Ce récit médiéval va trouver ses racines dans de lointaines traditions et s'est développé dans de nombreuses versions parfois contradictoires. Les plus connues sont hélas incomplètes, elles nous viennent de deux poètes normands du XIIe siècle dont les manuscrits n'ont pas tous été retrouvés. Il s'agit de BÉROUL qui raconte la première moitié et  THOMAS d'Angleterre qui raconte la seconde (1). Parallèlement, on peut en lire une version médiévale complète, la saga norroise (de Norvège). Au XXe siècle, c'est l'adaptation de Joseph BÉDIER qui devient pour longtemps une référence. Les citations qui suivent sont tirées de ces différentes sources. D'autre part, le nom de l'héroïne s'écrit indifféremment Iseut, Iseult ou encore Yseut. Ce récit est devenu un modèle du genre.

Pour rendre hommage aux origines celtiques du récit, David CHAUVEL et Jérôme LERECULEY ont réalisé une série en bande dessinée, Arthur (1999-2006) dont le cinquième tome s'intitule Drystan et Esyllt (2002). Le dessin clair et précis, le scénario documenté font disparaître tous les aspects christianisés de l'histoire pour mettre en valeur ce beau conte d'amour et de mort.

Le récit de Tristan et Iseut finit en effet par s'inscrire dans la légende arthurienne, puisqu'on voit intervenir le roi Arthur ou le chevalier Gauvain. Le lien ira plus loin encore et l'histoire d'amour servira de modèle à celle de Lancelot et Guenièvre, la femme du roi Arthur. Comment l'amour devient un moteur de l'action et oblige le héros à accomplir des exploits exceptionnels ? C'est ce que vous pourrez lire prochainement dans SOUS LE HEAUME DES CHEVALIERS.

 

 

  • Le philtre

 

 

 

 


La mère d'Iseut, pour favoriser l'union de sa fille avec le roi Marc, prépare un vin magique. "Ceux qui en boiront ensemble s'aimeront  de tous leurs sens et de toute leur pensée, à toujours dans la vie et dans la mort" (chapitre  IV : "le philtre", adaptation de BÉDIER). Alors qu'ils sont assoiffés sur le navire qui les ramène d'Irlande,  Tristan et Iseut boivent ensemble du philtre, par erreur. "Il semblait à Tristan qu'une ronce vivace, aux épines aiguës, aux fleurs odorantes, poussait  ses racines dans le sang de son cœur et par de forts liens enlaçait au beau corps  d'Iseut son corps et toute sa pensée". Cette métaphore illustre parfaitement l'idée de la passion, un mélange de plaisir et de souffrance qui associe étroitement l'amour et la mort et rend les deux amants indissociables. Par la suite, le romancier évoque à de nombreuses reprises l'anneau de jaspe vert qu'Iseut a remis à Tristan. Cet objet joue le même rôle qu'une alliance et rappelle à chaque fois que les deux jeunes gens s'appartiennent.

 

 

 

La version en vers de THOMAS rapporte ainsi l'événement :

Si vus ne fussez, ja ne fusse,
Ne de l'amer rien ne sëusse.
Merveille est k'om la mer ne het,
Qui si amer mal en mer set,
E qui l'anguisse est si amere!

 

"Si vous n'étiez pas là, je ne me trouverai pas ici, et je ne connaîtrais rien de l'amour (l'amertume, la mer). Il est étonnant que quelqu'un qui connaît un mal si amer en mer, et qui se sent si amèrement oppressé, ne haïsse pas la mer (l'amour). Le poète joue sur les sonorités pour établir ce lien contradictoire entre plaisir et souffrance.

 

  • Des sentiments purs et forts

"Pour vivre heureux, vivons cachés",  ce c'est que semblent dire les deux héros. Pendant un temps, pour couvrir leur amour adultère, ils se cachent dans la forêt du Morois, un lieu isolé, à l'écart du monde et qui offre un abri loin de la civilisation. Le passage suivant décrit leur attitude : Tristan et Iseut endormis dans la forêt

 

 

Dans ce passage, on peut observer les principaux motifs du roman courtois. La narrateur s'exprime directement au public. Les amants sont montrés dans leur proximité mais aussi avec pudeur pour insister sur la pureté de leur relation. L'épée placée entre eux est un symbole fort pour montrer, entre autres, la séparation qu'ils s'imposent. Le temps semble figé, leurs corps sont immobiles, comme pour préfigurer la fin tragique du récit. C'est dans cette posture que les trouve le roi Marc. La générosité et la noblesse de cœur du roi sont confirmées par cette scène car il accepte de les laisser vivre.

 

Lai du chèvrefeuille  de Marie de FRANCE (XIIe siècle) reprend ce moment fondamental : "il en était d'eux comme du chèvrefeuille qui s'enroulait autour du coudrier ; une fois qu'il s'y est enlacé et qu'il s'est attaché au tronc, ils peuvent longtemps vivre ensemble. Mais ensuite, si on cherche à les séparer, le coudrier meurt aussitôt et le chèvrefeuille pareillement. "Belle amie, il en est ainsi de nous : ni vous sans moi, ni moi sans vous". Une fois de plus, le lien entre les deux amants est mis en évidence.

Cependant, dans la version de THOMAS, le narrateur explique que l'effet du philtre se dissipe au bout de trois ans. On assiste alors au repentir des amants. Chacun d'eux se livre à un monologue pour exprimer ses regrets. Pour le public de l'époque, peut-être que cela permet aussi de pardonner la faute des héros.

  • La mort des amants

Leur union étant impossible, Tristan épouse une femme qui se nomme aussi Yseut : "Il veut Yseut aux Blanches Mains pour sa beauté  et pour le nom d'Yseut qu'elle porte. Jamais il ne l'aurait désirée, quelle que fût sa beauté, si elle n'avait pas porté  le nom d'Yseut ou si elle avait porté le nom d'Yseut sans être belle" THOMAS "Le Mariage de Tristan".

Plus tard, Tristan, blessé après un combat attend d'être guéri par Yseut la Blonde. Malheureusement, la jalousie de Yseut aux Blanches Mains le condamne. Elle prétend que les voiles sont noires et que l'autre Yseut n'est pas à bord(2). Les deux amants meurent sans avoir eu le temps de se parler une dernière fois. "Tristan mourut par amour pour elle et le belle Yseut par tendresse pour lui" (version de THOMAS).

Le récit de BÉDIER donne une version particulièrement adaptée et marquante de cette fin : "Quand le roi Marc apprit la mort des amants, il franchit la mer et, venu en Bretagne, fit ouvrer deux cercueils, l'un de calcédoine pour Iseut, l'autre de béryl pour Tristan. Il emporta sur sa nef vers Tintagel leurs corps aimés. Auprès d'une chapelle, à gauche et à droite de l'abside, il les ensevelit en deux tombeaux. Mais, pendant la nuit, de la tombe de Tristan jaillit une ronce verte et feuillue, aux forts rameaux, aux fleurs odorantes, qui, s'élevant par-dessus la chapelle, s'enfonça dans la tombe d'Iseut. Les gens du pays coupèrent la ronce : au lendemain elle renaît, aussi verte, aussi fleurie, aussi vivace, et plonge encore au lit d'Iseut la Blonde. Par trois fois ils voulurent la détruire ; vainement. Enfin, ils rapportèrent la merveille au roi Marc : le roi défendit de couper la ronce désormais" (chapitre final "la mort"). On retrouve l'image de la ronce qu'il avait déjà employée lors de l'épisode du philtre. Elle confirme le lien très fort qui existe au-delà de la mort et donne à ces amants un parfum d'éternité.

  • Tristan et Isolde de WAGNER

Richard WAGNER a créé en 1865 un célèbre opéra en trois actes Trisan et Isolde qui adapte l'histoire des deux amants. Tristan est interprété par un ténor, Isolde par une soprano et Marc par une voix de basse. Le compositeur insiste sur la puissance des sentiments, il associe étroitement l'amour et la mort. Le livret comporte ce passage représentatif  :

 

So stürben wir,
um ungetrennt,
ewig einig
ohne End',
ohn' Erwachen,
ohn' Erbangen

Nous mourrions ainsi
Nous ne serions plus séparés
Unis éternellement
Sans fin
sans nous réveiller
sans peur...

 




Un autre opéra, celui de Pelléas et Mélisande (1902), créé par Claude DEBUSSY (1862-1918), d'après la pièce de théâtre Pelléas et Mélisande (1892) de Maurice MAETERLINCK (1862-1949), reprend une histoire similaire. Les deux amants Pelléas et Mélisande s'aiment malgré la présence du mari jaloux, le prince Golaud.

Pour finir, citons l’adaptation cinématographique du réalisateur français Jean DELANNOY (1908-2008), L’Éternel retour (1943), qui sonne comme la promesse d'un amour sans fin.

La fin dans une semaine, avec l'histoire de Roméo et Juliette dans LES AMANTS ÉTERNELS 3/3 : Âmes sœurs et pères ennemis.

Le mois prochain, assistez à la fin du monde dans C'EST L'APOCALYPSE !



N. THIMON


NOTES

1 : Traductions de Philippe WALTER, Livre de Poche.
2 : C'est la même motif que dans l'histoire du retour de Thésée, vainqueur du Minotaure. Son père Égée attendait des voiles blanches ; en voyant des voiles noires, il pense que don fils est mort et se jette dans la mer qui porte maintenant son nom.