Pierre Charron, De la Sagesse, Slatkine Reprints 2013. Lu par Maryse Emel

Pierre Charron, De la Sagesse, Slatkine Reprints 2013. 

Rééditer De la Sagesse de Pierre Charron dans son édition de 1824, c’est sauver de l’oubli une pensée difficilement classable à qui, d’ailleurs, Émile Bréhier n’accorde que quelques lignes dans le portrait consacré à Montaigne, le réduisant à un moraliste humaniste, un mélange de Montaigne et d'Épictète.


« Je ne forme pas ici un homme pour le cloître [1]»

Héritier des biens de Montaigne, Montaigne ayant déshérité sa propre fille par dépit de ne pas avoir d’héritier mâle, on n’a vu longtemps en lui que l’ombre de ce dernier, ou celui qui lui faisait dire ce qu’il ne voulait pas dire[3]. Il suffit pour se convaincre du contraire de lire les trois livres de La Sagesse. Déjà en 1824, l’auteur des commentaires des trois volumes sur La Sagesse, Amaury Duval, s’élevait contre cette lecture réductrice de Charron. De même pour les emprunts à Épictète ou Sénèque. Si pour Charron l’homme appartient à la nature, cela ne signifie pas une reprise du stoïcisme. S’il y a nécessité comme dans le stoïcisme, il y a aussi place pour la contingence et donc pour l’initiative humaine dans un monde qui n’est pas entièrement soumis au déterminisme des lois de la nature ou de Dieu. Cela pose au moins la question de savoir à quelle tradition se rattache ce texte ou s’il est novateur. C’est ce que nous allons entreprendre dans cette lecture. Autre question qui se greffe à la première : Pierre Charron est-il philosophe, ou appartient-il à la littérature comme semble le manifester la difficulté des libraires qui classent en littérature le peu de commentateurs à son sujet ?

D’autant plus que, à le lire de près, et c’est la deuxième raison de l’utilité de cette réédition, on y retrouve les sources d’inspiration de beaucoup de philosophes. Citons Les Règles pour la direction de l’esprit de Descartes (ainsi peut-on y lire par exemple,  presque mot à mot la Règle 3), ou encore la Dédicace à la République de Genève de Rousseau dans le Discours sur l’Origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Même ironie, même incompréhension de la part de certains lecteurs qui ne comprirent pas le sens de l’éloge de la sagesse du « duc d’Espernon » dans l’épître dédicatoire, comme on ne comprit pas l’éloge que fit Rousseau de la République de Genève qui était dans les faits une oligarchie. Or, dans la Préface, Charron précise qu’il y a trois types de sagesse. C’est à la première qu’il pense lorsqu’il fait l’éloge du duc. Ce duc dont le vrai nom était La Valette, connu pour sa cruauté et son orgueil, était loin de pouvoir prétendre au titre de sage, au sens commun du terme. Mais si on lit la définition de la sagesse selon Charron, dans la Préface aux Trois livres,  on découvre qu’il y a trois types de sagesse. La première est mondaine. C’est celle qu’il attribue au duc. Sagesse du vulgaire, ce n’est rien d’autre que ce qui correspond à la chair dans la tripartition que fait Charron de la composition de l’homme au Livre I. Or la chair, c’est la matière, le mal.  L’éloge de la sagesse du duc d’Épernon est ironique, au sens socratique. La seconde sagesse est, tout comme l’âme a une partie matérielle (sensitive) et une partie intellectuelle, une sagesse humaine, un mélange de contingence et de nécessité associées à une volonté libre et à la raison. C’est la sagesse de la prudence dont traitera le livre III. Enfin il y a la sagesse divine dont ne traitera pas cet ouvrage ; mais il en sera  question dans Les Trois vérités.

Censuré lors de sa première édition en  1601, car on lui reprochait un discours contraire à la religion, il produira une seconde édition qui ne sera publiée qu’en 1604, corrigée et complétée, mais se soumettant peu aux impératifs de la censure. En 1824 sont publiées les deux éditions, accompagnées de notes et commentaires d’Amaury Duval aux éditions Rapilly. Ce  dernier déplore l’oubli dans lequel est tombé Charron aux XVIIIe et XIXe siècles. À ce jour, il ne semble intéresser que peu de philosophes, les sujets de thèse étant à son propos quasi inexistants. L’édition de 1601 avait donné lieu à une publication au Corpus par Barbara de Négroni en 1986. L’éditeur suisse nous donne désormais accès aux deux éditions en rééditant la publication de 1824.

Situation paradoxale que celle de Pierre Charron : censuré par l’Église, cet homme d’Église qui signe « Parisien et Chantre », se voit refusé le titre de philosophe par les philosophes qui le renvoient à la théologie. Sa seconde édition ne renonce pas ; et c’est avec virulence qu’il poursuit sa dénonciation d’une religion superstitieuse, exposant une humaine sagesse, indifférente à la grâce divine, comme c’était alors la règle en théologie. Si sagesse il y a, elle ne peut être que l’action rationnelle de l’homme. Il n’y a place pour aucun interventionnisme divin. Dans la Préface de 1601, on peut lire : « puis que j’en suis [philosophe] et en fais profession[4] ».

Dans une des rares lettres qui nous soient parvenues[5], il écrit : « Je me suis mis depuis peu de jours à travailler à mon livre, que je compose avec plaisir. Je me persuade qu’il plaira à certain humeur de gens. Il s’appellera La Sagesse ». Ses propos sont clairs : il sait qu’il ne plaira pas à tout le monde ; le ton de son texte le montre en renouant avec la disputatio scolastique dans ses préfaces, et en refusant, en même temps, de s’inscrire dans la démarche traditionnelle de la scolastique.

À le lire de près, on découvre un ton énergique et direct, soucieux du détail, comme lorsqu’il décrit les organes à l’intérieur de ce « fumier » qu’est le corps, ou lorsqu’il décrit « la sagesse » populaire. Un ton imagé et parfois rude qu’il se proposera d’ « adoucir » dans la seconde édition - seconde édition dont il ne verra pas le jour, puisqu’il meurt en 1603. C’est son ami, de la Rochemaillet, qui se chargera de veiller à l’édition de l’ouvrage.

Trois livres constituent l’ouvrage De la Sagesse. Ils sont introduits par deux Préfaces (1601 et 1604), l’Épître dédicatoire et ironique au duc d’Épernon. Cet Épître permet de souligner la nature et la responsabilité humaine du mal.

Le Livre I a pour titre « Qui est la connaissance de soi et de l’humaine nature ». Le premier chapitre est une préface, « Exhortation à s’étudier et se connaître ». Le terme d’ « exhortation » renvoie manifestement aux règles de la rhétorique. Quant au « connais-toi toi-même », c’est de Montaigne qu'il s’agit, mais un Montaigne repensé. Cette connaissance de soi est d’abord d’ordre biologique, une fois posée la composition tripartite de l’homme : âme, esprit et chair. La science est ainsi au fondement de l’anthropologie de Charron. Référence implicite à Aristote qui lui aussi privilégie l’approche « biologique » des animaux dont l’homme, dans une perspective finaliste qui n’est toutefois pas celle de Charron ici. La chair, « la matière et le mal » est en conflit avec l’âme, perpétuellement « balancée entre le bien et le mal », du fait de ses deux parties : la haute et pure qui est divine et intellectuelle, et la basse, « sensitive et bestiale » qui tient du corps (la forme) et la matière. Seul l’esprit est « Roi en cette République ». Jusqu’au chapitre 14, l’auteur présente biologiquement la chair (dont les « parties sont rondes ou orbiculaires ») et de l’âme végétative et sensitive, chapitres inaugurés par une explication de la génération, puis des organes internes du corps, suivis des organes externes. Il y a, contre Aristote, refus de ramener la nature à une explication finaliste. Les yeux sont « des sentinelles », les oreilles « portières de l’esprit ». Mais si nous étions aveugles nous nous servirions d’un autre sens. Relativisme des sensations dû au contexte qui les entoure, mystère animal qui laisse à penser que l’homme ne dispose pas de tous les sens,  il y a dans ces chapitres sur la sensation l’idée d’un inachèvement de l’homme, qui fait ce qu’il peut avec les sens dont il dispose. Ce qui expliquera aussi sa « misère ».

Le chapitre 14 aborde l’âme intellectuelle « vraiment humaine », avec sa mémoire et sa raison ; et du chapitre 15 au chapitre 18, il est question de l’esprit humain, auquel raison, invention, vérité, imagination et opinion sont rattachés. Entre le chapitre 19 et 20 est glissé un « Avertissement » ; puis, est présentée dans les chapitres suivants chaque passion propre à l’homme - le chapitre 36 s’achevant sur « la brièveté de la vie ».

Au chapitre 37, une Préface continue « la générale peinture de l’homme » qui conclut sur un portrait de sa « misère » (ch. 41), de « la différence et inégalité des hommes » (ch. 43). À partir de là, s’ensuit jusqu’au chapitre 64 (le dernier de ce premier Livre) une présentation des diverses figures des différences et inégalités. À noter la Préface du chapitre 59 : « faveurs et défaveurs de la nature et de la fortune ». C’est non seulement la responsabilité humaine qui est cause du mal, mais, et Charron tient à ne pas le négliger, la contingence et les lois de la chair et de l’âme qui nous y déterminent aussi. Cette discussion autour de la contingence est une fois encore retour à Aristote.

Ainsi ce premier livre tient Dieu à l’écart des affaires humaines. Le long développement sur la « reproduction » insiste en fait sur l’absence de tout créationnisme divin. L’homme est le fruit de la matière. Le mal appartient lui aussi à la matière. Nulle trace de péché originel. Le hasard aussi est cause de cette « misère » humaine. Ce n’est pas en théologien que Charron aborde la question du mal, et encore moins celle de la sagesse dont vont traiter les deux livres suivants. Or, Alain de Libéra, dans Penser le Moyen Âge[6],  explique à propos de la sagesse qu’elle ne saurait être autre qu’un don de Dieu selon la pensée théologique. Si la sagesse appartient à la grâce divine, nul besoin de fournir des efforts. Ce n’est pas à renoncer qu’invite Charron, même s’il y a de la nécessité inscrite dans la matière. Il faut faire usage de sa libre volonté. Ainsi se renforce la différence avec le discours de la théologie.

Revenons sur ce rapport  philosophie/théologie. Pour bien comprendre où va Charron, il faudrait prendre le temps de lire les trois autres livres qui sont comme l’envers, ou l’endroit, des trois livres de La Sagesse. Il s’agit des Trois Vérités. De même qu’il y a la sagesse mondaine, la sagesse humaine et la sagesse divine (dernière sagesse dont les trois livres ne parlent pas), il y a trois vérités, la vérité théologique, la vérité philosophique et la vérité de l’opinion.  La philosophie se donne à comprendre comme le discours de l’entre-deux : entre Dieu et l’opinion. Mais, de même que la sagesse divine ne communique pas avec la sagesse humaine, faut-il en conclure qu’il n’y a pas de passage entre l’expérience de la foi et celle de la raison ? En 1601, a-t-on oublié les travaux de conciliation d’Averroès et saint Thomas d’Aquin à propos du rapport philosophie/théologie ?

C’est une nouvelle conception du rapport de la théologie à la philosophie que propose ce texte. Du moins est-ce l’hypothèse que nous suggérons. Les images et analogies relatives aux activités humaines sont nombreuses dans le texte, accentuant la place de l’homme dans l’exercice de la sagesse et l’absence de Dieu. Mais elles ont peut-être une autre dimension, comme le souligne la Préface de 1601. L’image est propre au discours philosophique, écrivait Charron. La philosophie tient un langage poétique, plus agréable que le discours du théologien.[7] Ce dernier est au contraire « taciturne ». Ainsi par un usage fréquent des images et analogies, l’auteur ne cherche pas seulement à être d’une crudité souvent directe, mais à forcer le langage à se faire philosophique, à rénover le discours de la scolastique. Cela explique la différence de ton entre les Préfaces fort nombreuses dans le premier livre et les chapitres. Structure que l’on retrouve dans les trois Livres. Les chapitres des trois Livres pourraient alors avoir pour fonction l’expositio scolastique, et les Préfaces la disputatio, dans une sorte de retour rectifié à la rhétorique d’Aristote et aux Sentences de Pierre Lombard, fondateur de la scolastique. Aristote ne cesse d’être présent dans les trois Livres, le dernier lui étant presque entièrement consacré implicitement à des fins polémiques, dans la mise en valeur des travaux des néo-stoïciens, tels que Juste Lipse ou encore Guillaume du Vair. Pourquoi ces références ? Parce que la troisième partie reprend leur projet de continuation de la religion stoïcienne par le christianisme[8]. Quant à Pierre Lombard, les Sentences morales du second Livre semblent y renvoyer. Si référence à Montaigne il y a, ce ne serait pas alors dans un souci d’imitation mais peut-être de fondation scolastique de son discours. Le projet de Charron serait alors de construire une « scolastique humaniste », libérée d’Aristote.

 

Le second Livre contient « les instructions et règles générales de sagesse ». « Celuy est donc sage lequel se maintenant vrayement libre, franc et noble[9] ». Douze chapitres présentent ces règles renvoyant bien souvent à Montaigne ou encore Sénèque (De la brièveté de la vie). Là n’est pas l’essentiel de l'ouvrage. Comme le répète Charron, tout a déjà été dit dans le premier Livre, et il ne fait qu’en tirer les conséquences.

C’est le Troisième Livre qui va donner à comprendre où veut en venir Charron. Il y traite des quatre vertus que sont la prudence, la justice, la force et la tempérance, mais dans une autre perspective que les Politiques ou l’Éthique à Nicomaque. Il est clair que cette lecture ne peut souligner cette piste qu’à titre programmatique.

 

Un premier Livre qui se présente comme une « exhortation » à se connaître soi-même, et qui rattache Charron à l’humanisme de Montaigne, mais un humanisme qui se fonde sur la biologie, délivrée de toute finalité aristotélicienne. Un second livre qui reprend Les Sentences de Pierre Lombard pour s’inscrire dans la filiation de la scolastique dont il va repenser là encore la fondation aristotélicienne ; puis un troisième Livre, libérant la morale de tout lien avec Aristote.  Pour un humanisme scolastique néo-stoïcien… Ainsi se comprend peut-être la relecture que Pierre Charron fait de Montaigne : ce sera mon hypothèse de lecture. Pierre Charron pose le projet anti-aristotélicien, de construire une philosophie réconciliée à la théologie, d’une nouvelle scolastique,  d’une nouvelle éthique… Poursuite des travaux d’Averroès et de Thomas d’Aquin, mais sans transcendance divine et sans métaphysique, prolongement de Montaigne à qui il retire peut-être une part de scepticisme. On ne peut dès lors nier la dimension philosophique de ces trois livres De la Sagesse de Pierre Charron et sa disputatio à propos des fondements aristotéliciens de la scolastique. On comprend la colère des Pères de l’Église. En 1606 naissait Corneille...

Maryse Emel


[1] Préface 1604, p.XXXIX

[2] Histoire de la Philosophie (pp 684-685, PUF Quadrige, 6e ed, 1991)

3 « Beaucoup, sinon même la plupart des passages les plus controversés de la Sagesse viennent pourtant directement de Montaigne, comme par exemple cette page fameuse où Charron affirme que les religions sont toutes « tenues par mains et moyens humains. Pourtant, lorsque Garasse l’accuse d’avoir 'dévalisé' Montaigne, il déplore que le disciple ait mis son maître « en mauvaise posture », lui faisant dire ce 'qu’il ne pensa jamais'. » Jean-Pierre Cavaillé (2006).

[4] P. LIII.

[5] Lettres inédites de Pierre Charron, publiées d’après la copie de Gabriel Naudé, par L. Auvray, extrait de la Revue d’Histoire littéraire de la France, n°8, juillet 1894. Pp 308-329. Texte accessible sur Gallica BNF. Adressées à Gabriel Michel de la Rochemaillet, elles  permettent de   suivre  l’évolution des réactions à la publication de La Sagesse.

[6] Penser le Moyen Âge,  Alain de Libéra, Point Seuil, 1991.

[7] De La Sagesse, Préface 1601, p. XL.

[8] On parlera d’automne de la Renaissance. L’expression est d’André Stegmann et Jean Lafond dans L’Automne de la Renaissance (Paris, Vrin, 1981).

[9] Deuxième Livre, Préface, p. 7.