Éric Oudin, Philosopher avec les Évangiles, Eyrolles, 2013, lu par Cyril Morana

Éric Oudin, Philosopher avec les Évangiles, Eyrolles, 2013

Préfacé par André Comte-Sponville, 160 pages

Notre civilisation, « qui emprunte à Athènes autant qu’à Jérusalem » comme le rappelle Éric Oudin, paraît se couper chaque jour un peu plus de ses racines culturelles, et c’est l’un des objectifs de cet ouvrage que de remédier à cet oubli progressif et à l’inculture qui se généralise en cette matière.

Qu’on soit fervent croyant ou pas, le récit des Évangiles constitue un patrimoine culturel de première importance pour la civilisation occidentale. En effet, comment, pour ne citer qu’un exemple, comprendre l’histoire de l’art, au moins depuis le Moyen-Âge, en ignorant les épisodes les plus marquants relatés par les quatre évangélistes ? Il en va de même pour nombre de nos manières de concevoir le monde ou encore de penser le bien ou le mal, etc. Le récit évangélique apparaît bien souvent comme un repère, un point cardinal pourrait-on dire, auquel il ne faudrait cesser de revenir, mais dont nous serions paradoxalement de plus en plus éloignés par la connaissance. Qui maîtrise effectivement aujourd’hui, parmi les plus jeunes générations (mais pas seulement elles!), les passages les plus emblématiques, mais aussi intellectuellement les plus denses, de l’œuvre néotestamentaire ? « Je ne crois que ce que je vois », « Il faut rendre à César… », être un « bon Samaritain », sans parler des « marchands du Temple » et de tant d’autres, qui sait encore aujourd’hui à quoi ces expressions renvoient originellement ? Notre civilisation, « qui emprunte à Athènes autant qu’à Jérusalem » comme le rappelle Éric Oudin, paraît se couper chaque jour un peu plus de ses racines culturelles, et c’est l’un des objectifs cet ouvrage que de remédier à cet oubli progressif et à l’inculture qui se généralise en cette matière.

Il n’y s’agit pas de faire œuvre de catéchisme, loin s’en faut, mais bel et bien de penser, de philosopher à partir des Évangiles, ou bien plutôt à partir de vingt passages incontournables du Nouveau Testament, dont Éric Oudin montre qu’ils invitent à penser au même titre que n’importe quel bon texte philosophique. L’objectif que l’auteur se fixe explicitement est ainsi de confronter des passages des Évangiles à la tradition philosophique. Ainsi, chaque chapitre part d’un court passage du Nouveau Testament, lequel invite à une interrogation philosophique de première importance. Puis l’auteur nous montre comment l’histoire de la philosophie a elle-mêle pris position, parfois en s’écartant du récit néotestamentaire ou, tout au contraire en s’en rapprochant de manière surprenante.

À celui qui s’offusquerait d’un tel rapprochement et d’une telle méthode, André Comte-Sponville répond clairement dans la préface du livre : « Religion et philosophie sont deux choses différentes, certes, mais humaines toutes deux et traitant souvent des mêmes sujets (l’absolu, l’humanité, le bien, le mal, la vie, la mort…). Comment n’auraient-elles rien à se dire ? ».

Le détail des chapitres permet de se faire une idée précise du contenu de l’ouvrage :

Première partie : Penser en vérité

-Au commencement était le Verbe/Le monde a-t-il un sens ?

-La parabole des aveugles/Que gagne-t-on à penser par soi-même ?

-Discussion sur le jeûne/Que signifient les rites ?

-Les paraboles du Christ/En quoi les mythes et les légendes nous aident-ils ?

-La résurrection de Lazare/La peur de la mort est la raison de la foi ?

-Rendre à César ce qui est à César/Qu’est-ce qu’être laïc ?

-Jésus devant Pilate/Peut-on être sûr d’avoir raison ?

-Les dernières paroles du Christ/Comment être heureux dans un monde imparfait ?

-La mise au tombeau/Un dieu peut-il mourir ?

-Thomas l’incrédule/Faut-il croire ce que l’on voit ?

Deuxième partie : Vivre en vérité

-L’annonciation/Qu’est-ce que s’engager ?

-Le Sermon sur la montagne/Pourquoi sommes-nous attirés par l’interdit ?

-Le Sermon sur la montagne/Peut-on savourer l’instant présent ?

-Le bon Samaritain/À quoi m’oblige l’existence de l’autre ?

-La multiplication des pains/L’esprit dépend-il du corps ?

-L’homme qui voulait la vie éternelle/Pourquoi sommes-nous esclaves des biens matériels ?

-Les marchands du Temple/Peut-on faire commerce de tout ?

-La femme adultère/Comment juger les autres ?

-L’arrestation de Jésus/La violence est-elle toujours mauvaise ?

-Le reniement de Pierre/Peut-on être toujours héroïque ?

Dans ce livre où plane l’ombre tutélaire d’Alain, régulièrement convoqué, aussi bien comme lecteur laïc des Évangiles que comme maître à penser, Éric Oudin réussit son pari : donner à (re)lire des classiques jusqu’ici universels mais de plus en plus ignorés et faire penser à partir d’eux. Bien sûr, on peut çà et là trouver à redire sur telle ou telle analyse, sur tel ou tel rapprochement, et, à cet égard l’élogieuse préface d’André Comte-Sponville propose parfois une autre approche des textes convoqués. Mais cela n’enlève rien à la qualité du travail d'Eric Oudin, au contraire dirions-nous : qu’on ait, à la lecture des analyses de l’auteur, le sentiment qu’il reste à dire quelque chose du texte néotestamentaire, qu’il y ait encore de l’impensé qu’il faudrait mettre en lumière. Ce livre, relativement modeste par sa taille, n’a d’autre ambition que de susciter un débat et c’est tout ce que l’on doit espérer d’un bel ouvrage de philosophie.

D’une lecture aisée, les chapitres y sont courts et ne s’embarrassent pas de jargon inutile –on peut, de plus, les lire dans le désordre et selon l’humeur ou la curiosité du moment-, on ne saurait trop en conseiller la lecture à des élèves débutants en philosophie ou qui manqueraient singulièrement de culture. Ils y trouveront matière à parfaire cette dernière aussi bien que les germes nécessaires à une bonne réflexion philosophique. À leurs professeurs, on peut également signaler l’usage qu’il pourraient faire de nombreux passages de l’ouvrage en classe de philosophie : par exemple, pour n’en citer que trois, l’épisode de Thomas l’incrédule offre une voie d’entrée remarquable à l’étude de la notion de vérité, ou encore ceux du bon Samaritain ou de la femme adultère, qui permettent d’introduire à la réflexion sur autrui… En vérité, nous le disons, il ne manque qu’une chose à ce livre : un index des passages et des auteurs convoqués aurait été fort utile. Peut-être y songera-t-on au moment d’une réimpression ?

À tous ceux qui cherchent, encore et toujours, à donner du sens à leur existence, mais aussi à vivre au quotidien, ce livre offre des perspectives qui méritent qu’on les médite en toute simplicité.

Cyril Morana