Karl Sarafidis, Bergson. La création de soi par soi, Ed. Eyrolles 2012, lu par Jean-Jacques Guinchard

Karl Sarafidis, Bergson. La création de soi par soi, Paris, Ed. Eyrolles 2012. 

Il y a deux usages possibles de ce livre, selon le degré personnel de connaissance de la pensée de Bergson. Soulignons tout de suite qu'on peut très bien le proposer au néophyte (lycéen bien disposé, étudiant à plus forte raison, « honnête homme » ou femme, curieux de philosophie plus ou moins autodidacte) comme une initiation au bergsonisme, car il est fort lisible, sobre, concis. 

Dans ce cas, on suggérera quand même de commencer par l'annexe « Eléments biographiques » (p. 137), très satisfaisante, car le parti-pris implicite qui fait justement tout l'intérêt du livre, celui d'une immersion immédiate, sans crier gare pour ainsi dire, dans la philosophie de Bergson peut dérouter. Si cette petite difficulté est surmontée, le débutant (ou le débutant relatif) trouvera ici sous une forme vivante toutes les thèses clefs du bergsonisme, dans leur continuité et non juxtaposées (ce qui est le risque d'une présentation scolaire).

Autre public possible pour ce Bergson, les professeurs de philosophie, qu'il ne s'agit évidemment pas d'initier, mais qui pourront y trouver une incitation à une relecture des œuvres, mais aussi, dans une perspective pédagogique, des idées pour rafraîchir leur recours à Bergson en classe.

En effet, le livre propose un aller et retour fluide entre le texte de l'auteur et de brefs paragraphes extraits des œuvres de Bergson : le résultat n'est pas une anthologie commentée mais fait plutôt penser à un voyage en compagnie du penseur. Un livre non pas sur, mais avec Bergson.

Pour en finir avec les éléments périphériques, signalons à la fin de l'ouvrage des « Conseils de lecture » appréciables, notamment parce que chaque livre de Bergson y est présenté en quelques lignes sous plusieurs angles : contenu et place dans l'oeuvre, niveau de difficulté, et même appréciation rapide de son degré d'actualité. Petit défaut secondaire : la récente rééédition des œuvres complètes aux Presses Universitaires de France n'est pas mentionnée. En revanche, les quatre ouvrages de commentaire retenus sont très bien sélectionnés et peuvent constituer une bibliothèque minimale sur Bergson.

C'est donc un Bergson lu de l'intérieur qui nous est ici proposé. Bergson lui-même, on le sait, opposait justementdeux approches possibles des philosophes, l'une consistant à en faire le tour, descriptivement, de l'extérieur, à la manière dont l'intelligence (entendue au sens restrictif) aborde les objets, et l'autre au contraire à développer son intuition personnelle pour se mettre à la recherche de l'intuition centrale, à se fondre dans l'œuvre (en admettant qu'on n'y parviendra jamais totalement, faute d'en être soi-même le penseur) par une lecture de sympathie participante. Ici non seulement Bergson est lu de l'intérieur, mais il est aussi au fond vécu. L'auteur, qui n'enseigne pas la philosophie ou une philosophie (ce n'est pas son métier), semble bien prôner en réalité cette « création de soi par soi », qu'il a inscrite comme sous-titre de son livre. Son engagement personnel est perceptible : il lui arrive d'insérer des illustrations concrètes qui ne peuvent évidemment pas provenir de la lettre même des textes, mais jamais de façon gratuite ou anachronique.

Le bergsonisme, tout en étant en un sens mis en préceptes, n'est pas désarticulé en une série de recettes de mieux-être ou de mieux-vivre. Ce serait inévitablement affadir et déformer la pensée de Bergson, et on ne peut pas faire ce reproche à l'auteur, qui laisse au lecteur qui voudrait suivre sa proposition, le soin et l'initiative de tirer des conséquences pratiques des règles qu'il tire de sa lecture indéniablement approfondie. Sarafidis écrit dès la première page : « Bergson, dont la devise était : « Penser en homme d'action et agir en homme de pensée », voyait en [la philosophie] une lumière capable de réchauffer et d'illuminer la vie de tous les jours», autrement dit ne la concevait pas comme purement théorique ». Quel regard poserons-nous sur notre vie si nous faisons confiance à Bergson ? Et quelles décisions prendrons-nous alors ? Comment vivrions-nous si nous étions bergsoniens ?

Il s'agit donc d'une tentative de présentation d'une éthique bergsonienne. Le fait est que le philosophe lui-même n'a pas voulu développer spécifiquement la conception du genre de vie qui pourrait être recommandé à partir de sa métaphysique, et au cœur de cette métaphysique, de son anthropologie. A moins qu'on ne considère Les Deux Sources de la morale et de la religion comme cette éthique, mais ce n'est pas là non plus vraiment le cas. Sarafidis a lu, médité, intériorisé le bergsonisme, ce qui lui permet de le réorganiser autour de l'éthique qui n'apparaît plus comme un éventuel prolongement, un peu secondaire, mais comme un centre possible. Cette interprétation fonctionne plutôt bien.

Le premier chapitre, « Extérieurs à nous-mêmes, aux autres et aux choses », expose avec clarté et fidélité les thèses de Bergson sur la condition humaine . C'est une synthèse des contraintes si souvent incriminées par le philosophe : les exigences de la vie pratique, les bornes du langage, bref le diagnostic  général qui sert de point de départ au programme éthique développé ensuite.

Les trois chapitres suivants se présentent comme des impératifs : « II. Penser en durée : comment admettre l'imprévisible nouveauté et l'originalité mouvante du réel ? » ; «III. Comment se recréer entièrement ? Faire de la durée une force pour agir » ; «IV. Etre, circuler et vivre dans l'absolu : se fondre dans le Tout ». Il s'agit bien de dépasser des limites mentales, psychologiques, de s'extraire de la vision dominante de la réalité en allant contre les tendances spontanées de notre manière de voir. Manière de voir seulement ou bien aussi manière d'être ? Passer de l'une à l'autre ne va pas absolument de soi mais présente l'avantage de bien faire comprendre les principales thèses de Bergson, en les mettant au pied du mur pour ainsi dire.

Le sommaire détaillé du chapitre III donne une bonne idée de l'entreprise de traduction concrète qui est visée : « Briser les cadres du langage. L'approfondissement de soi (recueillir sa mémoire). L'intensification de soi (prendre son élan). L'élargissement de soi (activer l'intuition). »

A partir de là, le lecteur peut envisager plusieurs poursuites du parcours, selon ses préférences, c'est-à-dire ses raisons personnelles de lire ce livre et sa situation pratique actuelle. D'une façon relativement classique, on peut aller vers les textes, donc lire ou relire Bergson en remontant de l'éthique à la métaphysique : si on se donne plutôt pour but une connaissance théorique approfondie, on va alors remonter des conséquences aux principes. Mais on peut aussi tenter le parcours inverse, qui consisterait à chercher la mise en pratique possible des préceptes bergsoniens ou en tout cas d'inspiration bergsonienne : quelles décisions d'organisation personnelle prendre, quelles manières concrètes désormais d'agir, de communiquer, de vivre avec autrui se fixer ?

On sent que c'est de ce côté que pencherait l'auteur. C'est l'application d'une sagesse bergsonienne qui l'intéresse (notons qu'il n'utilise jamais le mot). Lisons-le p. 68 : « Nul besoin d'être un génie pour être l'auteur et l'acteur de sa vie. Dans la vie seule compte une morale de créateurs. Toute entreprise philosophique doit pouvoir au final nous transmettre la joie, ce sentiment de la libre création par soi, qui participe à l'efflorescence de la nouveauté du réel. » Certes, on n'est pas tenu d'être bergsonien, ni de considérer la production d'une sagesse comme le but de la philosophie. Autrement dit on peut préférer lire Bergson de l'extérieur. Mais même dans ce cas on trouvera des perspectives intéressantes dans ce petit livre modeste, dense, et finalement passionné.


Jean-Jacques Guinchard