" Une Charogne ", poème XXVII, section " Spleen et Idéal ", de Charles Baudelaire, " Les Fleurs du Mal " (1857), lu par Denis Lavant

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, /Ce beau matin d'été si doux : /Au détour d'un sentier une charogne infâme /Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique, /Brûlante et suant les poisons, /Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique /Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture, /Comme afin de la cuire à point, /Et de rendre au centuple à la grande Nature /Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe /Comme une fleur s'épanouir. /La puanteur était si forte, que sur l'herbe /Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, /D'où sortaient de noirs bataillons /De larves, qui coulaient comme un épais liquide /Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague, /Ou s'élançait en pétillant ; /On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague, /Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique, /Comme l'eau courante et le vent, /Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique /Agite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve, /Une ébauche lente à venir, /Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève /Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète /Nous regardait d'un oeil fâché, /Épiant le moment de reprendre au squelette /Le morceau qu'elle avait lâché.

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, /À cette horrible infection, /Étoile de mes yeux, soleil de ma nature, /Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces, /Après les derniers sacrements, /Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses, /Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine /Qui vous mangera de baisers, /Que j'ai gardé la forme et l'essence divine /De mes amours décomposés !