Esthétique de l’environnement, appréciation, connaissance, devoir. Textes réunis et traduits par H.-S. Afeissa et Y. Lafolie, Vrin, lu par Jean Kessler
Par Baptiste Klockenbring le 03 juillet 2017, 06:00 - Esthétique - Lien permanent
Esthétique de l’environnement, appréciation, connaissance, devoir. Textes réunis et traduits par H.-S. Afeissa et Y. Lafolie, Vrin 2015. Lu par Jean Kessler.
L’ensemble des essais rassemblés dans ce volume tourne autour de la question suivante : comment apprécier la beauté de la nature ? Selon quelle esthétique, selon quel modèle jugeons-nous les beautés naturelles ?
Longtemps cette question semblait résolue par la restriction spécifiquement moderne de l’esthétique à l’art. Il nous semble que la réflexion sur la beauté ne puisse être qu’une réflexion sur la beauté de l’œuvre d’art, car elle seule (R.Hepburn, La négligence de la beauté naturelle), du fait qu’elle est produite intentionnellement par un auteur dont on admet qu’elle exprime la subjectivité semble offrir une prise à ce type de jugement. Selon ce modèle, la nature ne pourrait nous plaire que dans la mesure où elle apparaît comme le produit d’une intention, l’œuvre d’un Créateur, ou dans la mesure où, pour reprendre la fameuse formule d’O. Wilde dans The decay of lying, la nature imite l’art, autrement dit, « fait tableau », nous charme par sa dimension pittoresque (ce terme étymologiquement, renvoyant à l’image). Que se passe-t-il cependant si nous rejetons ce modèle qu’on peut appeler modèle du paysage, ou modèle de l’objet ? Quel autre modèle lui substituer ?
Mais tout d’abord, pourquoi le rejeter ? Revenons sur les termes employés. Le terme paysage, landscape, d’abord est ambigu car il désigne d’abord un genre pictural dont on peut dire qu’il « invente » notre regard sur la nature comme un paysage, comme se prêtant à une mise en image. En ce sens O. Wilde a raison : nous ne voyons alors plus, dans les spectacles naturels que ce que l’art nous montre et nous apprend à voir. Un tel modèle est fondamentalement anthropocentrique. Il exige et n’apprécie une nature que si elle est à notre mesure, comme construite pour nous plaire. Il conduit à négliger la nature ordinaire (Y. Saito), c’est-à-dire au fond l’essentiel de la nature prise comme un tout, comme un environnement, pour ne retenir d’elle que le grandiose, que les sites exceptionnels qui vont dès lors faire l’objet d’une protection particulière, alors que l’enjeu spécifique de notre époque est une protection de toute la nature et que l’esthétique ne saurait ici se dissocier d’une problématique éthique.
Le terme esthétique de l’objet pour désigner ce modèle d’appréciation de la nature se justifie lui dans sa fonction critique par une observation simple que partagent tous les auteurs : la nature se distingue fondamentalement d’une œuvre d’art par le fait qu’elle ne s’offre pas comme un objet à contempler, aux limites définies (notamment par un cadre, la nature est frameless), au style et aux exigences esthétiques identifiables par un contexte de production. Nous sommes bien au contraire dans la nature, nous mouvant en elle, par ex. dans la forêt que nous parcourons, ou dans le paysage que nous admirons ; mais aussi partie de celle-ci, produit d’une évolution naturelle qui nous interdit ici d’être le spectateur d’un spectacle identifié comme tel. Comme le remarque A. Carlson (L’environnement naturel) la nature est à la fois trop proche pour être mise à distance et trop indéterminée pour se laisser découper sans arbitraire en scènes ou objets esthétiques définis. Le modèle de l’objet ou du paysage a donc pour défaut fondamental de ne pas permettre une appréciation de la nature adéquate à celle-ci. Il trahit doublement la nature au sens où il néglige sa dimension d’environnement et sa dimension naturelle.
C’est pour faire droit à cette double exigence que le principal courant de l’esthétique de l’environnement, celui qui en définit les problèmes et les thèmes, représenté dans cet ouvrage par A. Carlson, se propose de développer un autre modèle, le modèle cognitif. Pourquoi cognitif ? Parce qu’ici notre appréciation de la nature repose sur une connaissance de celle-ci, sur une admiration de l’ordre naturel, tel qu’il nous est révélé par les différentes sciences.
« La position objectiviste qu’il [A.Carlson] défend en esthétique environnementale repose sur l’argument selon lequel l’appréciation (et le jugement) esthétique de l’environnement doit correspondre à ce que l’objet esthétique est réellement (nous soulignons). Il fait valoir que, étant donné que la science est notre meilleur guide pour savoir ce que le monde naturel est réellement, la réaction esthétique à la nature devrait être guidée par une connaissance de la science ou, de manière plus générale, de l’histoire naturelle (de la même manière que la réaction esthétique à l’art devrait être guidée par une connaissance de l’histoire de l’art. La science étant objective, une esthétique environnementale reposant sur la science le sera aussi. » (N. Hettinger, Objectivité en esthétique environnementale, p. 319.
Notons d’abord les avantages de ce modèle. Il vise à permettre une appréciation appropriée de l’environnement naturel dans sa double caractéristique de n’être pas une création de l’homme et d’être indéterminé dans sa définition. Ce que nous apprécions alors est un écosystème, un ordre régi par des lois que les sciences de la nature s’attachent à révéler.
Il permet d’autre part, une appréciation objective de la nature. La nature est belle dans la mesure où nous la comprenons, où nous en saisissons le fonctionnement et la nécessité. Un spectacle particulier, même d’apparence peu ragoûtante comme un cadavre d’élan en décomposition, prend une valeur esthétique parce qu’il est intégré et rendu nécessaire par l’écosystème. Cette objectivité a une double valeur : elle nous décentre de nos préjugés et limites subjectives, remplissant ainsi ce qu’on peut appeler la « fonction morale de l’art » (. Y Saito, L’esthétique de la nature ordinaire, citant J. Dewey) : « extirper les préjugés, de faire tomber les écailles qui empêchent l’œil de voir, de déchirer les voiles déposés par les habitudes et les traditions, de perfectionner la faculté de percevoir. » D’autre part, elle permet de donner un fondement esthétique à la protection de la nature, reliant ainsi appréciation, connaissance et devoir. Pourquoi en effet, devrions-nous en dernière instance protéger ou sauver la nature, si ce n’est avant tout parce qu’elle est belle ? Cela suppose bien sûr de voir cette beauté dans le tout, dans l’écosystème dans son ensemble, et non, comme on l’a déjà noté à propos du modèle pictural ou paysager, quelques lieux ou quelques espèces que nous apprécions. C’est la thèse notamment défendue par H. Rolston III, qui propose dans son article éponyme de fonder l’éthique de la nature sur l’esthétique environnementale.
Mais le modèle cognitif prête également le flanc à certaines objections. D’abord, si l’appréciation de la nature est soumise à la connaissance, qu’en est-il lorsque cette connaissance fait défaut ? Le simple bon sens, l’approche commune de la nature ne suffisent-ils pas ? On est ici devant la même question que celle qui se pose pour l’art : le goût, la faculté de juger esthétique est-il subordonné à la possession d’une certaine culture, d’un savoir ? La beauté ne peut-elle jamais être immédiate ? Ne relève-t-elle pas d’abord de la sensibilité ? C’est notamment la thèse que défend N. Carroll dans son article Etre affecté par la nature qui propose une alternative originale au modèle cognitif, puisqu’il tente de sauver l’idée d’une appréciation appropriée de la nature, mais qui passe par les émotions. Si la nature nous affecte et nous émeut c’est, selon N. Carroll, à juste titre et ce n’est ni parce que nous en avons une connaissance adéquate, ni parce que nous projetons en elle des convictions religieuses. D’autre part, si nous apprécions la nature parce que et dans la mesure où nous la connaissons, s’agit-il encore d’esthétique ? Cette question rejoint la précédente, puisque dans le deux cas nous quittons le niveau de la sensation. Nous nous retrouvons en quelque sorte dans une esthétique classique, fondée sur la représentation et la mise à distance de l’objet, ici de la nature, l’appréciation de celle-ci, tout comme celle de l’œuvre d’art étant alors le résultat de la distanciation, ou pour parler comme Kant, du désintéressement du spectateur. Un dilemme surgit ici : d’un côté, la mise à distance de la nature est impossible, dans la mesure où l’appréciation de la nature requiert notre engagement (A. Berléant, Esthétique de l’art et de la nature), c’est-à-dire l’expérience de notre continuité avec l’environnement. D’un autre côté, elle semble nécessaire pour apprécier certains « spectacles » où la nature se révèle cruelle ou indifférente absolument à nos valeurs (H. Rolston III prend l’exemple d’une course de gazelles prenant la fuite devant leurs prédateurs). On peut songer aussi aux évènements très violents (ouragans, tempêtes…) qui, on le sait bien, ne sont beaux (ou sublimes) que si nous sommes en lieu sûr et les contemplons comme un pur spectacle.
Enfin si l’appréciation de la nature dans le cadre cognitif devient objective, faut-il dès lors admette que TOUT dans la nature est appréciable ? Se pose alors le problème des catastrophes naturelles qui entraînent un nombre important de victimes humaines. Doit-on les apprécier comme manifestation nécessaire de l’ordre naturel ? L’esthétique n’est-elle pas en contradiction avec l’éthique ici ?
En résumé, on dira que l’intérêt principal des essais réunis dans ce volume est de vouloir remettre au premier plan de nos préoccupations esthétiques la question de la beauté naturelle, délaissée par une conception du beau essentiellement centrée sur l’œuvre d’art. Mais en tentant de répondre à la question comment apprécier adéquatement ce qui n’est ni notre œuvre, ni une œuvre, c’est aussi l’esthétique de l’œuvre d’art qui en tire profit, voire la création artistique elle-même, s’il est vrai que certains courants de l’art contemporain – et pas seulement le land art tentent de reproduire l’idée d’engagement du spectateur dans le spectacle. On voit par là-même ce que cette problématique peut avoir d’éminemment moderne et importante, dans la mesure où la question du « comment apprécier la nature » emporte avec elle celle du pourquoi nous devons l’apprécier. La défense d’une esthétique « objective » comporte ici un enjeu majeur dans un monde où pour la première fois ce qu’on appelle traditionnellement la nature est en péril.
Jean Kessler.