Lucien Jerphagnon, Portraits de l'antiquité, Platon, Plotin, Saint Augustin et les autres , Champs-Flammarion, lu par Alexandra Barral

Lucien Jerphagnon, Portraits de l'antiquité, Platon, Plotin, Saint Augustin et les autres..., Champs-Flammarion, 2015

Cette œuvre  a été publiée à titre posthume, puisque l'auteur est décédé en 2011 à l'âge de quatre-vingt-dix ans. Elle a été éditée une première fois sous le titre « A l’école des anciens ». Christiane Rancé, journaliste et essayiste en assure la préface. Il s'agit plus précisément d'analyses érudites, écrites entre 1978 et 2005, et rassemblées en cinq parties. Le nouveau titre s’apparente à un clin d’œil à Vincent, François, Paul et les autres, de Claude Sautet, certainement pour donner l’idée que Lucien Jerphagnon voit dans ces noms des compagnons ou des amis qu’il suit depuis ses premières années de philosophie.

Le livre se divise en cinq parties : Les « maîtres », à savoir les présocratiques, jusqu’à Platon inclus, puis « les héritiers » de ces maîtres. Le chapitre trois est consacré à Plotin, le quatrième à Saint Augustin. Le cinquième est un peu particulier puisqu’il consiste en un recueil de lettres adressées à un « ami historien », essentiellement sur Saint Augustin.

L’ouvrage s’ouvre de manière chronologique par la philosophie de deux présocratiques : Héraclite et Empédocle. Jerphagnon n’étudie pas le contenu doctrinal des auteurs, mais se situe plus à la périphérie, sur le personnage et sa postérité. Pour Héraclite, il s’intéresse essentiellement à son qualificatif d « Héraclite l’obscur », et en cherche les raisons.

Pour Empédocle , Jerphagnon reprend la légende de sa mort et note son apport dans la cosmologie de l’époque et la fécondité de son couple Haine et Amour, dans la psychanalyse notamment. Puisque cet ouvrage est un recueil de textes épars.

Socrate est présenté en cinq pages, en deçà des clichés, en posant plutôt des interrogations. Qui est Socrate ? Nous en connaissons au moins trois : celui vu par Xénophon, celui vu par Aristophane et celui vu par Platon. Ce dont nous sommes certains reste sa filiation, accoucheur d’esprit, le fait d’être une contradiction vivante : laid de corps et beau d’âme, bon buveur mais jamais ivre, beau parleur mais qui affirme ne rien savoir. Sa mort inique le fait devenir l’image du philosophe par excellence.

            A Socrate succède une présentation du platonisme. En réalité, il s’agit d’un chapitre sur Platon. Jerphagnon insiste sur la difficulté du philosophe, ses contradictions parfois dues à l’étendue de son œuvre qui s’étale sur une période longue. Il rappelle le moment central dans sa vie : sa rencontre avec Socrate et la mort injuste de ce denier, puis l’engagement philosophie et politique à sa suite. Comment inventer une cité où l’on ne mette pas à mort le plus juste des hommes ? Il faut redonner le pouvoir au logos, c'est-à-dire à l’essence des mots, pour ne pas se laisser abuser par les rhéteurs. Mettant de côté l’image du philosophe séparant le sensible concret de l’intelligible abstrait , il rappelle que le mot Idea veut dire « forme visible ». Le monde intelligible est donc bien concret comme le triangle est visible. La philosophie est comparée à la géométrie et l’Académie est bien le lieu des géomètres ou nul n’entre sans cette condition. Si l’essence doit être définie comme ce par quoi il est possible de comprendre le réel, il n’en demeure pas moins que la difficulté du platonisme consiste dans ce lien entre les Idées et la réalité, dans ce rapport entre la sphère d’une part et la bille ou la boule réelle d’autre part. Nous portons en nous ces formes et ces connaissances éternelles, comme nous le rappelle le mythe de l’attelage ailé dans le Phèdre. La volonté de connaître les essences va de pair avec la vertu. L’organisation politique idéale est celle qui suit la structure de l’âme humaine avec, à sa tête, le philosophe, désintéressé par le pouvoir. «  Si riche est si original est le message platonicien qu’il devrait rayonner à travers les âges » (p.49).

Pour Epicure, les quelques généralités connues de sa vie laissent place à une étude des trois disciplines : la canonique, la physique et l’éthique. Pour Epicure, l’univers est composé d’atomes qui s’agrègent et se désagrègent dans le vide pour former les choses de cet univers. Tout est mortel, notre âme comme notre corps, ce qui fait que nous n’avons pas de raison de redouter la mort, ni les Dieux qui ne s’occupent pas de nous. L’éthique nous dit comment être heureux, en se contentant des « désirs naturels nécessaires ». L’épicurisme est une école. Un des disciples célèbres d’Epicure est Lucrèce, auteur plus austère du poème De natura rerum . L’épicurisme retrouve un attrait à la Renaissance.

Dans le chapitre le stoïcisme, Jerphanon rappelle l’origine du mot .

Stoa qui signifie portique. Si le stoïcisme, à ses débuts, a des préoccupations physiques et cosmologiques, il tendra à devenir de façon privilégiée une philosophie morale. La cosmologie est pensée comme une ordonnance universelle, appelée logos, qui travaille et transforme perpétuellement la matière. «  Tout est corps, tout fait corps » (p. 63). La logique est également déduite de la physique. Elle n’est pas structure de la pensée, elle est connaissance. La morale a pour but de comprendre le logos universel. Suivre la nature signifie la comprendre. Lutter contre les passions, c’est assurer sa nature rationnelle. Il ne s’agit pas d’une passivité fataliste. Le stoïcisme va inspirer les pères de l’Eglise et se retrouver chez Descartes ou Blaise Pascal.

Le néoplatonisme est un retour à Platon que Jerphagnon étudie à travers Plotin, Porphyre et quelques autres. Il rappelle de Plotin les hypostases : Ame du monde, Intelligence, Un. Au plus bas, privé d’être est la matière, l’homme doit se dégager du matériel pour se porter vers l’un. Pour Porphyre et Jambique, la philosophie permet à l’homme de s’élever vers le Dieu, au-dessus des Dieux. Jerphagnon insiste sur l’aspect mystique des néoplatoniciens, mysticisme que l’on retrouvera chez Saint Augustin ou Erigène.

            Dans le livre « les disciples », il n’est en fait pas question de disciples dans ce livre court de deux chapitres. On ne saurait le rattacher à rien de ce qui précède. Sur le Parménide de Platon, ou plus exactement sur un fragment de la littérature non philosophique évoquant le Parménide. Jerphagnon livre ses recherches sur quelques fragments : une phrase de moquerie de Théopompe sur Platon. « Un n’est même pas un, et deux sont à peine un, comme dit Platon » (p. 80), dont Jerphagnon montre que les réflexions sur Platon sont devenues des controverses « grand public » d’Athènes et qu’au IIIe siècle « on se paie sa tête » ( p.84). Un autre fragment du Méropide d’Alexis puis de Macrobe est analysé par Jerphagnon où certaines allusions au Parménide de Platon sont présentes.

Au second chapitre du livre II, intitulé Le philosophe est son image dans l’empire romain, aucun lien avec ce qui précède ni ce qui suit. Jerphagnon y livre une recherche sur l’image et la place des philosophes sous les Césars. Il note la place abondante de ceux, que ce soit auprès des plus grands, mais également dans la rue, rendant éclectique ce que l’on nomme philosophe, du plus sérieux au plus « sordide » (p. 92). Les philosophes officiels gagnent très bien leur vie et pouvaient espérer des places avantageuses auprès des puissants. Les autres végètent et guettent l’aumône. Les philosophes font discuter plus qu’on ne discute de philosophie. Les philosophes ne servent décidément à pas grand-chose et sont même parfois nuisibles quand ils se comportent en charlatans. Leurs mœurs sont jugées très négativement, en contradiction permanente avec ce qu’ils prêchent. Jerphagnon s’appuie essentiellement sur Lucien, Les fugitifs, pour dresser un portrait des philosophiques manipulateurs, hypocrites, fourbes, voleurs. L’image des philosophes sous les César est constante et déplorable hormis par-ci par là les quelques philosophes restés célèbres, comme Sénèque, Marc-Aurèle et quelques mal-connus.

Le livre III s’ouvre par une brève biographie de Plotin. Jerphagnon rappelle son époque et sa recherche intense d’un maître qu’il trouva dans la personne de Ammonios Sakkas. Plotin est un philosophe mystique, un «intellectualiste mystique» ( p. 120) , dont il rappelle les très grands traits et qui inspira si fortement Saint Augustin.

             Dans un chapitre intitulé « l’absolu simplicité », Jerphagnon tente une généalogie des concepts de Plotin, l’Un, l’Intelligence et l’Ame du Monde, inspirés par les stoïciens avec « l’âme du monde », mais aussi par Aristote et l’acte pur. Platon constitue évidement une source essentielle et Jerphagnon liste les textes clefs, notamment l’allégorie de la ligne dans la République, et le Parménide.

Un chapitre plus long s’ouvre, intitulé « Platonopolis ». Jerphagnon veut revenir sur la tentative de Plotin de relever de ses ruines une ville détruite et de bâtir de toute pièce la cité idéale de Platon décrite dans la République. Jerphagnon cherche le sens de ce projet au delà de l’anecdote. Utopie ou projet sérieux ?

Dans le chapitre Narcisse, Jerphagnon tente de saisir le sens antique de ce mythe en enlevant les sédiments constitués par les siècles et parachevés par la psychanalyse. Dans une époque où ce qui importe, c’est le groupe social,  que peut vouloir dire ce mythe et pourquoi peu de philosophes dont Plotin y font allusion ? Après avoir l’avoir résumé tel qu’il se trouve dans les Métamorphoses d’Ovide, il avance son idée : le mythe de Narcisse, une banale histoire d’hubris, comme tant d’autres  qui est fort peu commentée par les philosophes. Platon n’en fait pas mention, Plotin à peine. La raison invoquée par Jerphagnon ? Plotin est “l’anti-Narcisse”, celui qui avait “honte d’être dans un corps ”, (p. 170). Sans surprise, alors qu’il n’évoque pas cet adolescence victime de son image et du reflet de cette image.

Pourquoi Porphyre insiste à plusieurs reprises sur la douceur de Plotin ? C’est ce qui ne saute pas aux yeux de Jerphagnon, qui entreprend, dans « doux Plotin », d’analyser le bien fondé de cette expression.  Les exemples que Plotin utilise sont souvent violents, les sentiments développés  le sont également, ainsi que les comportements virils qui sont plébiscités. Jerphagnon liste une quarantaine de références à ce propos et de métaphores belliqueuses. Ainsi, reste mystérieuse la prétendue douceur de Plotin qu’aucun de ses écrits n’atteste.

La cinquième partie du livre est consacré à Saint Augustin. Après avoir montré la variabilité du contenu des concepts dans l’histoire de la pensée, Jerphagnon tente de cerner chez Saint Augustin, comment cohabitent le mysticisme et la rationalité. Pour cela, il rappelle sa jeunesse. Étudiant brillant et ambitieux, il n’est pas devenu chrétien, puisqu’il l’était par sa mère. Noceur et fêtard, certes, mais à 17 ans, il est en ménage et père l’année suivante. La lecture d’un livre aujourd’hui perdu de Cicéron décide de sa conversion à la philosophie, puis les Manichéens l’aident dans sa formation intellectuelle. Mais après une dizaine d’années, il se met à diverger de leurs positions. Puis il rencontre dans ses lectures Plotin et Porphyre pendant qu’il continue son ascension politique. Il y trouve une nouvelle image de Dieu, « spirituelle et vraiment transcendante » ( p.210). Puis, c’est sa conversion bien connu qui est décrite, le tolle, lege qu’il entend et qui lui fait ouvrir sa Bible sur une épitre de saint Paul qui lui exhorte de se revêtir du Seigneur et d’abandonner son ancienne vie. Jerphagnon entend montrer à travers la vie de Saint Augustin que les liens entre la rationalité, la spiritualité et le mysticisme sont complexes, s’imbriquent et ne s’excluent pas l’un l’autre si facilement.

Dans la confession laudi d’Augustin, Jerphagnon cherche à éclaircir l’idée commune selon laquelle Saint Augustin serait le père de l’autobiographie. Peu de philosophes avant lui parlent d’eux dans leur texte, cela ne les intéressent pas. Quand Socrate dit « connais-toi toi-même », il veut juste dire : sache que tu n’es pas un Dieu. Saint Augustin innove, donc, invente ce qui ne se faisait pas du tout et qui pouvait apparaître comme une sorte d’orgueil, une sorte d’hubris. La question que pose Jerphagnon est pourquoi ? Quelle est la raison du levé d’un tabou ? Pour Jerphagnon, la réponse est la suivante : Saint Augustin s’est saisi en tant qu’existant, tandis qu’auparavant, il ne faisait que se chercher. Si le livre de Saint Augustin s’écrit Confessions, au pluriel, c’est que le mot confession a trois sens. D’abord, la confesio fidei, c'est-à-dire la profession de foi ; la confessio vitae , celle de l’homme qui s’accepte pécheur, et la confessio  laudi, c'est-à-dire le chant de louanges à Dieu. C’est une lettre ouverte à Dieu pour toucher tous les hommes.

Le dernier livre s’intitule « Lettres à un ami historien ». Il est la collection d’un ensemble de lettres envoyées par Lucien Jerphagnon entre 1997 et 2011, année de sa mort , lettres qui ont presque toutes un rapport avec Saint Augustin. On se sait pas à qui il écrit, on ne sait pas non plus dans quel but sont collectées ces lettres et ajoutées à cet ouvrage, si ce n’est  qu’il y parle de Saint Augustin et de son rapport avec cet auteur, de sa passion  pour celui qu’il nomme Augustin, comme un ami dont « on ne se passe, ni ne se lasse » (p. 239). Il en dresse un portrait humain, de très mauvais élève qui finit brillamment. Il raconte sa véritable rencontre en 1945 par la lecture de cet auteur, la proximité qu’il ressent avec lui par les lectures communes et appréciées (Porphyre et Plotin). A propos de Porphyre dont Jerphagnon dit qu’Augustin « l’engueule » (p. 245) d’avoir tout compris et de n’être pas devenu chrétien. Puis vient une lettre à propos de Heidegger, une quatrième sur Hannah Arendt et la lecture du Concept d’amour chez Saint Augustin. Le style de ses lettres est vif parfois familier où il use de grossièreté à l’égard des journalistes qui l’interroge pour un article, et ceci en 2011.

Cet ouvrage intéressera les amoureux de Lucien Jerphagnon. Certains livres semblent être des articles de vulgarisation, tandis que d’autres sont véritablement des réflexions de chercheur et d’érudit.  

 

                                   Alexandra Barral