Florence Guignard, Quelle psychanalyse pour le XXIème siècle ? Tome 1, « Concepts psychanalytiques en mouvement », Ithaque, 260 pages avec Bibliographie et Index, lu par Mariane Perruche

Voilà un ouvrage stimulant pour les esprits intéressés par le destin de la théorie freudienne. En effet, loin des ouvrages clamant à l’envi leur hostilité - leur haine - de la théorie freudienne, cet essai de Florence Guignard porte haut l’étendard de la psychanalyse.

C’est avant tout, une pratique et une théorie exigeantes, toujours en prise sur la clinique, ce réel de la cure qui force le praticien à remettre sans arrêt au travail les concepts. Voilà pourquoi Florence Guignard, psychanalyste suisse membre de l’IPA et de la SPP, deux hauts lieux de l’orthodoxie freudienne, clinicienne longtemps spécialisée dans le travail auprès des enfants, n’hésite pas à interroger le devenir de la psychanalyse au XXIème siècle.

Il ne saurait donc y avoir de dogme en psychanalyse : Freud lui-même a construit son œuvre sur un remaniement permanent des concepts. La psychanalyse est née du remaniement - qui fut un reniement - de sa première théorie des névroses (Esquisse pour une psychologie scientifique). Puis, au tournant des années 1920,Freud remanie la première topique pour faire face aux assauts de ce qu’il découvre de la pulsion de mort : ce sera la seconde topique, dans le prolongement de laquelle Bion élaborera une troisième topique. Si les concepts psychanalytiques sont nécessairement en mouvement, c’est que le remaniement théorique n’est qu’une conséquence de la plasticité du cerveau : toute pensée est nécessairement en mouvement.

Le clinicien n’est d’ailleurs pas coupé de son temps : il est aussi à l’écoute des symptômes de la société et c’est tout le sens de l’héritage de Malaise dans la civilisation (Freud, 1930). Toute formation culturelle fait symptôme et tout symptôme s’inscrit dans une configuration culturelle. Voilà pourquoi, dans cette nécessaire articulation de la pathologie à la Kultur, au vif de l’actualité des névroses du XXIème siècle, nous ne devons cesser de réinterroger et de remanier la théorie freudienne. Que fit Lacan dans son « retour à Freud » sinon (se) remanier en lisant Freud ? Donald Winnicott, Melanie Klein, Didier Anzieu et Wilfred Bion, tous ces psychanalystes furent aussi de ceux qui remirent les concepts freudiens au travail dans le cadre de la cure.

Que vaut donc la théorie psychanalytique à l’aune des récentes découvertes des neuro-sciences ? Que valent encore le concept des pulsions et celui, essentiel pour Freud, de sexualité infantile ?  Et le complexe d’Œdipe, clef de voûte de la névrose infantile remaniée par la névrose de transfert, est-il encore d’actualité ? Ce qui fut, pour le plus grand public et pour les psychanalystes eux-mêmes, un point de référence majeur, sinon le socle-même de la théorie analytique, que devient-il maintenant alors que Freud, dès 1924, décrivait le complexe d’Œdipe comme destiné à « décliner » ? Et si le complexe d’Œdipe n’avait pas seulement au niveau individuel le destin de disparaître ? Les nouvelles structures sociales, familiales, les nouvelles formes de parentalité (familles mono-parentales, homoparentalité, adoption), ne le remettent-elles pas en cause ?

Les pages les plus stimulantes de l’exploration de Florence Guignard tournent autour de ces questions dans le chapitre sur l’actualité de la névrose et les deux chapitres consacrés à l’Œdipe. C’est d’abord au clinicien qu’il revient de constater un changement dans la symptomatologie infantile. Les enfants et adolescents adressés au cabinet de l’analyste ne relèvent plus désormais de la névrose au sens où l’entendait la terminologie freudienne, essentiellement, note Florence Guignard, parce que la période de latence a disparu. La temporalité propre à l’Œdipe, selon Freud,  se déroule en deux temps, séparés par la période de latence : après l’acmé de la période œdipienne, l’enfant entre six et douze ans rentrait dans une période propice à tous les apprentissages, avant que ne se réactivent les éprouvés œdipiens au moment de la puberté. Dans cette configuration d’un Œdipe « après-coup », la période de latence apparaît comme l’époque bénie des pulsions épistémophiliques : grâce au refoulement des pulsions sexuelles, à l’abri du pare-excitation, l’enfant développe la fonction symbolisatrice, et son rapport à autrui et au langage est marqué par cette symbolisation.

Or, l’exposition grandissante de l’enfant au monde des adultes et à ses excitations par les nouveaux modes de vie qui favorisent le fonctionnement groupal (crèches, écoles), par les nouveaux modes de communication qui mettent l’enfant au contact de la violence du monde, cette surexposition donc l’entraîne dans un flux de pulsions qu’il n’arrive plus à maîtriser et dont son entourage ne le protège pas ou pas assez. En lisant ces pages que Florence Guignard consacre à cette hyper-excitabilité de l’enfant hyper-connecté du XXIème siècle, en proie à cette nouvelle symptomatologie étiquetée TDA/H (« Troubles du développement de l’attention, avec ou sans hyperactivité »), on ne peut s’empêcher de repenser à ces pages visionnaires d’Hannah Arendt qui, dans Crise de la Culture (1968), alertait déjà sur le besoin vital pour l’enfant de grandir à l’écart du monde des adultes et de ses excitations. C’est donc que dès le milieu du XXème siècle, la société de consommation, en créant de nouveaux besoins factices, a profondément modifié nos modes de structuration sociale et familiale, entraînant pour les enfants de nouveaux modes de relation à l’objet et au monde, marqués par une immédiateté et un besoin croissant d’efficacité - mais sans rapport avec ses besoins réels -. Les nouveaux moyens d’information, bien avant l’invention d’internet, des nouvelles technologies et des réseaux sociaux, avaient déjà commencé à faire sortir l’enfant de la sphère protectrice familiale, Hannah Arendt l’avait bien senti. Florence Guignard confirme les pathologies que ces évolutions socio-culturelles ont créées.

Or c’est - ou plutôt devrions-nous écrire « c’était » - dans l’enveloppe protectrice de la famille, puis de l’école, que se développe la « pensée » (on retrouve cette notion si chère à Hannah Arendt), c’est-à-dire la vie psychique de l’enfant, son intériorité, sa capacité à symboliser son rapport à autrui et à l’objet. L’enfant d’aujourd’hui, qui se développe dans un milieu de moins en moins inhibiteur, a donc moins de chance - assumons ce paradoxe qu’être névrosé peut être une chance au regard des nouvelles pathologies des limites - de développer une névrose : au lieu d’élaborer les conflits qui structurent sa psyché entre pulsions et refoulement, il est directement aux prises avec un monde (même s’il s’agit d’un monde virtuel) qui lui demande d’être efficace et d’agir, au lieu de rêver, de penser ou de désirer. Et le Surmoi groupal, qui vient remplacer le Surmoi issu des imagos parentales au déclin du complexe d’Œdipe, est certainement aussi persécutif, d’autant que la société qui ne cesse de prôner les valeurs d’épanouissement individuel, ne permet pas à l’enfant de se défendre contre ces persécutions. Comme l’adulte soumis à l’obligation de performance, l’enfant hyper-mature (ou pseudo-mature), hyper-connecté et hyper-inséré socialement, doit lui aussi payer son tribut d’obligation de jouissance. A faire l’économie de l’Œdipe, faire l’économie du refoulement et de la latence, le prix est lourd à payer dans une société de plus en plus marquée par la fracture sociale : lorsque la culture (au sens où l’entend Freud) n’est plus là pour étayer le renoncement à la jouissance, c’est la « trivialisation » (Bion, 1962, 1963, 1965) de l’information qui l’emporte.

On voit, dans ces conditions, que la nosographie freudienne, et tout particulièrement l’opposition fondatrice entre névrose et psychose, ne correspond plus au monde d’aujourd’hui. Même si les éléments œdipiens persistent dans les nouvelles configurations psychiques, ce sont surtout les pathologies des limites que rencontrent les psychanalystes : limites entre moi et autrui, limites entre penser et agir, limites entre réalité psychique et réalité extérieure, limites entre réel et virtuel (on sait toute l’importance qu’a accordée Serge Tisseron à cette question). Les psychanalystes sont-ils pour autant désarmés face à ces évolutions cliniques et la métapsychologie freudienne ne leur est-elle plus d’aucun secours pour comprendre et soulager les pathologies nouvelles ? Telle n’est pas la position de Florence Guignard : après quarante années d’expérience clinique,  elle réaffirme que la ligne de conduite du patricien est d’être à l’écoute « sans mémoire ni désir » (Bion) de ces nouvelles formations psychopathologiques, au point d’intersection de l’inconscient individuel et de la réalité sociale. Il ne s’agit pas de retrouver dans ces nouvelles constellations la trace des étoiles d’antan, ni de regretter mélancoliquement leur disparition, mais d’écouter les jeunes patients afin de leur permettre de retrouver la voie de la symbolisation par-delà un agir destructeur, de retrouver la voie de l’unité du psyché-soma.

On ne saurait donc trop recommander cet ouvrage qui ne présente que des avantages : il permet d’abord de rappeler les structures œdipiennes - la doxa freudienne -  auxquelles Florence Guignard ne cesse de se référer pour mieux en mesurer l’écart avec les nouvelles structures psychiques. Ensuite, il permet d’avoir une vision synthétique et claire de l’influence des évolutions socio-culturelles sur le psychisme de l’enfant et de l’adolescent. C’est pourquoi cet ouvrage, qui, s’il est documenté n’est jamais jargonnant, devrait être recommandé non seulement aux cliniciens et aux spécialistes de la théorie freudienne, mais à toute personne qui s’intéresse aux enjeux inconscients de l’apprentissage, de la socialisation et de la culture. Les enjeux, on l’aura compris, sont d’importance.

                                                                           Mariane Perruche