Michel Eliard, Bourdieu ou l'héritage républicain récusé, Presses Universitaires du Mirail, 2014, lu par Irène Pereira
Par Cyril Morana le 10 mars 2016, 01:19 - Sociologie - Lien permanent
Chers lecteurs, chères lectrices,
Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions.
Recensions d'ouvrages portant sur l'histoire de la philosophie
Recensions de philosophie politique
Recensions de philosophie antique
Recensions de philosophie morale
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Michel Eliard, Bourdieu ou l'héritage républicain récusé, Presses Universitaires du Mirail, 2014, 200 p.
Le sociologue Michel Eliard, aujourd'hui professeur émérite, a été
un collaborateur de Pierre Bourdieu durant plusieurs années avant de
prendre ses distances avec ce dernier. Dans Bourdieu ou l'héritage
républicain récusé, il défend la thèse selon laquelle les travaux de
Bourdieu sur la reproduction des inégalités sociales à l'école ont
conduit paradoxalement à fragiliser le modèle républicain et ont
favorisé l'introduction de politiques néolibérales. Afin d'étayer son
propos, l'auteur revient chronologiquement sur plusieurs travaux de
Bourdieu portant sur l'institution scolaire et universitaire.
Le premier chapitre intitulé « « Le monde social » selon Bourdieu » s'interroge sur les filiations intellectuelles du sociologue de la reproduction. Si Michel Eliard se questionne sur la continuité avec Durkheim ou Weber, c'est surtout le rapport à Marx qui l’intéresse. L'auteur, qui lui-même met en avant ses proximités avec le rédacteur du Capital, récuse les lectures qui font de Bourdieu, un néo-marxiste. Ce dernier n'a eu selon lui de cesse que de se distinguer de Marx. La place qu'occupe la notion de « champ » prendrait le pas sur l'analyse en termes de classes sociales. Il reproche en outre à Bourdieu avec la notion de « violence symbolique » de nier la possibilité d'auto-émancipation des dominés puisque ceux-ci sont conduits à consentir à leur propre domination.
Le deuxième chapitre, « il y a cinquante, les Héritiers » revient sur le premier ouvrage que Pierre Bourdieu a consacré à la reproduction des inégalités sociales à l'école. Michel Eliard relativise la portée de cet ouvrage. L'enquête s'est appuyée sur une population trop particulière, des étudiants de philosophie et de sociologie, pour pouvoir tirer des conséquences générales sur la distinction entre héritiers et boursiers, mais également sur la place du capital culturel dans la réussite scolaire. Si l'ouvrage a eu un retentissement important en Mai 68, de l'aveu de Bourdieu lui-même, il ne faisait que reprendre des éléments largement connus des sociologues. Ce chapitre fournit l'occasion à l'auteur de revenir sur un débat de fond concernant les effets du capital culturel familial sur la réussite scolaire. Michel Eliard récuse la pertinence de considérer la culture comme un capital au même titre que le capital économique. Pour lui, les inégalités sociales tiennent avant tout à l'inégalité économique. L'école ne reproduit pas ces inégalités, mais elle agit au contraire comme un correctif par l'accès à la culture qu'elle permet. Afin d'étayer sa position, Michel Eliard s'appuie sur les travaux de Bernard Lahire sur les réussites et les échecs scolaires paradoxaux par rapport à l'origine socio-économique des élèves. Enfin, l'auteur voit dans certains passages des Héritiers un appel à la pédagogie différenciée qui selon lui a conduit à remettre en question l'exigence d'égalité dans les objectifs que doit se donner l'institution scolaire indépendamment de l'origine sociale des élèves.
Le troisième chapitre, « La reproduction, procès de l'école républicaine » se concentre sur la critique que Bourdieu effectue de la méritocratie et du jacobinisme scolaire. Michel Eliard reproche à Bourdieu de s'attaquer au lien entre diplôme et qualification professionnelle. Contre la notion de compétence issue du management du capital humain, l'attachement aux qualifications permet de garantir un statut préservant les conquêtes sociales.
Le quatrième chapitre, « La révolution française n'a pas eu lieu » revient sur l'ouvrage de Bourdieu, La noblesse d'Etat. En faisant usage de la notion de « noblesse » pour désigner ceux qui doivent leur statut social au système des grandes écoles et des concours, Bourdieu est conduit à soutenir la thèse d'une continuité entre l'ancien régime et la période post-révolutionnaire. L'institution scolaire qui émerge à la Révolution française n'aurait pas une fonction de démocratisation de la société, mais de classification et de hiérarchisation sociale.
Le chapitre cinq - « Bourdieu devient un expert » - revient sur les deux rapports officiels visant à réformer le système scolaire dont Bourdieu a été l'auteur en 1985 et 1989. Michel Eliard résume les principaux points contenus dans ces documents. Il reproche au sociologue devenu expert d'avoir promu le principe de l'évaluation des enseignants. Or cette culture de l'évaluation a été par la suite mise en œuvre à grande échelle par des organismes internationaux tel que l'OCDE avec par exemple les études PISA dont l'auteur fait la critique.
Le sixième chapitre « Sur l'Etat et la lutte des classes » s’intéresse à une série de cours au Collège de France publiée en 2011. Cela redonne l'occasion à l'auteur de revenir sur le rapport de Bourdieu à Marx et l'analyse que Bourdieu effectue de l'Etat en termes de champ.
Le septième chapitre « Retour à la philosophie, Bourdieu pascalien » porte sur la filiation intellectuelle entre Pascal et Bourdieu telle qu'elle s'exprime dans Les Méditations pascaliennes. Michel Eliard met en relief la critique de l'universalisme des Lumières présent chez Bourdieu. En définitive, cette filiation viendrait confirmer le pessimisme de Bourdieu quant aux capacités d'émancipation des dominés.
Dans le huitième chapitre « La « grande république scolaire », « république des boursiers » », l'auteur expose sa vision de l'histoire de l'école républicaine. De manière générale, il est conduit à revaloriser la portée de l'oeuvre de démocratisation qu'à produit cette institution en permettant à la grande majorité des enfants de la population ouvrière et paysanne d'accéder à l'instruction élémentaire, par le système des bourses de pouvoir connaître une promotion sociale ou encore l'existence d'un enseignement professionnel assurant une qualification indépendante du patronat.
Le dernier chapitre, « Une continuité chez Bourdieu, la critique des diplômes », permet à l'auteur d'approfondir la thématique déjà évoquée de l'importance selon lui de la qualification, en particulier dans l'enseignement professionnel, comme moyen de garantir un statut collectif et d'éviter une individualisation des carrières qui face à un rapport salarial inégalitaire ne permet plus à l'individu de se prévaloir de droits collectifs.
En conclusion, l'auteur résume sa position « le mouvement ouvrier considérait l'accès au savoir comme un moyen d'émancipation sociale et non de conservation de l'ordre établi. Transformer l'institution scolaire en instrument d'inculcation idéologique et de légitimation de la domination sociale c'est nier, non seulement cette histoire, mais aussi la capacité de la classe ouvrière d'arracher des conquêtes et de s'émanciper elle-même » (p.194). L'ouvrage s'achève sur un jugement fort sévère à l'encontre de l'oeuvre de Pierre Bourdieu : « on y rencontre de beaux paysages, mais pour l'émancipation, il ne mène nulle part » (p.194).
La position de Michel Eliard s'inscrit clairement dans un champ de controverses fortement structuré portant sur l'institution scolaire. Sa position est la plus souvent qualifiée de républicaine. Face à la défense de l'histoire et de l'héritage républicain, il est possible d'identifier entre autre trois critiques distinctes: pédagogique (qui remet en question le cours magistral et l'objectif de transmission verticale de connaissances), celle de la sociologie de l'inégalité scolaire (qui met en relief la reproduction des inégalités sociale à l'école), celle du libéralisme économique (qui insiste sur l'employabilité contre un savoir désintéressé).
La thèse selon laquelle la critique pédagogique conduit à des affinités avec le libéralisme économique est une thèse relativement classique. En revanche, l'originalité de la position de Michel Eliard est d'attribuer à la sociologie de Pierre Bourdieu, connu pour son engagement contre le néolibéralisme, de telles affinités.
Néanmoins, il est nécessaire de replacer les critiques faîtes par l'auteur dans le champ des controverses sur l'école. Si nombre des critiques qu'applique Michel Eliard à Bourdieu sont classiques dans ce type de débats, elles sont également sujettes à des contre-arguments, eux aussi classiques.
Si l'on part tout d'abord d'une perspective historique, il faut rappeler que le mouvement ouvrier n'était pas favorable à l'école de la République et qu'il possédait ses projets de constitution de formes éducatives alternatives. A ce titre, il s'agissait d'une des fonctions que devait remplir les Bourses du travail fondées par Fernand Pelloutier. Ainsi, les déclarations de Jules Ferry laissent entendre qu'il s'agissait effectivement de faire accéder les élèves des classes populaires à une instruction élémentaire (et également à une socialisation républicaine) et non pas de bouleverser la hiérarchie sociale par un accès de ces élèves à des études supérieures. Nombre de travaux d'historiens souligne en outre à quel point le système des bourses n'était réservé qu'à quelques excellents élèves et comment le certificat de fin d'étude primaire n'était en définitif détenu que par 50 % des élèves juste avant la Seconde Guerre mondiale. Enfin, les pratiques d'autodidaxie, plus que l'institution scolaire, jouait un rôle important dans la formation des cadres du mouvement ouvrier.
On peut s'étonner en revanche que le cœur de la thèse de Bourdieu - le maintient et la reproduction des inégalités sociales à l'école - ne soit pas plus examinée par l'auteur. Il est d'ailleurs surprenant qu'il ne mentionne pas dans sa critique des études PISA que celles-ci ont mis en lumière que la France était le pays de l'OCDE dont le système scolaire maintenait le plus les inégalités sociales. De fait, les constats de la sociologie de l'inégalité scolaire sont parmi les mieux admis indépendamment des clivages théoriques. Bourdieu n'est pas le seul à en avoir proposé des explications : les controverses sociologiques se nouent d'ailleurs plutôt à ce niveau.
Michel Eliard rappelle à juste titre le cas des échecs et des réussites scolaires paradoxales. Mais il est possible de souligner qu'il ne suffit pas de posséder un capital culturel, qu'il faut également le transmettre. En outre, attribuer les réussites scolaires paradoxales uniquement à l'institution scolaire semble là encore discutable car il est possible d'étudier tout le travail d'accumulation de capital culturel qu'effectue ces élèves en dehors du temps scolaire.
Enfin, c'est peut être accorder un pouvoir bien considérable à la sociologie de Pierre Bourdieu que d'avoir favorisé la déréglementation néolibérale de l'école dans la mesure où les travaux de Philippe Bezes mettent en lumière que les politiques dites de modernisation de l'Etat, entre autres d'inspiration néolibérale, sont une tendance lourde depuis une trentaine d'année. Ainsi, le discours sur l'évaluation des compétences, et non des connaissances, s’appuie sur une argumentation qui met en avant une société de la connaissance, où celle-ci est en perpétuelle transformation, et où il s'agirait d'apprendre à apprendre, plutôt que de se centrer sur la mémorisation de connaissances vouées à une rapide obsolescence.
En définitive, l'ouvrage de Michel Eliard sur Bourdieu présente l’intérêt de défendre une thèse forte. Mais comme tout ouvrage polémique, cela suppose du lecteur qu'il possède une relative connaissance du champ des controverses sur la question, de manière à pouvoir se forger un avis éclairé.
Irène Pereira