Jean-Luc Nancy, Marquage Manquant & autres dires de la peau. Entretien avec Nicolas Dutent, Les Venterniers 2017, lu par Alexandre Klein
Par Baptiste Klockenbring le 19 décembre 2017, 06:00 - Philosophie générale - Lien permanent
Jean-Luc Nancy, Marquage Manquant & autres dires de la peau. Entretien avec Nicolas Dutent, Saint-Omer, Les Venterniers, 2017, lu par Alexandre Klein.
Au début de l’année 2017, le philosophe Jean-Luc Nancy s’est prêté à l’exercice, proposé par le journaliste Nicolas Dutent et les éditions Les Venterniers, d’un entretien autour de sa pensée de la peau et du corps. Il s’agissait plus spécifiquement pour la petite maison d’éditions artisanales d’inaugurer ainsi une réflexion sur le geste et la pratique du tatouage, dans ses dimensions tant philosophique, poétique que sensible.
On retrouve d’ailleurs cette attention ou cet intérêt pour le marquage corporel dans la fabrication même de cet ouvrage de belle facture dont la couverture de papier ciré, semblable à une peau, laisse transparaitre les symboles qui couvrent la reliure reproduisant ainsi l’aspect d’une peau marquée, par le soleil ou la vie, d’une peau qui a vécu.
Car la peau, et c’est tout l’objet du propos tenu par Nancy dans cet entretien, n’est pas neutre, n’est pas in-signifiante. Au contraire, comme le conclue le philosophe, en revenant sur son concept d’expeausition, « la peau, c’est toute la vérité d’un corps » (p. 78). La peau expose, dit la vérité du corps auquel elle appartient, dont elle est, plus que la surface, la face externe, en relation avec le dehors. C’est donc à son contact, sur son grain même, que s’inscrit et que se produit la relation, toujours co-construite comme l’avait compris Merleau-Ponty, du corps et du monde. La peau est le réceptacle de la fabrication de l’identité humaine. Écrire sur la peau, c’est écrire sur les hommes, au sens où écrire à propos de la peau revient à parler de l’humanité, et où marquer la peau, la tatouer revient aussi à parler de ce qui fait de nous des êtes humains. D’ailleurs, la caractéristique de notre civilisation occidentale serait, comme l’avance Nancy après un court mais magistral rappel des grandes interrogations philosophiques sur les liens entre l’âme et le corps, de ne plus être marqué corporellement. Nous serions essentiellement ce « marquage manquant ». En effet, l’« être-au-monde de l’animal humain » consistait à « être d’emblée sacré, marqué, ayant tel ou tel caractère… » (p. 25). Or, la naissance de la civilisation occidentale, dans la Grèce antique, a rompu cette appartenance, que ce soit en donnant aux dieux des corps d’hommes ou en pensant avec Platon la séparation de l’âme et du corps. Ainsi, « la philosophie apparaît quand les corps ne sont plus tatoués » (p. 25), lorsque le sens attaché à l’existence corporelle n’est plus donné, mais à chercher, autrement dit lorsque le corps « devient une question » (p. 24). Dans la voix de Nancy ici retranscrite, le tatouage devient, en tant que marque corporelle, le signe d’une unité du vivant que notre civilisation complète se serait attachée à effacer ou plus exactement à retrouver suite à la rupture originelle. Le marquage manquant, c’est ce sens qui manque toujours à l’existence humaine et auquel la philosophie tente de faire face. C’est en ce sens que « la philosophie vient à la place du tatouage » (p. 27). Si on peut regretter que Dutent n’ait pas poussé l’interrogatoire plus loin, cherchant à savoir ce que signifierait alors la recrudescence actuelle du tatouage, sa démocratisation, force est de constater que cette hypothèse que Nancy émet face à ce que les anglophones nomment le mind-body problem est attrayante, d’autant qu’elle semble heuristique. En faisant du corps et plus particulièrement de la peau, la grille de lecture même du dualisme corps-esprit, Nancy désamorce en effet les dichotomies classiques à travers lesquelles la philosophie à (vainement ?) tenter d’aborder cette question pour ouvrir la voie à une réflexion sur l’homme dans laquelle sa corporéité fait sens plus qu’elle ne pose problème. Réflexion que Nancy déroule, au fil des questions pointues et très préparées de Dutent, dans le reste de l’entretien. Ainsi, si Platon a fait du corps une question, en passant du problème de l’unité à celui de l’union, Nancy semble bien en avoir fait une réponse pour retrouver cette unité de la vie qui se fait jour dans la vie même du corps, dans cette non-pensée de la vie, comme l’avait déjà compris Descartes. Au final, s’il reprend pour beaucoup des éléments connus de la pensée de Nancy sur le corps, qui sont néanmoins présentés ici de manière claire et particulièrement accessible, ce court entretien a pour avantage d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion sur le sens même du marquage corporel, laissant notamment entrevoir la dimension non plus seulement anthropologique, mais quasi métaphysique du tatouage.
Alexandre Klein