Misère et splendeur de la traduction, Ortega y Gasset, Belles Lettres, 2013. Lu par Hervé Bonnet

Le texte Misère et splendeur de la traduction de José Ortega y Gasset, écrit dans le milieu des années Trente, est présenté ici, dans la collection Traductologiques des Belles Lettres, pour la première fois au public français.

   Le texte Misère et splendeur de la traduction de José Ortega y Gasset, écrit dans le milieu des années Trente, est présenté ici, dans la collection Traductologiques des Belles Lettres, pour la première fois au public français - si, toutefois, l’on fait abstraction de la version canadienne de Clara Foz. Il s’agit d’un court texte portant, comme le titre l’indique, sur le phénomène de la traduction et développant, à cette occasion, une réflexion sur la langue.

   L’ouvrage est heureusement agrémenté et précédé d’une préface de François Géal qui, donnant les repères historiques et biographiques essentiels, permet de situer à la fois le texte et cette figure intellectuelle mal connue encore de nos jours en France. Nous y apprenons que cet essai fut écrit en France, alors que José Ortega y Gasset, professeur de métaphysique à l’Université de Madrid, ayant fui la répression franquiste, y était en exil, et qu’il est la transcription, sans doute réelle, d’une séance qui eu lieu au Collège de France et à laquelle, en sa qualité de penseur, participa l’auteur. Le texte est divisé en cinq courts chapitres intitulés : « Misère », « Les deux utopismes », « De la parole et du silence », « Nous ne parlons pas sérieusement », « Splendeur ». L’ouvrage, enfin, s’achève par une postface fort éclairante de Jean-Yves Masson qui récapitule le propos de cet essai et en rappelle philosophiquement les enjeux fondamentaux.

   I) « Misère ». Dans ce premier chapitre, Ortega y Gasset entend insister sur le caractère éminemment problématique de la traduction. L’auteur présente la traduction comme une démarche utopique et signale qu’elle est, en ce sens, révélatrice de la condition de l’homme, étant entendu que toute action humaine ne se déploie effectivement, c'est-à-dire ne se réalise, qu’à la faveur de son « utopicité » même. Prenant acte de ce que traduire est une entreprise utopique, parce qu’elle est le fait d’un être utopique, Ortega y Gasset montre que le problème de traduction est inhérent à toute discipline et qu’il ne suffit pas de se trouver sur le terrain sûr de la science pour être à l’abri des impressions et du flou de la traduction, car le scientifique doit, dès l’abord, lui-même traduire son expérience et sa pensée dans la terminologie artificielle de la science. Aussi, l’auteur, suivant la métaphore de l’image et de la vue, identifie la misère de la traduction à ce flou qui brouille toute langue, dès lors qu’elle cherche non seulement à se dire à l’étranger mais tout simplement à se dire.

   II) « Les deux utopismes ». Ce second chapitre est l’occasion pour Ortega y Gasset de préciser sa pensée quant à la traduction et de nuancer, ou plus précisément, d’expliciter le sens du qualificatif « utopique » qu’il attribue à cette entreprise. Il s’agit, pour l’auteur, de souligner le caractère résolument positif que recouvre cette qualification. L’auteur distingue deux utopismes, deux versions, disons deux traductions possibles de l’utopisme. L’une, qu’Ortega y Gasset qualifie de mauvaise, consiste à dénier, au fond, le caractère utopique de l’utopie et à croire que tout ce que l’homme projette, désire, est finalement possible. L’autre, celle qui a la faveur de l’auteur et qui est qualifiée de « bonne », consiste à prendre absolument acte de la réalité, c'est-à-dire à comprendre l’impossibilité radicale à laquelle l’utopisme nous confronte, et à entreprendre, malgré cela ou grâce à cela, de réformer le réel, en connaissance de cause, dans le sens impossible de l’impossible. C’est cette dernière et authentique version de l’utopisme qui autorise l’homme à progresser et à faire valoir sa dignité héroïque, puisqu’il affronte l’impossible, alors même qu’il le sait impossible. L’auteur termine ce chapitre en signalant que le simple fait de parler est déjà un exercice utopique ; et nous subodorons alors que la traduction est à l’œuvre dès l’énonciation, dès le déploiement d’une parole.

   III) « De la parole et du silence ». Dans ce troisième chapitre, Ortega y Gasset interroge le phénomène qui est à l’origine même de la traduction à savoir, la parole. Or, l’auteur s’applique à critiquer l’idée selon laquelle parler « est une activité par laquelle nous parvenons à exprimer clairement notre pensée à notre prochain ». Pour Ortega y Gasset, lorsque nous parlons, en vérité, nous n’exprimons, et très approximativement, qu’une très faible partie de ce que nous voudrions dire. C’est la raison pour laquelle la parole apparaît à l’auteur comme un sacrifice, puisqu’elle est auréolée du nécessaire et énigmatique renoncement à ce qui ne peut, faute de mot, être dit et doit donc être passé sous silence. La tâche du traducteur s’éclaire alors dans la mesure où il revient à ce dernier de révéler, par delà ce qui est dit, les non-dits, les secrets que les textes ou les paroles recèlent dans leur exhibition même. En d’autres termes, traduire, c’est s’intéresser aux silences de la parole.

   IV) « Nous ne parlons pas sérieusement ». Suite à cette analyse de la parole et du silence, du pouvoir et de l’impuissance de la traduction, l’auteur fait le récit du discours d’un éminent personnage qui, vraisemblablement, pourrait être Émile Benveniste, et qui s’attache à montrer que, lorsque nous parlons, nous ne saisissons pas les forces qui sont à l’œuvre dans le langage - ce qui fait dire à ce grand personnage que « nous ne parlons pas sérieusement » et qu’au fond nous sommes joués par le langage. La traduction et l’étude de la linguistique peuvent apparaître dès lors comme la tentative de s’approcher sérieusement du phénomène du langage afin de réapprendre à parler réellement, c'est-à-dire à penser véritablement. Le langage est présenté par le linguiste comme un cadre qui détermine notre pensée, mais un cadre qui relève d’un passé auquel, de fait, nous n’appartenons plus - raison pour laquelle la parole ne peut que témoigner de notre disproportion à cette réalité que nous voulons appréhender avec un outil qui ne lui correspond pas. Traduire, c’est alors s’efforcer de retrouver la cohérence entre le monde et nous, entre l’expérience et la réflexion sur l’expérience.

   V) « Splendeur ». Dernier chapitre de cet opuscule, « Splendeur » permet à Ortega y Gasset de pointer, d’une part, la nature de la traduction et d’indiquer, d’autre part, en quel sens et dans quelle direction la traduction doit être développée. En effet, contrairement à l’idée reçue, la traduction ne se veut pas le décalque plus ou moins fidèle d’un texte original ; elle n’est pas un double, une image, fût-ce en un sens platonicien, « iconique », mais un « dispositif technique » permettant de nous rapprocher de l’œuvre dont elle est la traduction. Raison pour laquelle elle appartient à un genre littéraire spécifique qui n’a nul rapport avec celui de l’œuvre traduite. Traduire, dans toute la splendeur de cette tâche, c'est-à-dire dans sa vérité, c’est, littéralement, voyager. Voyager, c'est-à-dire sortir de chez soi et se rendre à l’étranger afin, si peu que ce soit, de se rendre étranger à nous-mêmes, seule manière, pour nous, de nous former authentiquement et efficacement : « Le point décisif, c’est qu’en traduisant nous cherchons à sortir de notre langue pour aller vers celle des autres et non l’inverse, comme cela se fait d’ordinaire ». La traduction, en ce sens, loin de réduire l’écart qui nous sépare du texte et de gommer l’étrangeté de ce qui est traduit, doit au contraire être un effort pour maintenir, à fleur de texte et par-dessus la familiarité des mots de notre langue, cet halo d’étrangeté qui nimbe toute parole, toute pensée, et dont on comprend, finalement, qu’il est ce qui donne lieu à ce « flou » de la traduction qui n’en est que la traduction mondaine et empirique.

 

  La publication de cet ouvrage qui inaugure cette très intéressante collection des Belles Lettres intitulée Traductologiques se clôture par une postface signée de Jean-Yves Masson qui reprend très finement le propos du texte et le met en perspective avec le discours philosophique - ce qui permet de le faire ré(ai)sonner métaphysiquement. Nous recommandons la lecture de ce très beau livre qui aborde très simplement le phénomène, pourtant, complexe de la traduction et qui ne manque pas, cependant, de présenter, avec beaucoup d’esprit et de finesse, les différentes problématiques que la traduction pose à la pensée et à l’existence. C’est avec une impatience non dissimulée que nous attendons le prochain ouvrage de cette collection qui, ne doutant qu’il ne soit du même acabit, sera certainement aussi passionnant. Si, penser, au fond, c’est traduire, en pensant la traduction ou, plus précisément, le traduire, nous ne faisons rien d’autre que de répondre à l’injonction de la philosophie elle-même qui nous appelle à penser le penser.


Hervé Bonnet