Hall Bjornstal, Créature sans créateur. Pour une anthropologie baroque dans les Pensées de Pascal, Hermann, lu par Julien Meresse

Hall Bjornstal, Créature sans créateur. Pour une anthropologie baroque dans les Pensées de Pascal, Paris, Hermann, 2013.

L’ouvrage d’Hall Bjørnstad vise à comprendre la place de l’homme dans le système de pensée de Pascal. Il s’agit donc de saisir « l’étape anthropologique » des Pensées. L’étude des fragments sur la misère de l’homme sans Dieu constitue l’entrée de l’étude. L’analyse se porte donc sur l’examen de la dimension immanente de l’homme.

En s’adressant au lecteur incroyant, Pascal ne part pas de la perfection du Créateur, mais bien plutôt de la situation de la créature qui vit sans Créateur. Hall Bjørnstad opte alors pour une approche originale : au lieu de procéder à une lecture totalisante des Pensées, il opte pour un mode de lecture « baroque » et non classique. Suivant le principe selon lequel « ce qui est bien connu est mal connu », l’auteur étudie les Pensées de Pascal non comme une totalité classique, mais comme un nœud de significations, un nœud foisonnant, c’est-à-dire un nœud « baroque ». Autrement dit, l’auteur opère un retour au texte pascalien dans son opacité et dans sa littéralité. L’introduction justifie cette approche baroque à la fois comme mode de lecture et comme trame interprétative.

 

L’ouvrage de Hall Bjørnstad se divise en deux parties portant respectivement sur ce que l’auteur nomme le « seuil » et le « centre » du processus apologétique des Pensées.

Dans la première partie, l’auteur analyse le portrait de l’homme sans Dieu dans la « Lettre pour porter à rechercher Dieu ».

Dans le chapitre deux, l’auteur propose une lecture minutieuse de la « Lettre pour porter à rechercher Dieu ». Il met à jour l’existence de deux images opposées de l’homme sans Dieu : le « chercheur » et le « non-chercheur ». Ces deux figures vivent l’inconstance du monde sous deux registres différents puisque le premier déplore cette inconstance là où le second s’en enchante. Le travail conceptuel de Hall Bjørnstad consiste alors à rapprocher ces deux figures contradictoires d’une distinction effectuée, trois siècles plus tard, par Jean Rousset. Ce dernier, dans son analyse de la littérature à l’âge baroque, établit en effet une distinction entre « l’inconstance noire » et « l’inconstance blanche ». Ce rapprochement entre Pascal et Rousset permet alors de concevoir le projet apologétique des Pensées comme un chemin de l’inconstance noire vers l’inconstance blanche.

Le troisième chapitre s’interroge sur la catégorie de « créature » dans le système pascalien. L’analyse du fragment 681 permet l’étude de la condamnation de celui qui se vante de ne pas chercher Dieu. Il est alors possible pour Bjørnstad d’étudier l’extravagance de l’homme. C’est cette réflexion sur l’extravagance qui justifie l’emploi de la qualification de « créature baroque » à propos de l’homme. Le terme « baroque » n’est guère employé en français à l’époque de Pascal, mais l’auteur des Provinciales utilise souvent les termes « bizarre » et « extravagant ». L’homme, en tant que créature, est extravagant quand il s’éloigne de Dieu en se vantant de cet éloignement. Ce terme est donc un terme de disqualification. Pascal adopte bien la perspective de l’homme comme une créature sans Créateur. L’homme est alors analysé comme une « créature baroque », qui reste une créature effrayée par le silence des espaces infinis. Le tiraillement de l’homme est alors évident : l’homme est pris entre les extravagances de sa bassesse bestiale et son « devoir indispensable de chercher » Dieu. Le discours pascalien est vu comme l’ancêtre théorique des discours contemporains de Walter Benjamin et d’Erich Auerbach, ces deux auteurs se fondant en effet sur l’analyse de l’homme comme une créature sans Créateur.

La première partie de l’ouvrage a ainsi donné une assise conceptuelle à la « créature baroque » qu’est l’homme. Jean Mesnard et Walter Benjamin ont utilisé cette approche baroque sans aller jusqu’au bout de sa conceptualisation. Il revient à Bjørnstad d’analyser toutes les conséquences de cette vision.

La deuxième partie de l’ouvrage de Bjørnstad reprend la figure de la « créature baroque » pour en faire la clé d’analyse de l’enquête anthropologique des Pensées.

Le quatrième chapitre propose une interprétation du fragment 231 des Pensées, le fameux fragment sur le « roseau pensant ». Ce fragment est habituellement vu comme un éloge humaniste de la noblesse de pensée de l’homme. Or, on pourrait également analyser ce fragment comme une mise en lumière de l’homme comme « être-créature ». Le vide de l’homme répond au creux du roseau : l’homme est seul et perdu. Cette conscience est conscience de l’esseulement, ce qui engendre l’effroi. Un retournement s’effectue ici : la grandeur de l’homme qui prend conscience de sa solitude ajoute en fait à sa misère. Bjørnstad peut alors analyser le mot-clé de « capacité ». L’homme a la capacité de connaître la vérité et d’être heureux, mais cette capacité reste vide. La grandeur de l’homme existe alors comme un désir frustré. L’homme cherche en gémissant et ce gémissement est déjà une transition vers Dieu puisqu’il contient un détournement de l’homme vis-à-vis de lui-même. Il est alors possible de penser, à la fin du chapitre, l’insuffisance d’une vie centrée uniquement sur l’humain. La pensée d’un antihumanisme devient la condition de possibilité de la grandeur de l’homme puisqu’il est le chemin de l’apologétique. 

Le cinquième chapitre s’appuie sur le fragment 113, dont le titre est « Description de l’homme ». À partir de l’analyse des caractéristiques de l’ « être-créature de l’homme » (« Dépendance, désir d’indépendance, besoins »), on peut voir que l’homme ne se conçoit plus comme la partie inférieure d’une dichotomie entre créateur et créature. Il en garde cependant l’infériorité et la bassesse. L’examen du réseau sémantique de Pascal permet alors à Bjørnstad de rapprocher l’auteur des Pensées de certains auteurs modernes comme Schleiermacher. Pour Pascal, la « dépendance » de l’homme caractérise l’expérience de l’immanence pure. Dans un strict plan d’immanence, l’homme sent son néant et son insuffisance. Or cette dépendance contient en creux la marque de l’état antérieur à la Chute : en sentant sa dépendance, l’homme désire retrouver l’indépendance. Le roi sans divertissement devient alors la figure emblématique de la créature sans créateur. Il est en effet tiraillé entre sa dépendance essentielle et son rêve inaccessible de souveraineté totale. Autrement dit, il est pris en tenaille entre son être-créature qui se rappelle nécessairement à lui et la rêverie de ne plus être créature. Or cette tension contient en creux la nostalgie de l’origine divine, l’écho lointain du point fixe perdu, bref le regret de l’homme de la première nature (l’homme avant le péché adamique ). Cette figure du roi sans divertissement permet donc de saisir l’ennui au cœur de l’homme tout aussi bien que la fragilité de la créature. On peut alors voir plus qu’une coïncidence dans le lien effectué par l’auteur entre les fragments pascaliens consacrés au roi sans divertissement et la réflexion de Walter Benjamin sur le Trauerspiel allemand. Dans cette tragédie non héroïque dont l’objet est la vie historique, le ciel est vide et sombre. Bjørnstad étudie alors le baroque du Trauerspiel comme un cadre pour penser l’anthropologie sombre de Pascal de la créature sans créateur. Cette approche permet de compléter l’approche classique depuis Henri Gouhier ou Lucien Goldmann de l’aspect tragique des Pensées. Bjørnstad propose alors une double lecture du fragment 113 des Pensées. Par une lecture dynamique (Dépendance puis désir d’indépendance puis besoins) il est mis en évidence que la créature sans créateur arrive à se reconnaître. Par une lecture statique ( Dépendance et désir d’indépendance et besoins ) l’accent est mis sur la tension intenable au cœur de l’homme. Pascal permet alors de décrire les tenants et les aboutissants d’une tristesse post-tragique.

L’intérêt de l’ouvrage de Bjørnstad est triple. Tout d’abord, l’étude baroque du texte de Pascal permet une approche originale de l’homme sans Dieu sous la forme d’une analytique de la créature. L’intuition de la pertinence de cette approche « baroque » se trouve chez Jean Mesnard ou chez Walter Benjamin, mais il revient à Hall Bjørnstad d’en analyser les causes et les conséquences. Ensuite, après avoir isolé le point de départ du mouvement apologétique, l’auteur permet une étude fine de ce mouvement. Nous comprenons alors l’effort pascalien : l’analytique de la créature ouvre intrinsèquement à une apologétique de son créateur. Enfin, l’ouvrage de Bjørnstad ouvre des liens inédits entre Pascal et des penseurs contemporains, via le concept de créature. En pensant la misère de l’homme sans Dieu, Pascal donne la trame de « l’être-créature » de l’homme que l’on retrouve chez des auteurs contemporains. « L’homme sans Dieu » pascalien  peut être rapproché de l’homme post-moderne, de l’homme après la théologie et la métaphysique. Une analyse des fragments pascaliens en liaison avec certains textes de Jacques Derrida, de Judith Butler ou bien encore de Gilles Deleuze devient alors possible et stimulante. 

 

Julien MERESSE