Debru, Morange & Worms (dir.), Une nouvelle connaissance du vivant, lu par David Lebreton
Par Cyril Morana le 30 octobre 2017, 06:00 - Épistémologie - Lien permanent
Recueil d'articles établi sous la direction de Claude DEBRU, Michel MORANGE et Frédéric WORMS, Une nouvelle connaissance du vivant - François JACOB, André LWOFF et Jacques MONOD, avec un avant-propos de Pierre NORA, Éditions Rue d'Ulm (Les rencontres de Normale Sup'), 2012.
Ce recueil, assez bref (environ 110 pages), entend revenir sur un fait marquant de l'histoire intellectuelle et scientifique au XXème siècle : la publication, concentrée sur deux années (1969 et 1970), des ouvrages des trois biologistes récipiendaires du Prix Nobel de 1965 : L’Ordre biologique, d'André LWOFF, La Logique du vivant de François JACOB et Le Hasard et la nécessité de Jacques MONOD. Les huit articles réunis dressent le bilan de l'impact de ce qui est décrit comme un « moment biologique » en envisageant successivement les différents aspects de cette postérité (contexte scientifique, culturel, philosophique ou encore politique et idéologique).
Après un rapide avant-propos de Pierre NORA qui situe l'événement éditorial et intellectuel dans son époque, l'introduction de Michel MORANGE expose la structure du recueil. Les deux premiers articles, respectivement rédigés par Laurent LOISON et Jean GAYON, forment une première partie consacrée à la genèse de deux des trois ouvrages étudiés, ceux de LWOFF et de MONOD. Les deux articles suivants, signés par Stéphane SCHMITT et Michel MORANGE, représentent une deuxième partie du recueil, au cours de laquelle on revient sur le questionnement épistémologique qui parcourait la communauté scientifique lors de la parution des trois livres. Une troisième partie, composée du seul article de Frédéric WORMS, revient à travers une recension rédigée par Georges CANGUILHEM sur la réflexion que nos trois ouvrages suscitèrent chez ce dernier. Une quatrième partie explore la dimension idéologique de ces œuvres, tant du côté politique (avec l'article de Stéphane TIRARD sur le débat entre ALTHUSSER et MONOD) que du côté religieux (avec l'article de François EUVE sur les échos que rencontrent dans la pensée de Jacques MONOD la tentative de conciliation entre science et foi réalisée par Pierre TEILHARD DE CHARDIN). Enfin, une cinquième partie du recueil, soit un article de Claude DEBRU, adosse au livre de François JACOB une réflexion sur la notion de possible et son usage en biologie ainsi que dans les biotechnologies. Une bibliographie conclut le volume.
Plutôt que de rendre compte - de manière inévitablement lapidaire - de chacun des huit articles, nous en sélectionnons deux sur lesquels nous pourrons nous étendre un peu plus.
Ainsi de l'article de Laurent LOISON (p. 15 à 26), intitulé « ''L'ordre biologique'' selon André LWOFF », qui revient sur le parcours intellectuel qui fut le sien entre la parution de L'Evolution physiologique, en 1944, et celle de L'Ordre biologique, en 1969. C'est l'occasion d'une réflexion sur la distinction entre physique-chimie d'une part et biologie d'autre part. Après quelques éléments biographiques, Laurent LOISON expose la thèse centrale du livre de 1944 : l'évolution des organismes unicellulaires montre que, contrairement à ce à quoi on pouvait s'attendre, ces organismes gagnent en complexité tout en perdant l'usage de certaines fonctions. Il prend l'exemple des protozoaires qui descendent des chlorophytes via les leucophytes. On retrouve chez les premiers deux fonctions, chlorophylle et plastidome, tandis que la génération suivante n'en compte plus qu'une, le plastidome et la dernière aucune, rendant cet organisme hétérotrophe alors que ses ancêtres étaient autotrophes. LWOFF s'appuie sur ce constat, qu'il partage avec quelques paléontologues américains ; mais il ne les suit pas dans leur spiritualisme quand ceux-ci affirment que l'évolution conduit inéluctablement à l'extinction des espèces vivantes. Pour rendre compte de cette perte, il se réfère à la seconde loi de la thermodynamique (loi d'entropie en vertu de laquelle le désordre croît à l'intérieur d'un système) et fait entrer la biologie dans le champ de la physique et de la chimie, ce qu'autorise le fait qu'au niveau moléculaire, le vivant est une somme de réactions chimiques. Il s'inscrit dans une tradition scientifique présentant le vivant comme une « machine biochimique ». En 1969, L'Ordre biologique remet en cause cette assimilation du biologique au physico-chimique et insiste sur la spécificité du premier à l'égard du second. Laurent LOISON explique que tout se joue dans le dernier chapitre de l'ouvrage, les précédents visant à rendre accessibles au grand public cultivé les principes de la nouvelle biologie moléculaire. Ce basculement qui réaffirme l'autonomie de la biologie repose sur la notion d'information, différente selon les domaines. En physique, l'information est d'abord et avant tout quantitative, si bien que l'entropie d'un système physique se mesure à la quantité d'information perdue. En biologie, l'information devient une notion qualitative. Elle porte par exemple sur la nature de la protéine synthétisée par un gène donné. L'entropie se comprend dès lors comme altération qualitative de l'information et non comme déperdition quantitative des informations. L'entropie biologique ne peut donc pas se quantifier à l'aide des équations de la thermodynamique valables en sciences physiques. Le domaine du vivant est, malgré tout, un domaine à part dans la nature.
L'article de Frédéric WORMS (p. 67 à 74) porte sur l'analyse que fit George CANGUILHEM du retentissement du Prix Nobel de 1965 et des publications de 1969-1970. Il y défend l'idée que CANGUILHEM veut à la fois saluer une « révolution biologique » et montrer qu'il ne faut pas surestimer « la portée théorique ou philosophique que l'on est alors tenté de lui donner ». Pour ce faire, ce dernier commence par séparer le livre de François JACOB de ceux d'André LWOFF et Jacques MONOD, puis il l'associe à deux ouvrages de Michel FOUCAULT. L'association est astucieuse : CANGUILHEM remarque la convergence entre les travaux de JACOB et les réflexions de FOUCAULT, et l'explique par l'idée qu'à un moment donné, l'époque est mûre pour certaines découvertes scientifiques, alors qu'elles n'auraient pas pu émerger quelques décennies plus tôt. Cette idée de dicibilité d'un problème ou d'une théorie est employée par CANGUILHEM avec d'autant plus de légitimité que FOUCAULT et JACOB y adhèrent. Si leurs ouvrages se rencontrent, c'est qu'ils sont tous les deux des fils de leur temps, des intellectuels façonnés par leur époque. En l'occurrence, tous deux convergent vers l'idée que le langage est le modèle qui structure nombre de théories contemporaines, aussi bien du côté des sciences de l'homme (avec la psychanalyse lacanienne qui fait de l'inconscient un langage) que du côté des sciences du vivant (avec la génétique qui repose sur les notions de message et d'information). Mais ce rapprochement n'est pas complet et des différences persistent entre sciences du vivant et sciences humaines. La plus étonnante et la plus profonde est peut-être celle qui concerne le statut de l'erreur : les erreurs qui se glissent dans le message génétique sont les éléments déclencheurs d'une évolution finalement bienvenue du vivant. C'est la réserve émise par CANGUILHEM à propos de la portée de cette « révolution biologique ».
On a donc affaire, en fin de compte, à un recueil plutôt complet et exigeant car s'appuyant sur des points techniques de la science biologique. A plusieurs reprises, la connaissance de celle-ci est présupposée et le néophyte peut se retrouver à la peine. Et, évidemment, s'agissant de la réunion d'articles rédigés par des auteurs différents et dans des domaines très variés, les chapitres qui le composent ne présentent pas pour le lecteur un égal intérêt. Mais l'ensemble constitue tout de même un recueil de qualité qui offre au lecteur persévérant un accès riche aux œuvres étudiées ainsi qu'à la biologie moléculaire.
David Lebreton (28/03/2013).