Si l'on suit ce que dit Charles BAUDELAIRE (1821-1867), dans ses Curiosités esthétiques (1868) :

Le romantisme n'est précisément ni dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir.[…]

Pour moi, le romantisme est l'expression la plus récente, la plus actuelle du beau.

Curiosités esthétiques II. "Qu'est-ce que le romantisme"

Par conséquent, on peut trouver des exemples avant la naissance officielle du mouvement.

Naissance de la prose poétique

Les rêveries de ROUSSEAU

Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), l'un des grands esprits du Siècle des Lumières, se distinguait dans des domaines aussi variés que la littérature, la botanique, la philosophie ou la musique. Son dernier ouvrage, Les rêveries du promeneur solitaire (1782) demeuré inachevé, est un récit autobiographique avant l'heure. ROUSSEAU a été contraint de fuir la société après des disputes et des désaccords en tout genre. La beauté de l'écriture et le style permettent de dire qu'on a ici un exemple de prose poétique. Si le texte n'est pas en vers, il emploie néanmoins des figures de style dignes des poèmes. D'autre part, le récit de cet exil en Suisse n'est pas sans évoquer, avec quelques années d'avance, les préoccupations des héros romantiques solitaires, mélancoliques, perdus dans la nature.

Les rives du lac de Bienne  sont plus sauvages et romantiques que celles du lac de Genève, parce les rochers et les bois y bordent l'eau de plus près ; mais elles ne sont pas  moins riantes.

Cinquième Promenade.

Remarquez l'emploi du mot "romantique", qui est une des premières apparitions en français. Ou encore :

Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.
Cinquième Promenade.


Un autre exemple pertinent apparaît ici :

En sortant d’une longue et douce rêverie, en me voyant entouré de verdure, de fleurs, d’oiseaux et laissant errer mes yeux au loin sur les romanesques rivages qui bordaient une vaste étendue d’eau claire et cristalline, j’assimilais à mes fictions tous ces aimables objets, et me trouvant enfin ramené par degrés à moi-même et à ce qui m’entourait, je ne pouvais marquer le point de séparation des fictions aux réalités, tant tout concourait également à me rendre chère la vie recueillie et solitaire que je menais dans ce beau séjour.

 

Le rêve américain de CHATEAUBRIAND

D'autre part, dans Atala (1801) de François René de CHATEAUBRIAND (1768-1848), vous pourrez lire de nombreuses descriptions des contrées américaines. La nature est sublimée pour rejouer les sentiments des personnages (voir LES AMANTS ÉTERNELS 1/3 : Attirances et terres lointaines).

La fille du pays des palmiers vint me trouver au milieu de la nuit. Elle me conduisit dans une grande forêt de pins, et renouvela ses prières pour m’engager à la fuite. Sans lui répondre, je pris sa main dans ma main, et je forçai cette biche altérée d’errer avec moi dans la forêt. La nuit était délicieuse. Le Génie des airs secouait sa chevelure bleue, embaumée de la senteur des pins, et l’on respirait la faible odeur d’ambre qu’exhalaient les crocodiles couchés sous les tamarins des fleuves. La lune brillait au milieu d’un azur sans tache, et sa lumière gris de perle descendait sur la cime indéterminée des forêts. Aucun bruit ne se faisait entendre, hors je ne sais quelle harmonie lointaine qui régnait dans la profondeur des bois : on eût dit que l’âme de la solitude soupirait dans toute l’étendue du désert.
Atala, "Les chasseurs".

Par la suite, la poésie lyrique s'appuiera volontiers sur la nature pour dépeindre les émois du poète. C'est ce que fait  Charles BAUDELAIRE dans "Harmonie du soir", un extrait des Fleurs du Mal (1861). Le poème, qui ne fonctionne qu'avec deux rimes, cherche à fixer le moment précis de bonheur :

Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !

Le texte intégral est disponible ici : "Harmonie du soir", poème de Charles BAUDELAIRE

Le souvenir des disparus

La lac de LAMARTINE

On retrouve ce souffle lyrique dans "Le Lac", l'un des poèmes les plus connus de Alphonse de LAMARTINE (1790-1869), issu des Méditations poétiques (1820). Le poète pense à la femme qu'il a aimée et qui est morte, il revient sur ce lac, rempli de souvenirs :

 

Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !

[...]

" Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !

[...]

Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !

Dans ces quelques extraits choisis, vous constatez la présence des sentiments personnels et le dialogue avec les éléments naturels qui, comme le lac personnifié, reflètent les émotions du poète. Retrouvez le texte intégral en suivant ce lien : "Le Lac", poème de Alphonse de LAMARTINE. La confrontation à la mort fait partie des motifs habituels du thème romantique.


HUGO dès l'aube

Parmi les poèmes qui permettent d'exprimer la perte de l'être aimé, il convient de citer un extrait des Contemplations (1846) de Victor HUGO (1802-1885) : "Demain dès l'aube"

Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,

Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.

J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.

Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

 


Vous trouverez le texte intégral et son analyse dans "Demain dès l'aube...".

NERVAL le déshérité

Gérard de NERVAL (1808-1855) définit au mieux cette impression d'avoir été démuni de ce que l'on a de plus cher, C'est d'ailleurs ce que signifie le titre de son sonnet "El  Desdichado", tiré des Chimères (1854) :

Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'Inconsolé,
Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

On retiendra l'insistance de l'image du déshérité inconsolable. Mais on est aussi  marqué par celle de la nuit, rendue plus forte encore par l'association contradictoire "Soleil noir", c'est un oxymore. Le reste du poème peut être lu ici : "El Desdichado", poème de Gérard de NERVAL

La Mélancolie

 "La mélancolie, c'est le bonheur d'être triste"(1).

Il y a en effet chez le héros romantique comme un plaisir à se plaindre et étaler sa souffrance, montrer son ennui et se désespérer de sa situation. Le héros romantique semble être déraciné et chercher sa place ailleurs, un idéal impossible à atteindre.

Dans René, le récit qui fait suite à Atala, l'auteur donne aussi une part autobiographique à son personnage principal qui incarne "le mal du siècle". René, exprime son "dégoût de tout" et erre  de pays en pays sans trouver de remède à sa mélancolie. Lorsque sa sœur qu'il adore se retire au couvent,  il est effondré.

Ô mes amis ! je sus donc ce que c'était que de verser des larmes pour un mal qui n'était point imaginaire ! Mes passions, si longtemps indéterminées, se précipitèrent sur cette première proie avec fureur. Je trouvai même une sorte de satisfaction inattendue dans la plénitude de mon chagrin, et je m'aperçus, avec un secret mouvement de joie, que la douleur n'est pas une affection qu'on épuise comme le plaisir.
René.

Il décide alors de fuir la France pour l'Amérique dans l'espoir d'apaiser ses tourments. Si le héros aime, il est forcément passionné. Cette passion devient une souffrance et le dévore. [en latin, le mot passion désigne la souffrance ex : La Passion du Christ ; le patient qui va chez le médecin].

Les confessions de MUSSET

D'autres comme Alfred de MUSSET (1810-1857) ont largement décrit le sentiment de malaise qui habitait ces jeunes gens du XIXe siècle, plus ou moins nostalgiques de la grandeur napoléonienne. Dans son roman vaguement autobiographique, La Confession d'un enfant du siècle (1836), le tout jeune romancier raconte les amours déçues d'Octave. Celui-ci, furieux d'avoir été trompé, se complaît à être désagréable et se livre aux excès. Mais il est aussi capable de supporter son malheur pour laisser un couple en paix :

Le jeune homme y était seul; il regarda une dernière fois sa ville natale dans l'éloignement et remercia Dieu d'avoir permis que, de trois êtres qui avaient souffert par sa  faute, il ne restât qu'un malheureux.

Sa suite de quatre poèmes, Les Nuits (1835-1837), lui permettent d'exposer ses souffrances. Dans la "Nuit d'Octobre", il dialogue avec sa Muse :

LA MUSE
Il n'est de vulgaire chagrin
Que celui d'une âme vulgaire
.
Ami, que ce triste mystère
S'échappe aujourd'hui de ton sein.
Crois-moi, parle avec confiance ;
Le sévère dieu du silence
Est un des frères de la Mort ;
En se plaignant on se console,
Et quelquefois une parole
Nous a délivrés d'un remord(2).

LE POÈTE
S'il fallait maintenant parler de ma souffrance,
Je ne sais trop quel nom elle devrait porter,
Si c'est amour, folie, orgueil, expérience
,
Ni si personne au monde en pourrait profiter.
Je veux bien toutefois t'en raconter l'histoire,
Puisque nous voilà seuls, assis près du foyer.
Prends cette lyre, approche, et laisse ma mémoire
Au son de tes accords doucement s'éveiller.

Le travail du poète semble indissociable de la douleur, comme si elle était créatrice ou en tout cas nécessaire à la création

Les airs romantiques

Au-dessus de toute cette verve, planent les musiques de grands compositeurs comme le pianiste Frédéric François CHOPIN (1810-1849). Ses valses, ses ballades ou ses concertos montrent sa virtuosité et apportent une touche de douceur ou de liberté qui renouvellent les genres. Un exemple avec sa Nocturne en Mi bémol majeur, Opus 9 n°2.


Mazeppa du Hongrois Franz LISZT (1811-1886), L'Anneau du Niebelung (La Tétralogie) de l'Allemand Richard WAGNER (1813-1883), La symphonie fantastique du Français Hector BERLIOZ (1803-1869), Nabucco de l'Italien Giuseppe VERDI (1813-1901) ne sont pas en reste et prouvent aussi le caractère européen du courant. Les artistes romantiques ont su mettre en avant les émotions que l'on gardait habituellement cachées. En les transposant dans diverses formes artistiques, ils ont permis aux uns et aux autres de se retrouver ou de mieux se comprendre. Avec des mots, des notes ou des couleurs, ils ont su exprimer l'âme de chacun d'entre nous.

La fin dans une semaine avec AU TEMPS DU ROMANTISME 3/3 : L'épopée historique.

Le mois prochain, vous lirez EXERCICES DE STYLE.

N. THIMON

NOTES :

1 : Victor HUGO, Les Travailleurs de la mer, Troisième partie : "Déruchette", Livre premier : "Nuit et Lune", 1er chapitre :  "La cloche du Port".

2 : "Remord" et non remords : le -s final est volontairement omis pour faire la rime avec "Mort".