Michael Sheringham Traversées du quotidien : Des surréalistes aux postmodernes, Puf, lignes d’art, 2013, lu par Valérie Badaracco
Par Florence Benamou le 02 mars 2015, 06:12 - Philosophie générale - Lien permanent
Michael Sheringham Traversées du quotidien : Des surréalistes aux postmodernes Puf lignes d’art 2013Lu par Valérie Badaracco
M.Sheringham se propose ici de tracer les linéaments de la pensée du quotidien depuis son émergence ( déjà à l’œuvre dans les réflexions baudelairiennnes sur la « modernité »)jusqu’à son inscription au cœur d’une multiplicité de discours, devenant quasiment le signe de notre temps.
Pour cela il détermine plusieurs niveaux d’approche : généalogique, épistémologique, et phénoménologique. Dès qu’on la réduit à un déjà-là qu’on pourrait décrire, la quotidienneté du vécu nous échappe et tout se passe comme s’il fallait inventer des façons de la dire, de la donner à voir ; bref d’apprendre à lui prêter inlassablement attention.
I) L’indétermination du quotidien ou « ce qu’il y a de plus difficile à découvrir » selon Blanchot
« Platitude » « anonymat » « routine » sont des caractéristiques qui manquent le quotidien en le figeant comme le manque également la tentation de le réduire à un ensemble de faits divers, d’en faire un spectacle ou de le confondre avec un mode d’être essentiellement consumériste. Le déterminer simplement comme le lieu d’une insatisfaction chronique dit en creux la prise de conscience qu’il n’est pas d’autre lieu où l’on puisse se réaliser, qu’il est la dimension incontournable de notre vécu, ce qui fait écho à la détermination du dasein comme temporellité chez Heidegger, en tant qu’il « vit au jour le jour »
Comment décrire l’expérience de la répétition, du rythme des choses sans les réduire à une description de faits et en faisant surgir la puissance de résistance du quotidien à tout ce qui est systématique, à tout emprisonnement conceptuel ? Comment ne pas l’enclore dans le champ du même et le laisser ouvert à la différence ? Le quotidien est fondamentalement « un champ d’action » Michel Certeau.
2) Le surréalisme et ses dissidents : le quotidien sacré et profane
Quand la description du quotidien est-elle simplement rhétorique et quand devient-elle véritablement phénoménologique ?
Pour les surréalistes saisir le quotidien suppose à la fois une attitude de « déconditionnement » et une attitude active de prospection, « une pure pratique d’existence » comme l’a écrit Blanchot à la mort d’André Breton, et passe précisément par une manière de passer outre les distinctions entre quotidien et non quotidien. Leur démarche reposant sur des techniques de « défamiliarisation » ne cesse de brouiller l’évidence du quotidien. Ainsi les photos ( celles de Boiffard, celles d’Atger) de lieux banals, reconnaissables interrogent les conditions de visibilité du quotidien
Michael Sheringham montre sans cesse que le réalisme fictionnel du roman n’est pas le plus apte à saisir le quotidien, qu’il fige en aspects et que l’écriture doit brouiller les genres, inventer des voies pour donner à voir »cette dimension de l’existence essentiellement fuyante et indéterminée »
III) Henri Lefebvre : aliénation et appropriation dans la vie quotidienne.
« le familier n’est pas pour cela connu » Hegel
H. Lefebvre va fournir les fondements d’une compréhension critique du quotidien susceptible de permettre sa revalorisation, d’en cerner « sa profondeur ambiguë ». Pour cela il ne faut pas simplement le considérer comme le lieu de l’aliénation, mais comme celui où se manifeste un pouvoir de résistance, d’appropriation, « un niveau de réalité »où se rencontrent toutes les activités, où l’ensemble des rapports humains forme une totalité, où se bousculent répétition et création. A ce titre depuis les surréalistes la ville ne va plus cesser d’être appréhendée comme l’espace propre à manifester le quotidien, espace que les usagers transforment et donc s’approprient en le pratiquant.
IV) Barthes et le quotidien : « ce qui tombe comme une feuille sur le tapis de la vie »
En cherchant à dévoiler la complexité des modes de signification, Barthes va être conduit à s’engager avec de plus en plus d’enthousiasme dans la pensée du quotidien. Ainsi le thème de la mode où se côtoient stéréotypes et création, répétition et invention est un lieu d’accès privilégié pour interroger ce qu’est le présent, pour révéler une « historicité » du quotidien qui fait preuve d’une résistance comparable à la fixité et à la routine. Comment dire le rien ? Ce rien qui pourrait être l’autre nom du quotidien, il faut le saisir car il est le lieu où s’éprouve la vie du sens, où la subjectivité s’enracine et se construit dans ses interactions avec les autres.
V) Michel de Certeau : la reconquête du quotidien
Quel est le sujet des pratiques quotidiennes ? De Certeau refuse de le considérer comme docile, prompt à être manipulé mais comme celui qui ouvre des espaces qu’une rationalité rigide n’a pu anticiper, qui par son style « invente » le quotidien. Il s’inscrit dans la ligne de ce que les grecs cernaient sous le terme de « métis » ( ruse) « kairos » ( occasion en tant qu’elle n’existe que dans la mesure où on la saisit)
Qu’y a-t-il de commun à la marche, la lecture, la parole ? Ces pratiques traversières ( le terme de pratiques remplace le mot culture) inventent un territoire, métamorphosent l’espace en le faisant sans cesse échapper aux représentations dominantes, tissent des relations entre des contextes hétérogènes, et témoignent de la capacité du sujet du quotidien à rendre le monde « habitable ». Au passage aucun des liens avec le temps n’est laissé indemne : ainsi la mémoire ne peut plus être envisagée comme un réceptacle ni un entrepôt mais gagne une dimension spécifique ( cette dimension sera développée dans le chapitre suivant consacré à Perec)
VI) Georges Perec : dévoiler l’infra-ordinaire
Avec l’analyse du travail multiforme de Perec la question : comment regarder le quotidien-qui est à la fois ce que nous sommes et ce qui nous échappe-va gagner véritablement en pertinence. En effet cet écrivain a constitué une sorte de phénoménologie rhétorique créditant la littérature de pouvoir inventer des formes de perceptions nouvelles Sans relâche, Perec a eu le souci d’inventer des modes de description du quotidien ( inventaires, jeux de langage…) qui tentent de donner à voir son « émergence » et qui vont élaborer de nouvelles catégories, battant en brèche le découpage entre subjectif et objectif, pour chercher du côté par exemple de l’alternance lassitude/ excitation, intérêt / indifférence, enthousiasme/ fatigue. Le lecteur de Perec fait l’expérience d’une sorte de déréalisation qui le met en état de voir, de faire l’expérience de ce qu’il est pour nous. En matière de saisie du quotidien il est impossible de séparer théorie et pratique ;
Avec Je me souviens le thème de la mémoire est convoqué pour devenir, par le biais des souvenirs qu’il faut aller chercher au delà de ceux qui sont simplement à notre disposition ( Perec parlera « d’un véritable et difficile accouchement mémoriel »), ce qui atteste de ce lien qui relie les êtres , les faits, les histoires, selon un mouvement toujours en devenir. Comme s’il fallait sauver de l’oubli ce qui n’a pas d’histoire et le sauver en évitant précisément d’en faire une histoire, un récit linéaire, ce qui serait une façon de le manquer.
VII) Après Perec : dissémination et diversification
Sheringham rappelle ensuite que la reconnaissance du quotidien s’est faite en réaction contre la main mise des structures et des systèmes sur le tout du réel et qu’il a coïncidé avec un retour de la subjectivité, mais une subjectivité non plus souveraine et tournée sur elle –même mais aux prises avec les autres et avec une réalité compliquée. Plusieurs auteurs sont convoqués : Marc Augé, François Maspéro, Jacques Reda mais c’est Annie Ernaux que nous retiendrons ici et son Journal du dehors qui tente de comprendre comment le « vrai » moi est transpersonnel, comment des dimensions de notre identité la plus intime s’avèrent liées à l’espace du quotidien-et donc du collectif- où elles se révèlent.
Elle se donne come une invitation à penser avec d’autres auteurs ou philosophes comme Jean-Luc Nancy qui, définissant le quotidien par son « inapparence » rappelle que le quotidien a ceci de précieux et de fascinant qu’il résiste au spectaculaire et à l’événementiel et ne peut être vu que ressaisi dans un ensemble plus vaste, intersubjectif. Si nous le saisissons dans sa factualité, il est alors possible d’assimiler existence et liberté.
Ce livre abonde en références et cette abondance – qui ne se déploie pas comme un catalogue mais plutôt comme une sorte de pérégrination-témoigne d’un souci constant de repérer des cohérences dans les différentes approches du quotidien. L’exigence d’une sorte de fidélité au quotidien-le donner à voir le mieux possible-est le fil directeur de cette enquête toujours soucieuse de ne pas le réduire à la routine sous laquelle trop souvent on le désigne, on l’appréhende et finalement on le manque.
C’est à la fois un livre-somme et un livre-phare. Somme parce qu’il trace la généalogie des discours sur le quotidien sur plus d’un siècle et phare parce qu’il montre cette quête comme inachevée, rétive à tout point final, le quotidien ne cessant de s’inventer au présent.
Valérie Badarraco