Gildas Salmon, Les Structures de l’esprit. Lévi-Strauss et les mythes, PUF 2013, lu par Karine Peiffert

Gildas Salmon, Les Structures de l’esprit. Lévi-Strauss et les mythes, collection Pratiques théoriques, P.U.F., 2013 (314 pages), lu par Karine Peiffert.

 

L’ouvrage de Gildas Salmon est extrait de sa thèse, Logique concrète et transformations dans l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss, dirigée par Jocelyn Benoist. S’inscrivant dans l’histoire des sciences sociales, il cherche à montrer comment, autour de la notion de transformation, se réorganise le savoir anthropologique, à la croisée de disciplines telles que la linguistique, la sociologie, la psychanalyse ou encore la biologie. De cette mutation de l’anthropologie naît une théorie sémiologique de l’esprit.

 

Après une introduction (p. 3-17), l’étude progresse en trois parties :

1/ La fin de la mythologie (chap. 1, 2 et 3, p. 19-108)

2/ Déplacement, condensation, transformation (chap. 4, 5 et 6, p. 109-199)

3/ Une théorie sémiologique de l’esprit (chap. 7 et 8, p. 201-271)

En conclusion, l’auteur s’inscrit en faux contre l’échec de la sémiologie (p. 273-285).

L’introduction s’ouvre par la question « Qu’est-ce que comparer deux sociétés, deux institutions, deux mythes ? », dont G. Salmon précise qu’elle recouvre un problème complexe auquel l’anthropologie structurale s’affronte et répond par l’inédite méthode des transformations. Lévi-Strauss dépasse la tension de l’anthropologie entre, d’une part, la production d’une théorie sur l’unité intellectuelle de la nature humaine à partir du relevé des ressemblances des cultures et, d’autre part, la réalisation de monographies saisissant ce que chaque culture a de différent et d’incomparable. Influencé notamment par la théorie saussurienne de la valeur (la valeur d’un signe est relative à sa seule place dans le système de la langue), il invente une autre façon de comparer en s’attachant à la différence interculturelle, laquelle permet de saisir le fonctionnement de l’esprit humain : dans les écarts entre cultures se dévoilent les opérations mentales par lesquelles elles bâtissent leur identité singulière. Lévi-Strauss passe ici du système, clos sur lui-même, à la structure. C’est particulièrement dans Les Mythologiques qu’il refonde l’anthropologie car il décèle que les transformations qu’un mythe subit quand il circule d’une société à une autre obéissent à des lois mentales indépendantes de choix humains.

L’objet de la première partie est de montrer à partir de quelles sources Lévi-Strauss rompt avec la mythologie du XIXe siècle, qui réduisait le mythe à un récit insensé dont il fallait à la fois expliquer l’absurdité et restituer le sens primitif ou dégager le sens rationnel. Elle empruntait deux voies : celle, philologique, de Max Müller, pour qui l’absurdité du mythe tient aux mutations phonétiques de la langue, et celle, anthropologique, de l’évolutionniste Tylor, qui fait du mythe un animisme primitif dont il y a des survivances chez les peuples plus avancés. L’auteur répond d’abord, au chapitre 1, à l’objection de Marcel Detienne selon laquelle Lévi-Strauss serait victime d’une « illusion mythique », faute de voir l’artificialité du concept de mythe comme il le fait de celui de totémisme : son objet d’étude est moins une pensée spécifiquement mythique que la pensée symbolique, transformable. Dans les deux chapitres suivants, G. Salmon expose alors la dette de Lévi-Strauss envers trois philologues qui, chacun par son apport propre, l’ont conduit à une théorie structurale de la diffusion : Dumézil, qui découvre la structure trifonctionnelle des peuples indo-européens que n’altèrent pas les mutations linguistiques ; Granet, sinologue, qui voit la structure poindre au sein de l’altération, en ce que les variations des récits suivent des schèmes traditionnels qu’elles mettent au jour et Grégoire, par qui Lévi-Strauss applique à l’étude des mythes le modèle naturaliste a-darwinien de D’Arcy Thompson. Montrant que les modifications des épopées byzantines et arabes sont des inversions signifiantes qui viennent du changement de point de vue culturel de leurs auteurs, Grégoire permet à Lévi-Strauss d’affirmer la circulation de mythes entre cultures non apparentées et contiguës tout en expliquant le maintien de l’identité de chacune : les emprunts cèdent aux contraintes de la culture d’accueil, qui les déforme selon ses normes. Or ces déformations ont des régularités telles qu’elles ne peuvent qu’obéir aux lois de la pensée humaine.

Dans la deuxième partie, aux chapitres 4 et 5, sans faire de Freud un prédécesseur de Lévi-Strauss, l’auteur fait valoir, parmi les ressources théoriques qui mènent de la méthode des transformations à une théorie de l’esprit, l’apport trop ignoré des études freudiennes. Freud conçoit un « travail du mythe » comme celui du rêve (le mythe résulte de transpositions systématiques que des opérations psychiques - déplacement, condensation - dictent à l’ensemble d’un autre texte). Imprégné de linguistique saussurienne, l’ethnologue délaisse toutefois la quête d’un texte premier détenant le sens du texte altéré. Le mythe est « l’ensemble de ses versions », donnant aux mythèmes leurs significations relatives. Mais Freud pense aussi que la cure psychanalytique forme un mythe individuel dans une « intertextualité onirique ». Le sens du rêve des loups se loge ainsi en un tissu d’histoires variées que l’esprit du rêveur combine par homologie et opposition. La structure est inséparable du contenu qu’elle organise logiquement. L’ethnologue réinvestit alors le concept de censure. Une « censure culturelle » préside aux déformations d’un mythe qui doit être défiguré pour s’adapter à la « grille intellectuelle » de la société qui l’adopte. Cette restructuration suppose une unification des éléments du nouveau récit, semblable à l’« élaboration secondaire » de Freud, si bien que la comparaison des mythes individuel et social ouvre la voie aux processus de l’esprit. Il reste que Lévi-Strauss doit répondre au problème épistémologique que rencontre Saussure dans la comparaison des légendes pour prouver la scientificité de sa méthode des transformations. C’est l’objet du chapitre 6. Dans le foisonnement des variantes et des altérations des êtres légendaires, les corrélations perçues ne sont-elles pas fortuites ou arbitraires ? Se bornant à l’étude des oppositions (comme Jakobson en phonologie) et des transpositions métaphoriques, Lévi-Strauss choisit des récits se répondant nécessairement et identifie les positions sémantiques de leurs éléments. Il soumet ce travail de réécriture à moult procédures de vérification pour se garder de toute comparaison fantaisiste : parmi elles, la construction d’un « groupe de transformations », que rejoignent peu à peu des variantes suivant totalement les relations réglées déjà dégagées. La diffusion interculturelle des mythes est une « création conservatrice », du même type que l’analogie par laquelle Saussure explique la « re-production » de structures au sein de la langue. Un mythe garde le réseau logique de relations qui le soutient en modifiant l’intrigue. La structure, « système de systèmes », tout mythe étant un système, surgit ainsi rationnellement.

La dernière partie porte sur l’unité de l’esprit humain dans la diversité de ses productions. Le chapitre 7 étudie le sens de la « science du concret », formule que Lévi-Strauss oppose à l’idée d’une pensée symbolique « enfantine » (Tylor) ou « prélogique » (Lévy-Bruhl). Usant des mêmes opérations intellectuelles que la science (inversions, oppositions), donc aussi logique qu’elle, elle en diffère car elle manie des êtres concrets, appartenant simultanément à divers ordres qualitatifs, alors que la science travaille sur un plan unique. Or le signe, union arbitraire, pour Saussure, d’un signifiant et d’un signifié, lie deux plans incommensurables. Lévi-Strauss fait de l’incongruité de la langue une propriété de la pensée symbolique, qui articule des niveaux hétérogènes dans toutes ses productions intellectuelles, taxinomiques, mythiques, sociales, cosmologiques. Dès lors, elle passe d’un plan à l’autre, comme s’ils étaient congruents, pour unir des objets ne se liant pas sur un même plan, par une logique de court-circuit présente dans le mot d’esprit, d’où des « sauts sémantiques », qui ouvrent les mythes sur de nouvelles potentialités. Ce processus de pensée, que l’ethnologue nomme « bricolage », répond à l’exigence d’insérer tous les objets dans un ordre global quand la science offre une explication partielle du monde. Les courts-circuits ne sont donc pas un vice de la pensée symbolique. Comme seuls des contenus très structurés résistent à l’usure, ils forment une stratégie au service de la mémoire où, dans des sociétés sans écriture, elle seule porte la tradition. La « logique concrète » est pour G. Salmon une « économie de dépense psychique » satisfaisant l’esprit. Elle opère par des « traits d’esprit » synthétiques, qui ne nous sont pas si étrangers. Mais s’il est acquis, depuis Lévi-Strauss, que les mythes sont des systèmes intellectuels, s’est perdu, avec les sciences cognitives, le socle théorique de cet acquis : l’essence sémiologique de la pensée symbolique. L’auteur l’explique au chapitre 8. Dan Sperber déploie une anthropologie cognitive, qu’il croit voir, au mépris de la théorie de la valeur, chez Lévi-Strauss lui-même. Celle-là pose la question frégéenne de la vérité, légitime en soi, qui exige une définition précise des concepts, dont chacun renvoie à un objet déterminé. Ainsi procède la science. De cet angle, le symbolisme, déprécié, qualifie les croyances irrationnelles d’une culture, validées par la tradition, préservées d’un examen critique qui en fixerait la valeur de vérité. Mais ce jugement perd son sens pour qui veut saisir la production du symbolisme dans sa cohérence et ses variations et non savoir si les récits sont vrais ou crus. La sémiologie saussurienne, par sa vision oppositive de la valeur, éclaire mieux le symbolisme, qui se fonde d’abord sur des oppositions pour ensuite ordonner la pensée et le monde, avec la liberté d’actualiser, selon le contexte, tel aspect des notions non spécifiées. Des mythes amérindiens, où se manifeste ce mode de pensée par les structures sémantiques discernables via peu d’oppositions (voici la leçon de Jakobson), Lévi-Strauss dégage une grammaire, distincte de celle, générative, de Chomsky : un groupe réglé de relations entre des variantes existantes. Ce dernier étant inconscient aux personnes, seule l’objectivation de la pensée révèle la systématicité des transformations, par quoi un peuple édifie son identité, ce que D. Sperber, étudiant l’esprit subjectif, n’explique pas. Or objectiver la pensée, c’est la soustraire aux catégories de la proposition et de la vérité : une proposition peut être vraie ou non, pas un objet. Cette démarche influence Foucault, pour qui la vérité d’un savoir et les conditions de sa production sont à étudier séparément.

L’auteur conclut fermement contre l’idée répandue de l’échec de la sémiologie, science rêvée par Saussure « qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ». Elle s’est incarnée dans l’anthropologie structurale, née de la négation de l’autonomie des systèmes et désormais outil nécessaire à toute étude comparative des modes de connaissances, de la science et de la culture. Est rappelée la portée, pour l’anthropologie transformationnelle, de l’étude psychanalytique de l’esprit à la charnière de ses instances antagonistes. La structure ne jaillit qu’entre les frontières des cultures, qui se définissent les unes par rapport aux autres. Sous l’œil de l’ethnologue explorant tout le réseau des transformations, apparaît une structure objective, dépourvue de sens, qui dévoile les mécanismes nus de l’esprit ou la « pure figure de la Nécessité » recherchée par Lévi-Strauss.

On ne peut que saluer ce travail d’une rigueur, d’une précision et d’une clarté telles qu’il est aisément lisible sans rien perdre de son exigence intellectuelle. Tout en nuances, à l’appui d’exemples soigneusement examinés, l’auteur montre comment les disciplines interagissent sans que jamais de confusions douteuses ne se glissent pour servir l’argumentation. S’il s’écarte du cognitivisme, ce n’est pas pour le dévaluer mais pour souligner l’inadéquation de ses outils à pénétrer le symbolisme et soutenir l’hypothèse audacieuse d’une « sémiologie généralisée », interculturelle, accomplie par Lévi-Strauss. Sans doute peut-on penser une complémentarité de ces deux approches car, si l’esprit est ici objet, n’en existent pas moins les pensées subjectives. L’étude de G. Salmon a le mérite de pointer l’universalité objective de l’esprit humain au cœur de la diversité culturelle qu’il sous-tend, universalité sans laquelle la saisie de cette diversité serait impossible. N’est-il pas bon de s’en souvenir quand les revendications identitaires correspondent à un repli oublieux que la diversité n’a de sens que dans la relation, même si l’auteur, dans une optique épistémologique, n’en relève pas l’enjeu ?

 

Karine Peiffert - 17/04/2013