Claire Marin, La maladie, catastrophe intime, PUF, 2014, lu par Nathalie Nieuviarts


Claire Marin, La maladie, catastrophe intime, PUF, 2014


Claire Marin est membre du Centre international d’études de la philosophie française contemporaine à l’Ecole normale supérieure, et elle enseigne la philosophie en classes préparatoires. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la maladie et à la souffrance. Elle a obtenu le Prix d’éthique Pierre Simon pour Violences de la maladie, violence de la vie (Armand Colin, 2008) ainsi que le Prix de l’Académie de médecine pour Hors de moi (Allia, 2008).


   

 Dans La maladie, catastrophe intime, paru en 2014 dans la collection « Questions de soin » dirigée par Frédéric Worms, Claire Marin montre le lien étroit entre la maladie et la question de l’identité. La maladie est l’occasion, pour le sujet, d’un bouleversement intérieur radical, d’une « catastrophe intime », lui imposant de revenir à la question fondamentale « Qui suis-je ? ». Cette analyse doit permettre une meilleure compréhension du soin à apporter au malade dont l’identité se présente et s’éprouve comme perdue. Ce soin ne peut que prendre la forme d’une réparation ou d’une reconstruction. Mais c’est dire aussi et davantage peut-être que la maladie et le soin peuvent être pensés comme des épreuves positives : notre identité perdue était-elle bien nôtre ? Y a-t-il à proprement parler une identité, une singularité une et fixe ? Ne sommes-nous pas simplement un faisceau d’habitudes et de manières d’être ? Ne peut-on alors apprendre, notamment par le soin, à accepter et à aimer l’identité que la maladie nous assigne et à faire le deuil de l’identité fragile qui semblait nous définir?

 

Le titre suggère d’abord que la maladie, quelle qu’elle soit, est vécue par le sujet comme une perte d’identité, perte qui touche la représentation que l’on a de soi, mais aussi et plus essentiellement la sensation intérieure de soi, et que vient renforcer le regard modifié (surpris, parfois horrifié) des autres sur soi. Le sujet malade est amené, par les symptômes que lui impose sa maladie, à ne plus se reconnaître, ni dans l’image que lui renvoient son corps et ses actes, ni même à se sentir être lui. Le regard qu’il porte sur lui-même et le regard que lui portent les autres sont profondément perturbés par la modification que la maladie impose au corps et au sujet malades. L’évidence d’être soi tombe, en même temps que naît la sensation d’être devenu un autre, d’être habité par quelqu’un d’autre. Le sujet malade ne devient pas seulement une ombre de lui-même, il se sent envahi par une possibilité d’être qui n’est pas la sienne. En s’appuyant sur de nombreux récits autobiographiques comme celui de Jean-Luc Nancy dans L’Intrus (Galilée 2000), ou celui de Guillaume de Fonclare  (Dans ma peau Stock 2010), Claire Marin décortique pas à pas les sensations qui viennent rompre la texture qui, telle une « mélodie intérieure »,  constitue notre identité et dont l’équilibre se voit rompu par la maladie. Le malade a ainsi le sentiment récurrent d’être un fantôme, un mort-vivant, un homme devenu la moitié de lui-même, diminué qu’il est dans ses possibilités, ralenti dans son rapport au temps. Cette ombre peut prendre des formes monstrueuses, réduisant le corps à être un corps souffrant, parfois animal, étranger par son inhumanité, et nous imposant de nous dégoûter de nous-mêmes. Le visage enfin, expression même de notre intériorité singulière, peut être défiguré par la maladie, rendant alors le sentiment de la perte de soi plus cruel et radical.

 

A travers ces sensations, le sujet éprouve non seulement la perspective de la mort, mais aussi le vacillement du sol sur lequel tout sujet se sent reposer : la certitude d’être soi, de faire un avec son corps, de ne pouvoir devenir quelqu’un d’autre. Selon Marie Marin, la certitude cartésienne « comment nier que ces mains et ce corps soient à moi » est comme suspendue naturellement par l’épreuve de la maladie, amenant le sujet à douter de lui-même au sens radical : douter d’être lui, être amené à croire en la possibilité de devenir un autre. S’appuyant en ce sens sur la thèse de Clément Rosset (Loin de moi, étude sur l’identité, Minuit, 1997) et sur celle de Catherine Malabou (Ontologie de l’accident, Essai sur la plasticité destructrice, Léo-Scheer, 2008), Marie Marin montre à quelle angoisse de « totale dépossession du sujet » est amené le sujet malade.

 

 

            Pour autant, s’éloignant de ces auteurs pour qui cette épreuve est la marque réelle de notre condition, Marie Marin s’attache à « proposer une autre hypothèse que celle d’une absence de données fondamentales de données intimes de l’identité », pour suggérer que de ce « vacillement ontologique » peut naître une « dimension créatrice de la rémission ou de la guérison ». Il s’agit notamment de concevoir l’identité en termes de plasticité (en ne la concevant donc ni comme fictive, ni comme destructible). Ainsi, en s’inspirant notamment de Paul Ricoeur, Marie Marin cherche à  montrer comment le sujet malade peut faire « peau neuve » et tenter une « reconfiguration » de lui-même, créant ainsi une « nouvelle habitude de soi ».

 

C’est à partir de cette possibilité que se profile alors une éthique du soin. Le soin doit avoir en vue à la fois la maladie comme catastrophe intime, perte d’identité, et comme occasion pour le sujet de faire apparaître « des qualités ou des capacités  qui n’étaient que timides dans la vie d’avant la maladie ». En s’appuyant notamment sur la thèse de Jean-Michel Hennebel (Le problème philosophique de la rééducation. Le cas particulier de l’enfant cérébro-lésé, au croisement des savoirs : philosophie des sciences cognitives, phénoménologie et philosophie de l’éducation, Université Charles de Gaulle–Lille III, Prix Pierre Simon, 2009), sur Didier Anzieu (Le Moi-peau, Dunod, 1995) et sur Paul Ricoeur (Philosophie de la volonté, Aubier, 1988 ; Vivant jusqu’à la mort, Seuil, 2007), Marie Marin explique quels peuvent être les modèles de ce soin censé « réhabiliter, réparer, ressusciter, réconcilier ». Il s’agit notamment pour le soignant de créer, par son toucher, ses regards, ses paroles, une « peau de soin », faisant retrouver au sujet une certaine conscience de son corps, et le ramenant ainsi à lui-même. Mais il s’agit aussi de permettre la narration, le récit de la maladie et de sa catastrophe, pour « ne rien perdre de la perte même » (Patrick Autréaux, Se survivre, Verdier, 2013). On devine alors que le rôle du soignant soit celui de l’accompagnant, tel celui qui accompagne l’enfant dans l’exercice difficile de sa liberté et dans la construction de soi. On comprend aussi que cet aspect du soin soit aussi « la racine même du soin, sa destination profonde : celle de s’inscrire fondamentalement dans l’élaboration d’une identité ». Le soin en effet doit avoir pour horizon de permettre au sujet de prendre soin de lui-même. Enfin, comme le souligne Marie Marin, ce soin n’a de sens que s’il accompagne la maladie « dès le départ », et « dans son horizon ». Il ne peut ni ne doit simplement répondre, « comme dans un second temps », à la dimension catastrophique de la maladie.

 

Nous ne pouvons, en tant que malade ou soignant, qu’être particulièrement sensibles et réceptifs à ce récit tissé de témoignages personnels et que vient éclairer la réflexion philosophique. Il nous donne à voir la maladie dans ce qu’elle a de terrible et d’universel (le malade ne peut que se sentir compris dans son expérience intime), et il nous donne à voir le soin comme perspective possible de rémission. Le soignant peut en ce sens aussi se sentir soutenu et guidé dans son travail d’accompagnant.

 

Pour autant, cette réflexion sur la maladie ne doit-elle pas commencer « plus tôt » encore, et prendre la forme d’une véritable éducation ? N’est-ce pas à tout homme que l’on doit ainsi et d’une certaine façon « apprendre à mourir » ? Car il semble bien que la question de la maladie et de la catastrophe intime qu’elle provoque soit, au final, celle de notre vieillesse et de notre mort. Le temps qui passe et qui nous change nous amène bien, de façons diverses, à « nous perdre » petit à petit, à devoir abandonner ce que nous fûmes. Ce n’est pas tant la maladie que la vie elle-même qui nous oblige sans cesse à recomposer avec nous-mêmes et à être sans cesse confrontés à des catastrophes intimes. La sagesse philosophique n’a d’autre but, semble-t-il, que de nous apprendre cela pour nous y préparer, et on peut suggérer que cette sagesse échappe le plus souvent au malade et au soignant, à moins qu’ils n’aient été « formés » à cette sagesse, et ce, suffisamment tôt. Le plus souvent, le malade et le soignant ne semblent pas au fait de cette épreuve qu’est la vie en elle-même, et ils demeurent incapables de se faire à l’idée même de maladie comme catastrophe. Le sujet malade peut rester emmuré dans le silence et quelque part dans le leurre d’une identité perdue. Le soignant peut rester indifférent et ignorant de tout cela, formé à des « techniques » de soin bien éloignées des préoccupations éthiques et philosophiques.


Nathalie Nieuviarts