un fils jusqu’où va notre amour ;
Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite,
En quel trouble mortel son intérêt nous jette,
Lorsque de tant de biens qui pouvaient nous flatter,
C’est le seul qui nous reste, et qu’on veut nous l’ôter.

(Acte III, scène 4)

C'est la force de son amour qui permet à Andromaque de tout supporter et d'être ce personnage d'envergure.

 

  • La constance de Julie, la nouvelle Héloïse

Dans Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761) de Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), l'héroïne, Julie tombe amoureuse de son précepteur, Saint-Preux, un homme plus âgé qu'elle. Leur amour clandestin n'est pas promis à un bel avenir, aussi doivent-ils se séparer. Le titre de ce roman épistolaire fait référence à une histoire vraie du XIIe siècle entre la jeune Héloïse et Pierre Abélard, un philosophe et théologien.

Qu’appendrions-nous de l’amour dans ces livres ? Ah ! Julie, notre cœur nous en dit plus qu’eux et le langage imité des livres est bien froid pour quiconque est passionné lui-même ! D’ailleurs ces études énervent l’âme, la jettent dans la mollesse, et lui ôtent tout son ressort. Au contraire, l’amour véritable est un feu dévorant qui porte son ardeur dans les autres sentiments, et les anime d’une vigueur nouvelle. C’est pour cela qu’on a dit que l’amour faisait des héros. Heureux celui que le sort eût placé pour le devenir, et qui aurait Julie pour amante !

(Lettre XII à Julie, 1ère partie)

Cet autre passage témoigne de la constance de l'héroïne :

Je savais le parti que vous prendriez. Nous nous connaissons trop bien pour en être encore à ces éléments. Si jamais la vertu nous abandonne, ce ne sera pas, croyez-moi, dans les occasions qui demandent du courage et des sacrifices. Le premier mouvement aux attaques vives est de résister ; et nous vaincrons, je l’espère, tant que l’ennemi nous avertira de prendre les armes. C’est au milieu du sommeil, c’est dans le sein d’un doux repos, qu’il faut se défier des surprises ; mais c’est surtout la continuité des maux qui rend leur poids insupportable ; et l’âme résiste bien plus aisément aux vives douleurs qu’à la tristesse prolongée. Voilà, mon ami, la dure espèce de combat que nous aurons désormais à soutenir : ce ne sont point des actions héroïques que le devoir nous demande, mais une résistance plus héroïque encore à des peines sans relâche.

(Lettre XXV de Julie ; 1ère partie).

Elle ajoute plus tard :

Mais celui qui reconnaît et sert le père commun des hommes se croit une plus haute destination ; l’ardeur de la remplir anime son zèle ; et, suivant une règle plus sûre que ses penchants, il sait faire le bien qui lui coûte, et sacrifier les désirs de son cœur à la loi du devoir. Tel est, mon ami, le sacrifice héroïque auquel nous sommes tous deux appelés. L’amour qui nous unissait eût fait le charme de notre vie (Lettre XVIII de Julie ; 2e partie).

Julie place plus haut que tout son honneur et sa volonté de respecter les lois. Le cadre naturel de la Suisse où se déroule l'action, le renoncement de l'héroïne, la puissance des sentiments, le lyrisme des lettres, annoncent peut-être le romantisme du XIXe siècle.

  • Jane Eyre ou les Mémoires d'une institutrice

C'est d'ailleurs au XIXe siècle que paraît le roman Jane Eyre (1847) de Charlotte BRONTË (1816-1855).  Jane est élevée par sa tante, Mrs Reed qui lui mène la vie dure et passe tous les caprices de son détestable fils John. Le jeune fille finit par être envoyée dans la pension Lowood. Après huit années passées, Jane trouve un poste de préceptrice à  Thornfield-Hall, propriété de la famille Rochester. Au chapitre XV, elle sauve même Edouard Fairfax de Rochester d'un incendie. Elle finit par tomber amoureuse de lui, malgré ses façons bourrues. Leur amour est impossible car Edouard est déjà marié à une femme qui reste enfermée à cause de sa folie. Quand elle finit par l'apprendre, Jane s'enfuit, désespérée afin de refaire sa vie.  Lorsqu'elle revient des années plus tard sur les ruines de l'ancienne propriété, un ancien employé lui raconte son histoire :

– J'y arrive, madame ; dont M. Rochester tomba amoureux. Les domestiques disent qu'ils n'ont jamais vu personne aussi éperdument amoureux que lui ; il la suivait partout ; les domestiques l'épiaient, car vous savez, madame, que c'est leur habitude. M. Rochester l'admirait au delà de tout ce qu'on peut s’imaginer, et pourtant personne autre ne la trouvait très jolie. Elle était, dit-on, petite, mince, et semblable à une enfant. Je ne l'ai jamais vue, mais j'ai entendu Léah, la bonne, parler d'elle ; Léah l'aimait assez. M. Rochester avait quarante ans et l'institutrice n'en avait pas vingt ; vous savez que quand les hommes de cet âge tombent amoureux de jeunes filles, ils sont comme ensorcelés. Eh bien ! M. Rochester voulait l'épouser.

(Chapitre XXXVI).

L'histoire de Jane Eyre raconte la vie exemplaire ce cette jeune femme, son amour charitable pour une homme plus âgé qu'elle mais aussi amoindri :

"Son courage et sa bonté, madame. Il n'a pas voulu quitter la maison avant que tout le monde en fût sorti. Lorsque Mme Rochester se fut jetée du toit, il descendit le grand escalier de pierre ; mais, à ce moment, il y eut un éboulement. Il fut retiré de dessous les ruines vivant, mais grièvement blessé ; une poutre était tombée de manière à le protéger en partie ; mais un de ses yeux était sorti de sa tête, et une de ses mains était tellement abîmée, que M. Carter, le chirurgien, a été obligé de la couper immédiatement ; son autre œil a été brûlé, de sorte qu'il a complètement perdu la vue, et qu'il est maintenant sans secours, aveugle et estropié".

(Chapitre XXXVI).

 

A travers tous ces personnages féminins motivés par l'amour, nous voyons comment se dessine une certaine représentation de la femme. Chez certains auteurs, c'est clairement une façon de critiquer. D'autres s'interrogent plus subtilement sur le mauvais traitement qu'on leur réserve. En faire les héroïnes de tous ces récits est la preuve qu'elles exercent continuellement une troublante fascination chez les auteurs qui sont bien souvent des hommes, pas toujours à l'aise avec leurs propres sentiments.

 

 

La fin dans une semaine avec HÉROÏNES DE TOUJOURS 4/4  : Carmen, la femme fatale.

 

N. THIMON

NOTES :

1 : Rien à voir avec la très intéressante répartition entre les fées. Celles du type morganien (d'après Morgane) qui attirent leur amant dans leur monde magique et celles de type mélusinien (d'après Mélusine) qui rejoignent leur amant dans le monde ordinaire. Sur Mélusine, voir CŒUR D'HOMME PEAU DE BÊTE 3/4 : Langue de serpent.

2 : Sur Merlin, voir AUTOUR DU HOBBIT 2/3 : Enchanteur, magicien ou sorcier, les trois figures d'un personnage emblématique.

2 : Sur Tristan et Iseut, voir LES AMANTS ÉTERNELS 2/3 : Cœurs amants et amour interdit.