Genre !, dirigé par Arnaud Alessandrin et Brigitte Estève-Bellebeau, postface de Christine Detrez, éditions Des ailes sur un tracteur, 2014 Lu par Guy Renotte
Par Florence Benamou le 18 septembre 2015, 11:49 - Sociologie - Lien permanent
Genre ! L’essentiel pour comprendre, premier hors-série de la revue Miroirs/miroirs, dirigé par Arnaud Alessandrin et Brigitte Estève-Bellebeau, postface de Christine Detrez, éditions Des ailes sur un tracteur, 2014 Lu par Guy Renotte
Le hors-série de la revue Miroirs/miroirs se veut une première réponse pédagogique aux malentendus, nombreux ces derniers temps, sur les questions de genre. Il est également une incitation au dialogue interdisciplinaire et pluri-thématique afin d’élargir au maximum ce que l’on entend par « genre » et ainsi inclure dans ce concept des populations trop souvent oubliées. Dans cette perspective, l’organisation du livre en chapitres thématiques allant de la sociologie, à la philosophie, en passant par la psychanalyse, mais aussi la géographie et la littérature, vise à permettre à tout un chacun se posant des questions précises d’y trouver réponse sans pour autant devoir lire tout ce qui précède. Il s’agit donc d’une boîte à outils théoriques qui permet d’aborder simplement les interrogations relatives aux questions de « genre » à travers de courts articles, visant à expliquer le vocabulaire, à clarifier les concepts, et à présenter les principales figures des études de genre en France et aux Etats-Unis.
Genre ! publié par les éditions Des ailes sur un tracteur a indéniablement une vocation pédagogique. Le choix de Arnaud Alessandrin et Brigitte Estève-Bellebeau qui ont codirigé l’ouvrage, a été de réunir une trentaine d’auteurs et d’universitaires travaillant les questions de genre et rencontrées sur ce terrain. Ce choix de faire coopérer entre eux des professionnels de tous horizons, s’est élargi de la volonté de permettre d’initier un dialogue toujours plus large entre les disciplines. C’est pourquoi, des angles aussi divers que ceux de l’éducation, du cinéma ou de la ville ont trouvé place au sein de ce livre. Les chercheuses et les chercheurs ayant accepté de travailler ensemble ont, en fait, bien réussi à mettre en avant les recherches contemporaines sur le genre (la bibliographie en atteste). Dès l’introduction Alessandrin et Estève-Bellebeau se focalisent sur l’usage polémique du concept de genre et l’inanité de son emploi : « on ne peut nommer théorie du genre la multiplicité tant des pratiques théoriques que des études usant de ce concept, car ce serait vouloir réduire à une seule élaboration, une unique orientation intellectuelle un fourmillement culturel qui ne cesse d’engendrer de nouvelles questions », écrivent-ils d’entrée de jeu. De la sorte, les auteurs rappellent qu’il est conseillé de ne pas négliger le caractère transdisciplinaire du genre et par conséquent d’être très attentif à la souplesse du concept ainsi qu’à son extension sémantique inévitable (dans le cadre de la visibilité progressive des communautés qu’il permet de rendre intelligibles). Cette mesure de prudence rendrait ainsi nécessaire, selon eux, de travailler à pluraliser les approches de la question au lieu de trop réduire la focale sur une cible étroite.
La première partie de l’ouvrage propose des définitions, par ordre alphabétique, des concepts-clés du genre. On entre dans le domaine des définitions que l’on peut dire « conceptuelles » de cette notion. On sait qu’il existe de très nombreuses théories du genre, souvent situées dans une zone mal balisée qui s’étend entre recherche scientifique et engagement citoyen : théories différentialistes, universalistes, déconstructionnistes, marxistes, structuralistes symbolistes, radicales, queer, etc. Du concept goffmanien d’« arrangement des sexes », aux « technologies de genre » de Teresa de Lauretis, on s’aperçoit que tout chercheur commence par être placé devant une alternative fondamentale dès lors qu’il se lance dans cette chose apparemment si simple : circonscrire son objet d’investigation, autrement dit préciser à quoi s’applique la distinction entre deux adjectifs (masculin/ féminin), sur laquelle repose le concept de genre. A ce premier niveau, une question s’impose : « le genre : ça concerne qui ? ». Pour les uns, le genre doit être compris comme un attribut, une caractéristique ou encore une identité des personnes. Ce sont les personnes qui ont des attributs ou des caractères psychiques et mentaux, qui sont eux-mêmes masculins, féminins, mixtes, transgenres, cisgenres, etc. Cette conception qui oppose deux composantes identitaires des personnes (leur sexe et leur genre) est largement dominante aujourd’hui parmi les chercheurs dont l’horizon de pensée est le débat sociopolitique tel qu’il se déroule actuellement dans les sociétés occidentales européennes ou américaines. Pour les autres, le genre n’est pas un attribut identitaire des personnes mais une modalité des relations sociales. Ce qui a un genre, autrement dit, ce ne sont pas les personnes elles-mêmes, mais les actions et les relations que ces personnes mettent en œuvre. Cette conception s’est développée principalement grâce à la réflexion de certains anthropologues et ethnologues spécialistes des sociétés traditionnelles très différentes des nôtres, indiens Berdaches ou peuples amérindiens par exemple (on peut se référer ici aux analyses de Margaret Mead, Bernard Saladin d’Anglure ou encore Pierrette Désy).
La deuxième partie de l’ouvrage expose la biographie de celles et ceux qui ont pensé et théorisé le genre. Les dix fiches consacrées aux travaux de Beauvoir, Butler, Delphy, Dorlin, Héritier, Haraway, Scott et Wittig en ce qui concerne les femmes, et Bourdieu et Foucault en ce qui concerne les hommes, permettent de mieux comprendre la genèse et les usages des notions mobilisées dans la première partie. La réflexion sur le genre possède à cet égard un rôle critique : critique des normes hétérosexuelles, critique de la normalisation médicale des corps, critique des pathologies psychiques découlant de prétendues déviances sexuelles. La conséquence immédiate de ces efforts critiques est une représentation des corps-sujets comme corps de désirs sans limitation aux normes sexuelles en vigueur. Ainsi le genre rencontre l’entreprise de dénaturalisation du sexe formulée notamment par Simone de Beauvoir, qui dès 1949, explique dans Le Deuxième Sexe comment la civilisation et l’éducation agissent sur les enfants pour les orienter dans un rôle masculin ou féminin, alors que filles et garçons ne sont pas initialement distinguables. Rapidement, les travaux d’inspiration féministe remettent en cause la vision androcentrée du savoir académique, et à partir des années 90, l’apport de Judith Butler peut se penser comme un effort pour penser le genre comme ne découlant pas du sexe, mais comme une tentative pour penser l’idée que le sexe lui-même est construit, idée que l’on saisit d’autant mieux que l’on cerne davantage le rôle du langage dans la constitution de l’être de désir que nous sommes. Pour Butler, mais également Scott ou des chercheuses françaises comme Christine Delphy, le genre en tant que rapport de pouvoir met la réflexion théorique au service de l’émancipation des femmes en plaidant pour une lutte autonome de ces dernières, mais aussi pour une lutte radicale.
La troisième partie de l’ouvrage est composée de quatorze articles explicitant le lien entre le genre et un « thème ». Ces articles permettent d’initier un dialogue entre des disciplines aussi différentes que le cinéma, l’éducation, la ville, la mythologie, le sport ou la religion. Cette analyse du genre sous l’angle thématique permet de comprendre que le genre a deux grandes fonctions dans le monde contemporain. Tout d’abord, il veut indiquer que la question des sexes n’est pas réductible à la question des femmes, et ceci même s’il est logique que l’on ait commencé par identifier la situation et les droits des femmes comme « le » problème. L’ambiguïté du terme « homme » en français témoigne de cette hiérarchie des sexes que la notion de genre vise à déconstruire en interrogeant la supposée neutralité masculine, et en considérant non plus la situation des seules femmes, mais aussi celle des hommes et la distinction masculin/féminin elle-même. Ainsi, C. Leguil dans son article « Genre et Femmes » affirme qu’ « avec la psychanalyse, « femme » devient un signifiant par-delà le genre, c’est-à-dire à rebours même du stéréotype ». Ensuite, le mot « genre » veut signifier que cette distinction masculin/féminin est bel et bien une distinction sociale, irréductible à une simple différence que l’on pourrait constater entre les traits respectifs de chaque sexe, ancrés dans l’universalité de la nature humaine. A cet égard, C. Guérandel dans son article « Genre et Sport(s) » écrit : « Construit par et pour les hommes dans une période où s’abaisse le degré d’agressivité tolérée et où s’élèvent des revendications féministes, le sport constitue un lieu d’expression d’une forme de violence euphémisée et codifiée, dont les femmes sont exclues ».
La quatrième et dernière partie de l’ouvrage est similaire à la troisième, qu’elle prolonge et enrichit, en intégrant à la réflexion des sciences sociales (« Le Genre en communication » ou « Le Genre en géographie) les acquis essentiels de la philosophie contemporaine de l’action et du langage ( « Le Genre en linguistique » ou « Le Genre en éducation ») et en montrant que le succès du mot « genre » tient à ce qu’il a été perçu comme l’expression la plus adéquate d’une mutation des représentations et des normes collectives, indissociable de la promotion de la valeur d’égalité de sexe comme valeur cardinale de nos sociétés (« Le Genre en Droit »).
Dans sa conclusion, Christine Detrez écrit justement que « c’est toute la difficulté, mais aussi tout l’enjeu, des études de genre de garder le cap entre recherche et vulgarisation, entre vigilance et espoir, entre études et engagement, théories et terrains, performativité individuelle et action collective ». Réfléchir à la question du genre aujourd’hui, comme le rappelle justement Irène Théry, engage en réalité l’idée que l’on se fait non seulement des sexes ou de la distinction masculin/féminin, mais bien de la personne en particulier et du lien social en général.
L’année 2014, suite à l’acceptation du « mariage pour tous », a été marquée par la déferlante des propos réducteurs des « anti-genre », dénonçant une prétendue « théorie du genre ». La portée de ces propos a été telle, et ce dans tous les champs, que la formulation de réponses argumentées et rigoureuses s’est révélée urgente. De ce point de vue, le livre codirigé par Arnaud Alessandrin et Brigitte Estève-Bellebeau est certainement l’une des meilleures réponses que l’on puisse apporter à ces nombreuses polémiques. Il semble utile aussi de rendre hommage à l’initiative de Jérémy Patinier, créateur et directeur de publication des éditions « Des ailes sur un tracteur » qui a voulu rendre possible l’accès à la culture LGBT à toutes et à tous, dans un ouvrage pratique au coût peu élevé.
Cependant, si cet ambitieux projet est louable, les problématiques abordées dans Genre !, format oblige, restent souvent trop allusives ou programmatiques. Il faudrait diversifier la liste des auteurs étudiés et proposer peut-être de plus jeunes profils. L’ouvrage a ainsi vocation à évoluer, puisqu’il serait souhaitable dans les rééditions à venir de proposer une version augmentée dans laquelle d’autres auteurs soient susceptibles d’apporter leurs savoirs et d’actualiser la liste des grands noms du genre. Si l’on peut admirer la concision mais aussi la précision de certaines communications, force est de constater que certains articles semblent difficiles d’accès aux non-initiés et n’ont pas la transparence souhaitée.
L’intérêt de l’ouvrage, au-delà de son ambition militante et citoyenne, est bien de réaffirmer qu’il n’y a pas une « théorie du genre », mais plutôt des théories sur le genre. Une théorie, ce n’est pas une idéologie, contrairement à ce qu’essaient de faire croire les « anti-gender », qui se placent du côté du bon sens et du réel. On ne peut qu’encourager celles et ceux qui sont à l’initiative de Genre ! à continuer de lutter, grâce à une pratique de libération par la pensée et les discours, contre la violence normative de nos sociétés. Car le genre, lui, est bien réel !
Guy Renotte