Jérôme Thélot, Les avantages de la vieillesse et de l’adversité. Essai sur Jean-Jacques Rousseau, éditions encre marine, 2015, lu par Julien Meresse
Par Romain Couderc le 30 mai 2017, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Les avantages de la vieillesse et de l’adversité, essai sur Jean-Jacques Rousseau, de Jérôme Thélot, éditions encre marine, 2015, 140 pages.
L’ouvrage Les avantages de la vieillesse et de l’adversité vise à retracer les principes d’un traité que Jean-Jacques Rousseau projetait d’écrire. Si Rousseau n’a pas pu écrire un traité sur la vieillesse et sur l’adversité, il n’est pas vain de rechercher les principes, à l’œuvre dans le texte rousseauiste, qui donne sens à ce traité. L’ambition de Jérôme Thélot est de dégager l’architecture de ce traité absent.
Jérôme Thélot commence sa reconstitution par une contextualisation de l’œuvre de Rousseau. Dans l’œuvre autobiographique de Rousseau, on peut dégager deux périodes : avant et après l’âge de 40 ans. La première partie est étrangère à l’écriture et la seconde période témoigne d’une écriture tardive, déjà loin de la fougue de la jeunesse. En outre, Rousseau souhaitait ne plus écrire à la fin de sa vie, preuve de sa préférence de la vie pure sur l’écriture. Ce n’est que l’adversité qui a fait sortir l’écrivain vieillissant de son projet initial. L’écriture du vieillissement est liée à une théorie de l’homme. Cela induit d’abord une vision langagière. L’auteur voit en effet dans l’homme à l’état civil un homme vieilli. Sa raison est en elle-même une raison vieillie c’est-à-dire analytique. C’est pourquoi la démarche rousseauiste se défait du langage. La théorie de l’homme de Rousseau induit également une vision du temps. Le temps de l’homme de l’état de nature est vu comme l’état de jeunesse de l’homme. A partir du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Jérôme Thélot développe l’idée selon laquelle le vieillissement permet à un individu de rejoindre son essence d’individu. Le vieillissement ne suffit pas dans cette entreprise. Certains accidents permettent l’accès à l’individu à une différenciation d’avec l’espèce. Dans l’optique de Rousseau, l’analyse des complots ainsi que l’analyse des difficultés liées aux amours de Madame de Warens et de Sophie d’Houdetot ouvrent à l’analyse de l’adversité. Vieillir consiste tout autant à se retrouver par la vertu de la persécution qu’à faire le bilan de ses amours : Rousseau était jeune pour une Madame de Warens plus âgée et était âgé pour la jeune Sophie D’Houdetot.
La deuxième partie de l’ouvrage réside en grande partie sur une analyse des Confessions. Ce texte permet à Rousseau de retrouver en lui l’homme de nature en fuyant l’amour-propre lié à la théâtralité sociale. Rousseau a connu une malédiction : il s’est senti barbare et maldisant dans les salons de la République des Lettres. Rousseau se sent victime de complots, comme lors de la condamnation d’Emile (en juin 1762). La malédiction devient alors une structure de la subjectivité de Rousseau. Jérôme Thélot démontre alors, grâce à une lecture stimulante de Rousseau juge de Jean-Jacques, que Rousseau épuise la malédiction pour s’arracher à elle. Par son écriture, Rousseau tente de se voir comme ses ennemis le voient pour se distancier de son apparence et ainsi retrouver son essence. De plus, cette écriture permet de prendre conscience de l’avantage de l’adversité. Par et dans l’adversité et la violence de l’adversité, l’individu s’atteint lui-même. Le thème de la violence traverse en effet l’œuvre de Rousseau, de l’usurpation de la propriété dans le Second Discours à la description de la tyrannie dans Du Contrat Social en passant par l’analyse de la coercition de l’opinion fausse dans Rousseau juge de Jean-Jacques. En outre, la distance prise par Rousseau d’avec les regards que porte sur lui la société offre la possibilité d’une conversion du regard qui permet un savoir de soi sur soi. Là où le vieillissement permet de s’évader, par la mémoire, de la pure présence à soi, l’adversité force à se comprendre en profondeur. L’écriture est alors le moyen d’un épuisement de la malédiction.
La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à la question de savoir comment un homme peut s’arracher à l’opinion qu’on a de lui. Tel est précisément l’avantage de la vieillesse et de l’adversité. Ces deux expériences permettent à Rousseau de libérer une parole authentique désaliénée de la fiction. Jérôme Thélot procède alors à l’étude de trois textes célèbres dans l’œuvre rousseauiste. Ceux-ci sont interprétés dans la logique de l’adversité vaincue. Le premier texte correspond à l’évocation de la tante Suzon dans Les Confessions. L’entente poétique de la chanson de la tante Suzon détruit la malédiction de l’opinion car Rousseau peut se fier à la langue. Dans l’oubli, en l’occurrence dans l’oubli de certains mots de la chanson, se tisse l’émotion du bruit des mots. La chanson se réduit à son air et l’oubli maudit est l’occasion d’une bénédiction : la musique de la langue ouvre à l’authenticité. Le deuxième texte correspond à un accident décisif : l’attaque de Rousseau par un chien à Ménilmontant. Lorsque Rousseau retrouve ses esprits après l’évanouissement causé par l’attaque, cette reprise de conscience est l’occasion d’un « commencement second ». Jérôme Thélot peut alors étudier une « archi-éthique » d’un épisode qui révèle un cogito rousseauiste. Dans l’expérience du réveil, Rousseau fait l’expérience pure de la vie dans l’immanence de sa personne pure, dans le ravissement de vivre. Le troisième accident correspond à la dernière page de l’œuvre. Rousseau repense à sa vision première de Madame de Warens, cinquante ans auparavant. Il se souvient de ce désir de persévérer dans cet état si doux. L’auteur de l’ouvrage fait remarquer que ce texte ne contient aucune négativité : ni haine, ni ressentiment, ni honte. Loin de tout complot, Rousseau a vaincu l’adversité.
L’ouvrage de Jérôme Thélot a le mérite de nous faire relire les grands textes de Rousseau à travers le prisme de l’avantage et de l’adversité. Il dégage les principes d’un traité que Rousseau n’a pas écrit et dont on peut regretter, avec Bernardin de Saint-Pierre, l’absence. Il revient à l’auteur de rendre présent ce qu’aurait pu être cet ouvrage. De ce fait, le lecteur est amené à réfléchir philosophiquement sur la vieillesse et sur l’adversité comme deux expériences existentielles fondamentales. La réflexion sur ces thèmes qui irriguent l’œuvre de Rousseau permet donc une réflexion riche sur le sens de l’écriture rousseauiste.
Julien Meresse