Frédéric Joi, Jésus était-il fou ?, éd. Max Milo, 2010, lu par Jean Martin
Par Cyril Morana le 13 mai 2013, 06:23 - Psychanalyse - Lien permanent
Frédéric Joi, Jésus était-il fou ?, éd. Max Milo, 2010
Frédéric Joi a également publié, deux ans plus tard, une analyse similaire sur Mahomet (voir sa recension dans L’œil de Minerve). Ce premier livre propose une analyse philosophique et psychologique de Jésus (l’auteur est agrégé de philosophie et docteur en psychologie). Comme pour le précédent, il adopte une perspective nietzschéo-freudienne. Il n’adopte pas un ton agressif ou méprisant, n’est pas dogmatique et pose des hypothèses dont il tire toutes les conséquences. Son problème central consiste à expliquer le succès des prophètes, par des causes naturelles, d’un point de vue athée. Pour le résoudre ici, il applique les outils d’investigation contemporains (psychiatrie et psychanalyse en particulier) au Nouveau Testament.
L’auteur suit un fil clair. Une vaste première partie (chapitres 1 à 4) relève les symptômes psychopathologiques de Jésus, à partir de ses faits et paroles, pour remonter à sa personnalité et ses mécanismes inconscients. Dans une deuxième partie (chapitres 5 à 6), l’auteur suit la même démarche au sujet des « miraculés » et des auditeurs de Jésus, pour expliquer son ascendant sur les croyants. Dans une troisième partie (chapitre 7), il examine la valeur de vérité et la cohérence logique du système de Jésus, sur les plans tant des idées que des actes, et de leur interaction. Dans un chapitre supplémentaire, de type humoristique et néanmoins instructif, il propose un (faux) test au lecteur.
1/ Les traits schizophréniques de Jésus.
2/ Le caractère anal de Jésus.
3/ La paranoïa de Jésus.
4/ La mégaparanoïa de Jésus.
5/ Les hystériques guéris.
6/ Les moutons névrosés obsessionnels.
7/ Les contradictions de Jésus.
Récréation : testez votre aptitude à faire prophète.
En introduction, Frédéric Joi pose son problème : comprendre rationnellement l’aura apparemment surnaturelle de Jésus. Un problème supplémentaire apparaît du fait que nos critères de jugement sont justement issus du christianisme. Ainsi la plupart d’entre nous s’aveuglent sur Jésus, en interprétant a priori ses symptômes comme « divins » ou « bons », en tout cas « normaux » (pour un messie). Afin de le résoudre, l’auteur s’appuie explicitement sur Nietzsche pour adopter une perspective non chrétienne. L’auteur propose l’image des « lunettes chrétiennes », représentant le point de vue des valeurs chrétiennes, qu’il faut retirer pour voir Jésus tel qu’il fut, avec les lunettes de la psychologie cette fois.
Au premier chapitre « Les traits schizophréniques de Jésus », Frédéric Joi relève des symptômes proches de la célèbre psychose, comme la tendance à l’isolement, un ego hypertrophié, une croyance dans des forces surnaturelles ou le recours à une phraséologie obscure (ses « paraboles » si particulières). Le flottement sur sa personnalité conforte encore le tableau, puisqu’il se désignait par « je », le « fils de l’homme », le « fils de Dieu », etc. Enfin, l’auteur propose de réunir ces symptômes sous une brève et éclairante analyse des mécanismes freudiens de la psychose en générale (qui s’appliquent aussi bien à la schizophrénie qu’à la paranoïa).
Le deuxième chapitre « Le caractère anal de Jésus » relève des signes révélateurs des mécanismes inconscients dont Freud place l’origine dans la petite enfance, où l’individu doit apprendre à devenir propre. Il en résulte des traits de personnalité typiques, comme le caractère binaire, la certitude de détenir la vérité, l’obsession de la pureté, la tendance aux calculs d’intérêt et le goût même symbolique pour l’argent, qui percent à travers les Évangiles. L’auteur cite toujours de nombreux passages avec précision à l’appui de ses assertions. Il est très pédagogique et vulgarise bien le jargon psychanalytique.
Le troisième chapitre « La paranoïa de Jésus » croise les deux précédents, tant une psychose systématisée par un caractère anal engendre une paranoïa. Il commence avec une longue liste de symptômes révélateurs d’une agressivité inattendue de la part du défenseur de l’amour et de la paix : menaces de mort, de guerre ou d’enfer, promesses intenables de richesse, de bonheur ou de paradis, autoritarisme, insultes, désirs de vengeance et appels à la délation (chez l’apôtre du pardon !), colère, violence effective, etc. On trouve ensuite des hallucinations diverses, des délires de persécution, une « hypersthénie » (énergie surabondante), un manifeste sentiment de supériorité, une hyper exigence, un sentiment permanent d’injustice, une manie à légiférer pour tout, et quelques traits plus mesquins comme la tendance à bouder, se vexer ou une surprenante, mais patente vanité. Frédéric Joi livre alors une brillante analyse des mécanismes de la paranoïa, qui comprennent en particulier la projection (attribuer à autrui ce qui vaut pour soi-même ou son propre inconscient), la reconstruction psychotique d’un monde imaginaire, et surtout l’inversion du rapport entre le surmoi et le moi : le premier, au lieu de critiquer le moi, l’encourage et l’encense, tout en renvoyant les critiques vers l’extérieur. L’auteur applique avec habileté ces mécanismes à Jésus, éclairant de manière novatrice ses faits et paroles, comme sa fameuse prédiction qu’il serait trahi.
Au quatrième chapitre « La mégaparanoïa de Jésus », Frédéric Joi fait un pas de plus dans la profondeur d’analyse, pour passer de l’inconscient personnel de Jésus à son « inconscient collectif » (Jung), qu’il aurait projeté dans la construction de son monde imaginaire, grâce à un mécanisme spécifique que Freud appelle « projection mythique ». Cette différence est nommée « mégaparanoïa ». Elle explique pourquoi les foules ont pu être fascinées par ses propos, tant elles possèdent elles-mêmes dans leur inconscient collectif ces mêmes « archétypes ». Au niveau des symptômes, la mégalomanie vient en premier, son fameux délire de filiation divine suit de près. L’exemple par excellence est la « mégaprojection » du père inconscient à l’origine de l’invention de Dieu. Jésus innove à cet égard en imaginant un père qui pardonne, à partir de son inconscient dont on a vu le fonctionnement inversé puisque son surmoi aime son moi au lieu de le critiquer. Les autres grands délires sont expliqués un à un de manière simple et cohérente, comme les délires d’immortalité, la conviction de « sauver » le monde ou encore de détenir une « bonne nouvelle », comme mégaprojection de la fin du sentiment torturant de culpabilité. L’auteur explique aussi comment Jésus a pu se faire passer symboliquement pour le père de la foule. Il prend encore le risque de défricher psychanalytiquement les paraboles les plus alambiquées, comme celle où il se donne à manger par ses disciples (cette explication met à contribution un indice laissé par Freud dans Totem et tabou).
Dans le cinquième chapitre « Les hystériques guéris », Frédéric Joi propose une interprétation des fameux « miracles » de Jésus. Loin d’en nier l’existence, il y voit au contraire une réelle thérapie, mais psychologique, de différentes affections psychosomatiques, à partir de l’explication freudienne de l’hystérie.
Dans le sixième chapitre « Les moutons névrosés obsessionnels », l’auteur complète l’explication du succès de Jésus grâce à l’analyse freudienne des religions, qui s’appuie sur les mécanismes de la névrose obsessionnelle (dont les symptômes sont la superstition, le besoin d’obéir, d’avoir des rituels et de nourrir un sentiment de culpabilité, etc.). La naissance du christianisme tiendrait alors à la rencontre « heureuse » entre un mégaparanoïaque (sans culpabilité, inventeur de lois et redresseur de torts) avec des névrosés (culpabilisants et moutonniers).
Au septième chapitre « Les contradictions de Jésus », l’auteur relève une impressionnante moisson de contradictions chez le fondateur du christianisme, entre ses paroles d’une part, entre ses paroles et ses actes d’autre part. La projection en explique un grand nombre, tant Jésus reprochait aux autres ce qui valait pour lui-même. Pour la bonne bouche, notons l’exemple de l’appel à l’humilité de la part d’un homme qui se présentait comme le fils de Dieu. Plus sérieusement, Frédéric Joi pose alors le problème des schismes religieux, inévitables devant l’impossible tâche d’interprétation de paroles et d’actes aussi contradictoires. Il prend l’exemple d’Augustin.
En conclusion, Frédéric Joi propose un récapitulatif intéressant, sous forme de tableau, de la structure de la personnalité de Jésus et de son rapport « gagnant » avec les foules crédules. Il conclut avec une mise en perspective d’inspiration freudienne, appelant l’humanité à quitter son enfance mentale, au profit des Lumières de la raison.
Comme dans le livre suivant (sur Mahomet), on trouve un chapitre additionnel, de type humoristique « Récréation : testez votre aptitude à faire prophète ». Il prend la forme d’un questionnaire à choix multiple, particulièrement amusant, qui pastiche les « quizz » des journaux grand public, tout en faisant prendre conscience du ridicule de certaines assertions sacralisées. Les parodies ont cette vertu de faire voir des logiques absurdes en les grossissant.
Nos remarques sur ce livre sont sensiblement semblables à celles sur son autre livre (Mahomet était-il fou ? Max Milo, 2012), tant leur construction, leur esprit et leur style sont semblables. Seul leur objet d’étude change, et donc le contenu des conclusions pour des personnalités différentes. Jésus semble avoir inventé un grand nombre de mythes à partir de son inconscient collectif, tandis que Mahomet aurait surtout repris et imposé ces mêmes mythes à son peuple originellement polythéiste.
Ces livres suscitent une véritable réflexion philosophique chez le lecteur, quelles que soient ses convictions. Très impressionnants dans l’ensemble, voire confondants.
Jean Martin