Derrière les grilles. Sortons du tout-évaluation, B. Cassin (dir.), Mille et une Nuits, 2014. Lu par Jeanne Roland

L’intention générale de Derrière les grilles est de faire entendre « l’Appel des appels », collectif constitué en association depuis 2009. 

Appel à la résistance à l’égard des logiques de normalisation et de contrôle qui soumettent aujourd'hui certains métiers à une « évaluation » généralisée dont les « grilles » sont définies comme étant l’instrument majeur, il donne la parole aux professionnels, qui exercent des métiers « de la relation » au sens large (travail social, psychiatrie, enseignement). Tous entendent montrer, dans l’exercice singulier de leur profession, la menace concrète que constituent ces nouvelles formes de surveillance pour le sens même de leurs pratiques : « entrer dans les cases » est perdre le « sens de ce que nous faisons ». Cet ouvrage entend donc donner les instruments d’une critique du « tout-évaluation » en partant (première partie) de l’analyse des modèles techniques (essentiellement la finance) qui sous-tendent la mesure effective des pratiques avant de dresser dans une seconde partie le tableau d’un contrôle qui dans son principe est total, censé gouverner l’individu « de la naissance à la mort » et dans tous les instants de son existence aussi bien psychique que corporelle. Dans un dernier temps sont présentés les modes de résistance possibles à cette emprise, qui ne laisse à la vie réellement individuelle et aux rapports spontanés entre individus qu’une place désormais très problématique.


Certes, l’« idéologie » qui anime secrètement la politique des grilles constitue une des cibles majeures de l’ouvrage. Mais c’est aussi, et d’abord, le type de rationalité à l’œuvre dans l’élaboration et la mise en œuvre (l’usage possible) de ces grilles qui font objet de l’examen des différents contributeurs. La grille fonctionne comme « cumulation d’items parcellaires insignifiants » quand ils sont pris en eux-mêmes. La décomposition de l’activité humaine en cases qui ensemble font grille satisfait un idéal de mesure lui-même garant d’objectivité. De la sorte, la grille fonctionne comme un instrument particulièrement efficace de surveillance et de contrôle puisqu’il s’agit de « donner des ordres sans en avoir l’air ». La prétendue objectivité, qui se réclame souvent de l’autorité de la science, est normalisation effective des pratiques et des conduites.

C’est le pouvoir, et d’abord le pouvoir politique, qui se dote là d’un instrument nouveau. Le modèle implicite est celui de l’État-entreprise, qui se pense lui-même comme un gestionnaire. Les deux premiers articles permettent de l’illustrer. La contribution de Serge Bronstein montre d’abord l’inefficacité des grilles dans le domaine de la notation financière, dont les agences détiennent pourtant aujourd’hui une autorité incontestable. Un premier paradoxe apparaît ainsi, dont l’on trouvera des expressions différentes dans les articles suivants : l’’autorité des grilles est contemporaine de leur inefficacité évidente. Certes, la notation financière (dont le célèbre « AAA ») est une mesure utile du risque pour le crédit, dans la mesure où elle est le reflet d’une convention entre les différents acteurs du marché. Mais elle échoue régulièrement à prédire les crises financières et les faillites. Plus, elle contribue sans doute au déclenchement même des crises (est bien sûr donné l’exemple des « subprimes ») qu’elle est censée prévenir. C’est que la grille n’est pas tant prédiction que « prophétie auto-réalisatrice » (expression qui revient à plusieurs reprises dans l’ouvrage). Sa performance ne vient pas tant du fait qu’elle permet de savoir à l’avance, que de sa puissance à engendrer chez les acteurs des conduites qui précisément la réalisent, surtout dans un domaine comme celui de la finance où les actions sont commandées par un degré déterminé de confiance. La grille est alors un système de production, d’engendrement de conduites plus encore que de prédiction. Il s’agit donc bien d’un instrument de normalisation.

L’article qui suit, d’Albert Ogien, montre que les pouvoirs administratifs se pensent désormais eux-mêmes selon un ensemble de « missions » qui, depuis les lois de finances de 2006, fixent des « objectifs ». Pour être efficace, l’État doit remplir ces objectifs listés en grille. C’est à ce seul article que se résume l’analyse du modèle des grilles dans le domaine politique, alors même que l’ « appel » qui ouvre le livre est adressé aux pouvoirs publics, donnant à l’ouvrage une intention fondamentalement politique.

L’article qui suit, co-rédigé par Eric Alliez et Peter Osborne, passe du mode de gouvernance de l’État à celui des Universités, selon une même soumission au modèle de la finance. Ainsi du département de philosophie de l’Université du Middlesex, fermé pour des « raisons purement financières ». L’apparente rationalité qui commande cette décision est en fait, comme le montrent les auteurs de l’article, une aberration totale : le département de philosophie de cette Université se trouve être le mieux évalué en termes de recherche, par où l’on voit que le « purement financier » est souvent aux antipodes du raisonnable, tout en répondant à une logique dont les principes méritent d’être rationnellement mis au jour. Là encore, ce qui se donne comme absolument objectif car soumis à la stricte mesure propre aux modèles abstraits du marché se révèle en fait dirigé par des valeurs qui ne relèvent pas de la mesure objective mais d’une certaine manière de l’ « idéologie » dont il était question dans la présentation du livre. Les raisons purement financières ne sont jamais purement financières. On décide d’abord que les budgets doivent être concentrés sur les matières STEM (science, technologie, ingénierie et mathématiques), alors même que les « humanités » continuent d’être valorisées et enseignées, mais uniquement désormais pour les étudiants qui socialement en ont « les moyens ». Enseignée à l’Université, même avec succès, la philosophie, en tant qu’elle est « au-delà de la mesure », fait peur et devient l’objet d’une disqualification qui n’a rien d’abord de financier. On peut lire en continuité avec cet article l’analyse d’Yves Gingras dans la dernière partie de l’ouvrage, qui examine les principes de l’évaluation et du classement des projets de recherche, des professeurs et plus largement des universités mêmes. L’absurdité semble culminer dans la mesure de la qualité de l’enseignement par une certaine quantité de « clic » sur Google. Plus il y a de « clic », meilleure est censée être l’université. La question prend forme et se prolonge à l’article suivant : comment rendre commensurables des quantités de « data » (données) avec des valeurs qui, comme motifs, orientent nos décisions pour l’avenir ? C’est ainsi que la question du profilage sur internet est abordée par Fernanda Bruno. La quantification des conduites paraît là encore tout à la fois dotée d’une puissance incontestable et présenter une inefficacité contraire à ses promesses. La notion essentielle ici est celle de « trace ». Nous laissons quantité de traces sur internet qui, progressivement, constituent notre double numérique ou avatar. Le croisement des traces de divers genres permet de faire émerger des profils qui ne seraient pas prédéfinis par des grilles, celles-ci naissant plutôt de croisements non prédits et inédits. Les nombres, encore une fois, sont tout de même censés « parler d’eux-mêmes » avec cet afflux de données. Quel savoir escompte-t-on de tels profilages ? D’abord, la rationalité à l’œuvre ici est celle de l’algorithme élaboré à partir de matrices de corrélation entre différents éléments (similarité, voisinage, affinité) qui permettent de dessiner une probabilité que les choses se passeront à l’avenir comme elles se sont déjà passées. Nous retrouvons ici, au cœur des grilles, la question de la représentation temporelle. La grille ne peut enregistrer que des données déjà connues, appartenant donc au passé ; lui est fondamentalement étrangère toute réalité qui se fait à mesure du processus lui-même. Comment peut-elle avoir valeur prédictive, si ce n’est précisément en supposant que se reproduiront à l’avenir des conduites déjà à l’œuvre dans le passé ? La prédiction est alors clairement entreprise de normalisation. L’art est de « conduire des conduites », de transformer le futur en futur antérieur, les « données » ayant ce statut paradoxal d’archives qui opèrent comme des « mémoires du futur ». Non seulement les principes de la taxonomie mise en œuvre sont discutables voire totalement arbitraires, mais la prédiction même s’avère auto-réalisatrice, inductrice de conduites (principalement consommatrices) qui nous « ressemblent ». C’est ainsi que la traduction des pratiques humaines en pratiques machiniques linéaires et réversibles, annulant l’irréversibilité temporelle permet, comme le montre Didier Bigo dans l’article qui suit, de construire des grilles sécuritaires, censées cette fois prévenir les crimes et prémunir contre le danger de certaines entreprises (par exemple terroristes). Le profilage permet de dessiner des tendances, des « patterns » qui fonctionnent selon ce même principe d’association entre des comportements censés se rencontrer chez les « mêmes » personnes. On dresse ainsi des listes de populations sujettes à suspicion. Mais l’inférence qui consiste à passer de là à l’individu repose sur un glissement logique injustifié. Le principe général (et erroné) est le suivant : « Si ce n’est pas toi, c’est donc ton frère ». Non seulement le risque ne peut jamais être évité par ces grilles sécuritaires (est-ce réellement l’objectif premier ?) ; mais elles font courir un risque majeur de destruction à l’idée même de règle de droit et de loi qui implique une définition de la personne et du sujet ici simplement niée.

C’est ainsi que progressivement, l’on en arrive à interroger les pratiques de soins qui ont affaire aux sujets. La première partie de l’ouvrage, en annonçant la seconde, s’achève sur une critique des grilles censées mesurer la « santé mentale ». Les rapports de l’INSERM, donnant à connaître l’évaluation des TCC (techniques cognitives comportementales) montrent comment, encore une fois, l’objectivité apparente de la grille vient véhiculer des préjugés moraux et politiques (non questionnés) qui prescrivent des modèles de conduite. On mesure le degré de « conformité » de l’individu à des normes sociales, telle l’ « affirmation de soi ». L’autorité « scientifique » se charge ici de faire passer de telles normes pour de simples faits. Ainsi en arrive-t-on à mesurer, sur une échelle, le « désespoir », la « dépression », ou à faire la liste exhaustive des plaintes qui traduisent notre degré de « vieillesse ».

Évalués de la naissance à la mort, ainsi sont les « sujets » problématiques pris dans les grilles. La deuxième partie de l’ouvrage commence par un article de Claude Schauder, psychologue, qui aborde les méthodes de prévention (« dépistage précoce ») de la misère sociale, depuis l’entretien prénatal du quatrième mois de grossesse. Il s’agit d’évaluer les « compétences parentales » et, en conséquence, le risque social pour l’enfant à venir. Là encore, la prophétie auto-réalisatrice opère. Visant à « former », à éduquer le parent défaillant, le mode de prévention renvoie à un modèle dont les indicateurs dessinent de manière pour le moins discutable la « bonne parentalité ». Il est constaté que le parent a malheureusement alors tendance à s’identifier, dans la position à laquelle on l’assigne, à ce qui précisément devrait être évité. C’est ainsi que l’auteur de l’article fait part de la réaction salutaire des professionnels qui, comme lui, résistent à la mise en œuvre de telles grilles dans la mesure où elles produisent ce que précisément elles sont censées conjurer. 

L’on en vient alors naturellement à la question du « dépistage » qui cette fois regarde la petite enfance. La fameuse prévention de la délinquance en maternelle, dans un questionnaire de 91 questions, permettrait en toute objectivité de détecter des troubles à venir. Mais Catherine Vidal, neurobiologiste à l’institut Pasteur montre que la science a pour une fois démenti la validité de tels tests : la plasticité du cerveau joue à l’encontre des grilles ; de ce qui est décelable chez le jeune enfant, on ne peut inférer ce qui sera le fait de l’adulte.

Évaluer la naissance, l’enfance, et jusqu’au quatrième âge : il s’agit alors de mesurer l’autonomie de la personne, ou plutôt ce qu’il en reste. Dans certaines maladies dégénératives, Catherine Caleca, psychologue clinicienne, montre que l’entourage familial n’est plus considéré autrement que comme l’ensemble des « aidants familiaux ». Le sujet âgé est alors détaché de toute histoire et de tout passé relationnel. Il n’est plus réellement en relation historique avec quiconque. Et c’est ainsi qu’une fois encore, la grille produit ce qu’elle est censée prévenir ou éviter. On mesure pour l’aidant (familial), qu’il soit époux, fils ou frère, la « charge » que représente le malade selon une « échelle de fardeau », ce qui en dit assez long sur le modèle dominant et indiscuté, de l’individu sain et surtout jeune, la perte d’ « autonomie » signifiant uniquement pour les autres un fardeau « plus lourd ». Laura Bossi, neurologue, s’indigne ainsi, dans l’article qui suit, des principes d’une mesure de la « qualité de vie ». Y aurait-il donc des vies de moindre qualité que d’autres ? Comment mesurer réellement la qualité d’une vie ? Certaines vies ne mériteraient-elles donc pas d’être vécues ? Marie-José del Volgo, praticien hospitalier, montre concrètement alors en quoi les « soins palliatifs », répondant pourtant de prime abord à un « droit » du patient, s’avèrent, selon les grilles qui les organisent, le fait d’une déshumanisation du soin. Se pose la question de savoir de quelle vie (et donc de quelle mort) on parle. Laura Bossi aborde la notion de « mort encéphalique », apparue en 1968 dans la législation française, pour questionner le statut juridique de ce sujet qui, réserve potentielle d’organes, n’est pas encore totalement mort tout en n’étant déjà plus tout à fait un sujet.

La dernière partie de l’ouvrage dessine quelques lignes de résistance possible à l’emprise des grilles, avec les contributions d’une magistrate, Marie-Blanche Régnier, qui dénonce les critères d’évaluation des magistrats, d’une professeure de lettres, Julie Caupenne, qui pointe les contradictions du « livret de compétences » scolaire (censé mesurer un progrès possible de l’élève, alors que la notation ne retient en fait que des résultats finaux). L’article d’Yves Gingras, professeur à l’Université du Québec, montre que l’évaluation telle que mise en forme par les grilles, est par définition contraire à toute dynamique d’invention, qu’elle interdit tout progrès dans la recherche. Les nouvelles  normes du marketing appliquées à la recherche universitaire et aux institutions d’enseignement s’avèrent toujours moins adaptées à ce dont il est question.


L’ouvrage s’achève sur trois articles qui offrent des perspectives alternatives dans l’usage même que l’on peut faire des grilles. Les grilles d’évaluation à l’hôpital, comme le suggère Catherine Caleca, peuvent faire l’objet d’un usage intéressant. Elle prend l’exemple des bonnes pratiques de la contention en psychiatrie. L’élaboration d’une grille qui évalue ces pratiques s’est avérée intéressante, négativement pour ainsi dire, puisque par sa lourdeur, elle a conduit les praticiens à une débanalisation du geste : cela a permis de faire baisser cette pratique en contraignant pour ainsi dire à réfléchir davantage avant de la mettre en oeuvre. La contention, qui n’a rien d’anodin pour le patient, s’est donc, par la grille, dé-mécanisé. Christine Nicoulaud, éducatrice spécialisée, montre pour sa part que si les grilles telles qu’elles existent ne permettent pas d’apprécier ce qui fait le cœur du travail social - tout entier fait de relations singulières inscrites dans une continuité temporelle avec les usagers - elles ne condamnent pas toute évaluation pour autant. Une analyse commune des pratiques reste nécessaire pour faire progresser le métier. Quant à l’article final de Daphné Marnat, qualitativiste, et de Barbara Cassin, il montre comment fonctionnent, sur les sites de rencontre, les méthodes d’évaluation de l’affinité entre les individus. Mais la rencontre amoureuse n’est sans doute pas condamnée par de tels sites ; et la grille, dans l’échec même de ses critères, préserve la singularité possible des échanges entre individus.